Comme ça s'écrit…


Joyeux Noël !

Posted in Textes par Laurent Gidon sur 23 décembre, 2017
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Pour le titre de cet article, j’ai préféré faire simple, sans sous-entendu ni second degré. L’époque n’est pas à l’ironie.
Et pour vous souhaiter un joyeux Noël, je n’ai rien trouvé de mieux que de vous proposer le petit texte troussé l’an dernier, comme chaque année, en guise de carte de vœux.
Mes clients à qui je l’envoie doivent me prendre pour un doux dingue, une sorte de Bisounours à poil dur, indécrottable. Tant pis. Les bons sentiments ont meilleur goût, à l’usage, que les mauvais.

 

La boîte à vœu

 

Déjà novembre. Petit garçon se désole de ne pas savoir quoi commander pour Noël.
Il a tous les catalogues ouverts devant lui. Tous les catalogues, de tous les magasins de jouets, et même ceux de vente par correspondance. La boîte aux lettres en est remplie chaque jour. Gentille maman les a mis de côté pour petit garçon. Elle voulait les regarder avec lui, rêver un peu, se projeter dans la féerie de Noël. Mais gentil papa a commis une petite erreur en les montrant à petit garçon sans préparation.
Petit garçon a plongé dedans. Il ne sait plus où donner de la tête. Des centaines de coffrets Légo, des dizaines de robots à monter soi-même, près de trente boîtes de crayons et de feutres et de peinture et de pastels et de méthodes pour tout dessiner, du cheval galopant au Faucon Millenium, et puis des panoplies de pirates, de Spiderman, de Superman, de truc-machinman, de quoi se maquiller en Zombieman ou en Cow-boyman (ça se maquille, les cow-boys ?)… Il a même regardé les pages sur fond rose, oui, même s’il sait bien que ce n’est pas pour lui, petit garçon. Lui c’est les pages bleues, forcément, mais il y a quand même des trucs sympas sur les pages roses et il se demande s’il ne prendrait pas aussi cette belle batterie de cuisine en plastique, parce que, quand même, faire cuire son manger c’est cool.
Petit garçon a commencé à faire une liste en notant tout ce qui l’intéresse, avec le titre du catalogue et la page, on ne sait jamais. Mais il voit bien que ça va prendre des lignes et des lignes et des heures à recopier tout ça, alors il corne les pages des catalogues, et puis finalement il arrache celles qui l’intéressent et il les rassemble par thème, et ça fait un énorme tas de pages. Il sait bien que le Père Noël ne lui apportera pas tout ça, et il se désole parce qu’il ne sait pas quoi choisir, et donc quoi enlever.
— Tu n’as qu’à utiliser la boîte magique, lui dit gentil papa qui cherche peut-être à rattraper discrètement son erreur.
— Quelle boîte magique ?
— Celle-ci, lui répond gentil papa en lui montrant une petite boîte en carton avec un couvercle qui se soulève.
— Qu’est-ce qu’elle a de magique ?
— C’est une boîte à vœu. Elle réalise ton vœu le plus cher, celui que tu souhaites le plus fort.
Réaliser les vœux ? La boîte n’a rien d’impressionnant, pourtant. Plus petite qu’une boîte à mouchoirs, en carton brut, sans rien d’écrit dessus, même pas quelques étoiles ou un tourbillon arc-en-ciel pour faire magique. Petit garçon a un doute.
— C’est sûr ?
— Sûr de sûr. Ça marche à tous les coups.
— Et comment ça marche ?
— Tu écris ton vœu sur un bout de papier en pensant très fort que c’est ce que tu veux vraiment vraiment. Et tu mets le papier dans la boîte. Après, il n’y a plus qu’à attendre Noël. C’est magique, ton vœu se réalise.
— Wouah ! Elle fait tout ce que je veux ?
— Oui, n’importe quel vœu, mais juste un. Le plus important pour toi.
— Je peux mettre « Je veux un sabre laser en vrai de vrai qui marche » et j’en aurai un ?
— Oui, tu l’auras. En vrai de vrai qui marche.
Alors petit garçon écrit qu’il veut un sabre laser en vrai de vrai qui marche et il met le papier dans la boîte magique et il attend en la regardant, plein d’espoir. Noël, c’est encore dans trois semaines.
Gentil papa a posé la boîte sur la table du salon. On la voit bien. Elle n’a toujours rien de bien impressionnant, mais quand on sait ce qu’elle contient, elle devient très très importante. Petit garçon la regarde souvent. Surtout lorsqu’il a fait le tour de sa pile de pages de catalogues. Tous ces jouets, et un seul vœu dans la boîte… Alors bien sûr, dès le lendemain il demande à son gentil papa ce qu’il se passe s’il ne veut plus vraiment vraiment ce qu’il a mis dans la boîte.
— Facile, le rassure gentil papa. Tu ouvres la boîte, tu retires le papier que tu y avais mis et tu en mets un autre.
— Je peux pas mettre deux papiers ?
— Ah, non, un seul papier, sinon ça ne marche pas.
— Mais, si j’enlève le sabre laser, ça veut dire que je l’aurai pas ?
