Comme ça s'écrit…


Le goût des livres

Posted in Admiration,Réflexitude par Laurent Gidon sur 22 octobre, 2012

Un temps, j’ai caressé l’idée de vous parler du monde et de son état. J’ai renoncé, non face à l’ampleur de la tâche, mais parce que le monde est parfait tel qu’il est. Il suffit de le lire (non, pas le journal, le vrai monde).
Ses maux nous disent avec limpidité ce dont nous sommes malades nous-mêmes, à titre collectif et très individuel.
Le monde se répète, dans la violence comme dans la beauté, pour nous montrer, encore et encore, que nous sommes merveilleux et que nous pourrions l’être encore plus.
Lorsque nous attendons un changement que le monde nous refuse obstinément, ailleurs comme ici (« le changement, c’est maintenant » quelle blague !), l’état inchangé du monde me réitère le seul conseil qui vaille : rien ne changera dehors tant que je n’aurai pas changé ce qui peut l’être en moi.
Ce qui coince, crie ou blesse est en moi avant de coincer à l’Élysée, crier dans les tournantes ou blesser en Syrie. Que je me soigne, et je soigne le monde.
C’est dur à admettre, je le sais bien, j’ai du mal à l’admettre moi-même. Et donc rien ne change. Pas la peine d’en parler, il faut le faire ou cesser de se plaindre.

Donc, je vais plutôt vous parler d’El Bulli et du métier de restaurateur.
Restaurateur est une étiquette large. Le type qui sert son plat du jour micro-onde, comme celui qui crée une carte trois étoiles, se présente comme restaurateur. Chacun nourrit une frange de population en lui proposant une expérience culinaire en fonction de l’idée qu’il se fait du métier. Il y a rarement tromperie sur la marchandise, chacun recevant ce qu’il s’attend à recevoir. De l’industrie à l’art, la restauration satisfait tous les goûts.
Et puis un restaurateur arrive et décide de pratiquer le métier autrement.
Au lieu d’assumer la lourde tâche de nourrir quotidiennement une certaine frange de population, il s’inquiète d’abord de l’expérience qu’il va transmettre, de son originalité, de sa nouveauté, de l’exigence qu’il a envers lui-même. Alors, la moitié du temps, il cherche. Une vraie moitié du temps.
Six mois par an, son restaurant est fermé. Tout se passe en laboratoire, on réfléchit, on teste, on invente ce qu’il faut inventer, on crée les outils nécessaires pour que les six mois suivants proposent une œuvre unique. Pendant ces six mois de recherches, on ne gagne pas d’argent, même s’il faut payer tous les laborantins. Rien qu’en terme d’économie de la restauration, le modèle est unique.
Pourtant, vient un jour où six mois ne suffisent plus à renouveler l’expérience. Oh, personne ne s’est plaint, surtout pas les clients, mais le chef a décidé qu’il fallait creuser plus profond, chercher autre chose. Alors le restaurant ferme pour trois ans. Le projet culinaire va mûrir jusqu’à 2014.
Croyez-vous que les clients d’El Bulli vont se retenir de manger en attendant la réouverture ? Non, bien sûr. Vues les capacités financières (supposition de ma part) de la frange de population qui peut s’offrir l’expérience proposée par Ferran Adrià, il est même probable que cette clientèle fréquentera assidûment les tables étoilées dans l’intervalle, accumulant les sensations intenses et inédites. Mais chez El Bulli, on ne s’inquiète pas de leur infidélité : on sait que, dès l’ouverture, ils seront cent en attente pour chaque couvert proposé. Le travail effectué pendant la fermeture vaut l’investissement personnel des uns et l’attente des autres.
Et peut-être – je ne le souhaite pas, mais c’est possible – peut-être que le jour dit, El Bulli ne réouvrira pas, le chef n’étant pas satisfait du saut qualitatif ou artistique qu’il aura réalisé. On ne sait pas. Ce n’est pas un projet industriel dont le retour sur investissement a été modélisé. Mais on sait que ça vaut le coup.

J’aime bien voir les écrivains comme des restaurateurs.
Il y a de tout, chacun satisfaisant des besoins différents chez des lecteurs différents. Un même lecteur pouvant d’ailleurs se nourrir d’un livre MacDo un jour, et d’un Bocuse un autre jour.
J’aime aussi m’apercevoir, au gré des lectures et des rencontres, que la proportion de Ferran Adrià semble plus élevée en littérature qu’en restauration. Le seul souci pour l’instant semble être que nous n’avons pas trouvé le modèle économique littéraire capable d’éponger financièrement le temps de recherche d’un auteur qui voudrait toujours offrir une expérience différente. Il faut chercher, prendre des risques, faire confiance.

En ce moment, je lis Tekrock de Roland C. Wagner, et je tente d’avancer dans Vision Aveugle de Peter Watts. Juste avant, j’ai fait le long et beau voyage du Prince des Marées de Pat Conroy. Merci à chacun d’eux pour leur patient travail.