— Non, tu ne l’auras pas. Quand tu enlèves un vœu, il ne se réalise plus. Mais tu peux changer de papier tant que tu veux. Jusqu’à Noël, et là ton dernier vœu se réalise.
— Chouette, alors je change.
Et tous les jours, parfois plusieurs fois par jour, petit garçon retire son papier de la boîte pour en mettre un nouveau. Jusqu’au jour où il trouve dans la boîte un papier qu’il n’y avait pas mis.
— Papa, j’ai jamais demandé un robot mixer à cuisson intégrée.
— Ah, non, ça c’est mon vœu à moi.
— Mais… t’as enlevé mon vœu pour mettre le tien ?
— Ben, oui. Je ne t’avais pas dit ? Désolé. Il n’existe qu’une boîte magique. C’est celle de toute la famille.
— Mais… c’est pas juste ! Et mon vœu, alors ?
— Tu n’as qu’à enlever le mien et remettre le tien.
— Ah, oui… Tu seras pas triste ?
— Si toi tu es content, je serai sûrement content aussi.
— Chouette alors ! Je vais être très très content, tu vas voir.
Et le petit garçon jette le robot mixer pour remettre son dinosaure à pédales.
Le lendemain, il trouve un vœu de Ferrari Testarossa rouge pétard – sûrement un vœu de gentille maman – qu’il jette après un moment d’hésitation pour le remplacer par une panoplie de Tarzan avec les muscles et tout. Et cela continue, tous les jours, voire plusieurs fois par jour. Papa et maman se passeront de leur cafetière autonettoyante, de leur matelas waterbed aquarium ou de leur klaxon trois tons lumineux. Ce qui compte, c’est le vœu qui va rendre petit garçon très très content, n’est-ce pas ? Et tant pis si les vœux précédents ne se réalisent jamais.
Jusqu’au jour où petit garçon tombe sur un vœu qu’il hésite à jeter.
Il relit le petit papier attentivement, le retourne pour voir s’il n’y a rien d’autre… non, c’est tout. Il regarde avec un soupir le vœu qu’il vient de griffonner – un château fort avec lance-flammes et déversoir d’huile bouillante – puis remet le vœu de papa-maman dans la boîte. Il ne froisse pas le papier du château fort, on verra plus tard, mais pour l’instant il réfléchit un peu.
Le lendemain, il rouvre la boîte, relit le petit papier, et le remet dedans. Tant pis pour son kit espion avec jumelles de vision à travers le brouillard, il ne l’aura jamais. Il préfère ça plutôt que ne jamais voir le vœu de la boîte se réaliser.
Et ainsi de suite jusqu’à la veille de Noël. Tous les jours il écrit un vœu en pensant très fort qu’il le veut vraiment vraiment, mais en lisant le vœu de la boîte il renonce.
Il ne sait pas s’il doit se sentir triste ou content d’avoir trouvé dans la boîte un vœu qu’il souhaite plus que tout le reste. Forcément, il hésite encore. Il regarde sa pile de pages de catalogues, toutes froissées d’avoir été tellement lues, relues, retournées, auscultées. Même le Père Noël ne s’y retrouverait pas. Il faudrait vraiment que petit garçon y déniche son plus gros vœu, son vœu fétiche, pour le mettre dans la boîte magique.
Mais dès qu’il ouvre la boîte, il regarde le petit bout de papier avec les quelques mots écrits dessus, et il referme la boîte sans y mettre son vœu. Tant pis, il reste sur le vœu de la boîte. Ce n’était même pas son vœu à lui, mais ça c’était avant. Il ne savait pas ce qu’il voulait, avant. Maintenant, il veut ce vœu, et pour les cadeaux normaux il faudra faire confiance au Père Noël.
Il a raison, petit garçon, parce que le matin de Noël il trouve trois des cadeaux qu’il avait demandés à la boîte à vœu avant de les retirer. Il est tout content, et encore plus content lorsque, après avoir déballé ses cadeaux et commencé à jouer avec, il voit la boîte à vœu sur la table du salon.
— Papa, maman, j’ai eu mes cadeaux et en plus le vœu de la boîte magique va se réaliser !
Et puis, soudain, un doute le traverse.
— Elle est pas vraiment magique, ta boîte, hein, papa ?
— Si, bien sûr que si. Tu vois bien que le vœu qu’elle contient commence à se réaliser.
— Mais, si j’avais mis « je veux un vaisseau spatial intergalactique », la boîte n’aurait pas pu me le donner, non ?
— Peut-être que si, on ne saura jamais.
— Mouais… tu as triché, papa. Vous avez triché.
— Non, on a eu confiance en toi. Nous savions que tu choisirais le meilleur vœu. Celui qui se réalisera à coup sûr. C’est ça, la magie de la boîte : elle permet aux parents de voir combien leurs enfants sont grands.
— Ah… et l’année prochaine, tu crois que vous allez encore m’avoir ?
— L’année prochaine, on verra bien. Mais j’ai l’impression que nous n’aurons plus besoin de la boîte à vœu.
Petit garçon tend la main vers la boîte, l’ouvre et déplie le petit papier. Il le connaît par cœur, mais il le relit quand même…
« Vœu pour 2017 : vivre heureux avec tous ceux que j’aime. »
C’est vrai que c’est magique, un vœu qui se réalise.

2 heures et 45 minutes

Posted in Textes par Laurent Gidon sur 7 décembre, 2017

C’était un concours de nouvelles, il fallait écrire son texte en une nuit : le sujet tombait le soir à 23 heures sur le site du concours et le texte devait être envoyé avant 8 heures le lendemain matin.

Du sujet, je me rappelle seulement deux contraintes. Il devait y avoir un bruit revenant tout le temps et cette phrase : « Ils font les mêmes pour homme ? »

Je n’ai pas gagné ce concours, mais en ces jours d’hommages mortuaires j’ai envie de partager ma participation.
Juste une chose avant de vous laisser : si l’envie vous en prend, lisez en écoutant cette musique.

2 heures et 45 minutes

Vous n’avez jamais vu un soleil pareil. Il martèle la plaine, frappe les hauts créneaux de roche qui en jaillissent comme des chicots cariés et se pulvérise sur le pauvre corps de Bertrand, langue rose minuscule perdue dans cette bouche de l’enfer.
Il serait prêt à bouger s’il savait où aller.
Mais, entre ses deux oreilles, rien d’autre qu’un grand blanc cotonneux.
Clap !
Le son bref semble libérer Bertrand qui réinvestit le présent et peut s’approcher à pas hésitants d’une route de poussière ocre, brisé d’ornières. Gauche ou droite ? La plaine est idéalement vide des deux côtés, comme pour faciliter l’indécision.
Un roulement de charrette broie le silence. Elle se rapproche. Un cheval baie, deux personnes assises, dont une femme belle à se damner sous son chapeau à voilette, et des bagages sous une bâche à l’arrière. Ils passent devant Bertrand sans même le voir. Et d’où vient ce souvenir de musique dont les violons en spirale lui remonte le cœur ? Dans quelle fondrière du réel Bertrand est-il venu s’engloutir ? Rien ne le raccroche plus à un quelconque passé, juste un nom qu’il sait être le sien et cette traversée de charrette qu’il jurerait avoir déjà vue, mais pas dans son époque.
Clap !
Il suit alors la piste, jusqu’à une vaste baraque de bois qui se dessine dans l’air crispé de lumière.
Devant, la charrette à l’arrêt, des chevaux frémissants, un fourgon blindé aux portes béantes et trois cadavres qui nourrissent déjà la terre. Bertrand n’a pas sa place dans cette violence. Il sent qu’il ne devrait pas être ici. Comme s’il vivait la scène du mauvais côté. Il pousse le double battant. L’intérieur, à peine éclairée par les défauts de planches mal dégauchies, vibre d’une tension poisseuse. Un grand type à rouflaquettes sous chapeau noir – Bertrand ne voit pas bien, mais pourtant si, il porte aux poignets des menottes à la chaîne brisée – et quatre gaillards vêtus de cache-poussière fatigués encadrent un homme accoudé au bar de bois brut.
Cet homme… Où Bertrand a-t-il déjà vu un tel homme ? Cette veste élimée et trouée sous l’épaule, ce visage impassible, taillé dans un acajou noueux, percé d’yeux tellement fixes qu’on se perdrait dans leur puits de métal. D’où vient qu’il ait le sentiment de le connaître ? Un rêve, peut-être.
Pourtant, cette ambiance de western lui paraît si réaliste. Bertrand en perçoit toutes les sensations, chaleur, sécheresse, odeurs, sueur à gouttes enchaînées… Réel, tout cela, très réel. Alors quoi ? Comment est-il venu tremper dans ce remake de…
Clap !
L’homme à la veste attrape un des cache-poussière et retient son porteur qui allait sortir. Le grand à rouflaquettes se retourne :
— Tu t’intéresses à la mode masculine ?
— Ah… Ils font les mêmes pour homme ?
Bertrand se fige. Quelque chose ne cadre pas. Une impression de déjà vu qui dérape. Quelqu’un n’a pas joué le bon rôle. Et ça le met en colère. On ne doit pas toucher à ce souvenir qui semble être son dernier, le seul qui lui reste.
Heureusement, le temps reprend son cours normal, attendu. Rouflaquettes-menottes passe devant Bertrand et sort en tintant des éperons. Quelques notes d’un banjo l’accompagnent, entre sautillant et mélancolique. Dans quel monde la musique accompagne-t-elle les personnages ? Cela n’a aucun sens. Bertrand se sent piégé dans une réalité qui le tolère, mais seulement comme spectateur. Il y a eu une erreur au tirage de la grande loterie, et le mauvais numéro, c’est lui. Il perd la tête. Son équilibre se vrille comme on tord un linge humide. Il plonge dans un ailleurs sombre et silencieux.
Clap !
Une porte entrouverte a éventré la nuit. Dans la lumière qui s’en échappe, le canon double d’un fusil. Le coup part au hasard, un cri, puis ce galop dans l’air immobile. La porte se referme. Bertrand sait, plus qu’il ne sent, qu’un danger est là, dehors autour de lui. Il s’approche d’une fenêtre faiblement éclairée. À l’intérieur, la pénombre s’agite.
Une femme. Non, LA femme ! Celle de la charrette, celle aux violons enivrants. Elle a peur et s’agite pour ne pas y penser, fouille, vide les tiroirs, ouvre les malles dans cette bâtisse en rondins qui voudrait ressembler à un charmant cottage irlandais. Quel secret cherche-t-elle dans la nuit vaine ? Pourquoi cette urgence panique ? Bertrand se retient de lui crier « Gare ! ». Mais d’où lui viennent ces impressions de spectacle parfaitement millimétré, dont il connaîtrait chaque fil sans parvenir à renouer la tapisserie ?
Clap !
Des images en accéléré, des coups de feu, des coups de pute, des billets qui change de main et redistribuent les cartes d’un jeu de la mort, le tout sous un lancinant grincement parfois bousculé par des soupirs de chaudière. Opéra bruitiste éclaboussé de sang.
Clap !
Le soleil du matin a repris son travail de forge sur le décor vide de la bâtisse. Mais le vide se remplit : des travailleurs, qui creusent, portent, posent, autour d’un monstre de fer haletant sa vapeur, rampant sur la plaine qu’il strie d’une double trace brillante. Le train est là, poussant violemment devant lui la destinée d’un continent.
Bertrand le sait. Il a déjà vu ça. L’a-t-il vécu ? Ou son rêve percute-t-il la vision d’un autre ?
Clap !
Indifférent à l’asthme bruyant du train en marche, l’homme à la veste beige trouée est assis sur une barrière. Bertrand s’approche, comme s’il voyait en lui l’œil d’un cyclone qui l’aurait arraché à son monde. Il est celui qui sait, sorti du flou pour boucler l’histoire, remettre le monde en place.
Sur sa barrière, l’homme taille un bout de bois. Son ceinturon enroulé autour du Colt est posé près de lui. Comme si on le lui avait soufflé à l’oreille, Bertrand a la conviction que lorsqu’il aura fini de tailler son bout de bois, il va se passer quelque chose.
Clap !
Bertrand s’avance vers la barrière. Il sent que s’il veut comprendre il va falloir entrer dans le jeu, passer de spectateur à acteur. Mais personne ne lui a donné son texte. S’il avait une lanterne, il saurait quoi demander.
— Je cherche… un homme.
— C’est une race très ancienne, répond l’homme qui jette son bout de bois.
Il se lève. Un cavalier vêtu de noir arrive, longeant la voie ferrée en construction. L’homme prend son ceinturon et passe devant Bertrand qui sait enfin ce qui va se passer. Tout est parfait, sauf sa présence ici.
Clap !
Il pose sa main sur le bras de l’homme qui tourne vers lui son visage d’acajou. Les yeux ! Ses yeux envahissent l’écran de Bertrand, qui s’y noie. Il lance, avant de perdre souffle :
— Qui es-tu ?
L’homme allait répondre, lancer un nom comme une accusation, mais il se retient. Le scénario dévie encore. Sa voix chuinte comme un dernier souffle.
— J’ai quelque chose à voir avec la mort.
— La mienne ?
— Chacun fabrique son propre au-delà. Bienvenue dans le tien !
Et il s’éloigne vers le cavalier noir qui l’attend en cherchant la meilleure position par rapport au soleil.
Une longue modulation d’harmonica déchire le temps comme de la soie. Bertrand s’y blottit. Tout est là, devant lui, la vie, le désir, l’ambition, la vengeance et la mort. Deux heures et quarante-cinq minutes d’un paradis qu’il accepte enfin comme sien, après l’avoir vu et revu sans jamais s’en lasser. Pour l’éternité, il était, il est, il sera une fois dans l’Ouest…
Clap de fin.

À Sergio Leone

Émotion surprise

Posted in Vittérature par Laurent Gidon sur 4 décembre, 2017

En zappant sur Paramount Channel je tombe sur une scène d’un film déjà commencé, que je n’ai jamais vu et dont je ne connais pas l’argument, mais où je reconnais Danny Kaye et Barbara Bel Geddes. J’aurais pu changer de chaîne, surtout parce que le comique éberlué de Danny Kaye m’agace d’ordinaire. Mais Barbara Bel Geddes, le grand écart entre Vertigo et Dallas… bref, je m’arrête et regarde.


Nous sommes dans une salle de music-hall des années 20 ou 30 semble-t-il (on boit de l’alcool caché dans du thé ce qui me fait penser à la Prohibition). À une table, Danny s’enivre peu à peu, poussé à boire par Barbara. Sur scène, Louis Armstrong et son orchestre jouent un jazz New-Orleans. Danny chante en même temps qu’eux, se fait siffler par la salle et finit par se diriger vers la scène avec son propre cornet à piston pour leur montrer comment on joue en style Dixieland.
Malgré les conseils avisés d’Armstrong (« Retourne t’asseoir, ce n’est pas ton jour ») il se ridiculise en lâchant un magnifique couac, puis s’enfuit vomir aux toilettes sous les quolibets.
Lorsqu’il en ressort, Barbara l’attend. S’ensuit une scène de séduction soft d’où il ressort que Danny n’a pas besoin d’être le meilleur cornettiste du monde, ni même d’Ogden, Utah, pour être charmant. Mais Danny EST le meilleur cornettiste d’Ogden, Utah, et entend bien le prouver en portant le cornet à ses lèvres.
À cet instant, le spectateur craint le pire.
Une longue note sort dans le silence (l’orchestre est en pause), enfle, fait tourner les têtes vers le fond de la salle. D’autres notes plus solides. On reconnaît un air, mais transposé dans un style syncopé.
Tout en jouant, Danny traverse la salle et revient vers la scène. Pendant son trajet, la mélodie s’affirme, le batteur et le contrebassiste mettent en place une ligne de basse, bientôt suivie par une clarinette. Quand Danny arrive sur scène, Armstrong roule des yeux admiratifs et rejoint l’orchestre, place sa voix sur la mélodie du cornet, puis souffle dans sa propre trompette pour entamer, sous les applaudissements généralisés, un duo à la fois magnifique et déchirant.
Pourquoi déchirant ?
C’est une scène de comédie classique, le héros incompris qui prend sa revanche, rien de particulier.
Armstrong adoube Danny et, ce faisant, permet au public d’apprécier son talent à sa juste valeur. Dans cette relation à trois chacun joue sa partition. Le maître conseille, l’élève rétif résiste et échoue, le public s’esbaudit, l’élève se reprend et réussit, le maître valide, le public tombe sous le charme : d’une situation désaccordée naît une harmonie d’où chacun sort plus grand.
Est-ce ce qui me touche ?
Peut-être.
Mais il y a, dans cette situation habillement montée qui culmine avec la reconnaissance de la star pour l’inconnu, le truc qui me fait fondre en larmes. Je suis heureux pour Danny et Louis, et en même temps creusé par quelque chose qui me submerge et me manque à la fois. Je ne ris pas, je pleure.
Si vous me le permettez, je continuerai de retranscrire ici les situations qui font naître chez moi certaines émotions énigmatique.
À vous de dire ci-dessous ce que cela vous évoque ou de partager d’autres situations et d’autres émotions.