Comme ça s'écrit…


2017 à livre ouvert

Posted in Textes par Laurent Gidon sur 1 janvier, 2017
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2017-boite-papiersJ’aime ouvrir un roman sans rien en savoir. Et surtout sans lire la quatrième de couverture, de peur ensuite de chercher dans le livre la confirmation de son argument publicitaire ou du résumé fourni.
Ouvrir un livre est alors entrer dans un territoire vierge de toute certitude, mais plein d’envies et d’espoirs. J’y plonge sans autre attente qu’un peu de plaisir, au moins de découverte. Je fais confiance à l’auteur, voire à l’éditeur, pour que le voyage soit à la hauteur. Si rien ne m’a rebuté passées les premières pages, je suis rarement déçu, je vais au bout.
Vue d’ici, 2017 n’a pas de quatrième de couverture, aucun mot de l’éditeur cherchant à nous en vanter les délices à venir. J’ai donc bien envie de m’y engager comme j’ouvre un livre, sans rien savoir, sans rien attendre d’autre que les espoirs et les plaisirs que chaque page promet. Sauf que j’en serai l’auteur, je me fais confiance.

L’année dernière, comme chaque année, j’ai écrit une petite histoire pour bien commencer l’an nouveau et souhaiter tous mes vœux à ceux que j’aime, ce qui fait du monde.
Voici l’histoire en question. Vous comprendrez vite pourquoi je ne l’ai pas envoyée à mes clients – des agences de publicités ou des entreprises aux besoins très publicitaires – préférant leur adresser une photo de soleil levant sur une année lumière.

Le Budget de l’Année !

« Bon, ça va mal, ça va très mal, même. Donc c’est bon pour nous, on a du travail ! Tous les sondages montrent que les gens ne veulent pas du produit, il n’y a plus que la pub pour sauver le coup. Nous sommes en quelque sorte le dernier espoir. Voilà. À vous de jouer, que la force soit avec vous, tout ça, et trouvez-nous une idée qui fasse rêver, une idée qui donne envie. Une idée qui… »
Devant toute son équipe, le patron de l’agence de pub allait dire « Une idée qui tue ! » mais il se retient au dernier moment. Il y a des expressions à ne pas employer en cette fin d’année 2015.
Le team créatif – concepteur rédacteur et directrice artistique – qui somnole au bout de la grande table de réunion ouvre un œil. Le rédacteur demande « Une idée pour vendre quoi ? »
Toute l’agence les yeux au ciel. Le directeur de création se penche vers eux, patient et pédagogue.
« Pour vendre 2016… Après 2015, personne n’a envie de vivre 2016, alors on doit en faire la pub. La pub de l’année 2016. Compris ?
— Vendre la nouvelle année ? C’est nawak… tranche la directrice artistique.
— C’est géant, oui, se réjouit la directrice financière. Une grosse commande du ministère : le budget de l’année !
— Je confirme : vraiment n’importe quoi ! renchérit le rédacteur.
— Vous n’êtes pas là pour critiquer la stratégie du client, mais pour trouver des idées, s’énerve le patron. Bon, je vous laisse travailler. Brainstorming à fond, l’avenir en dépend ! » Il se lève et il part.
Le chef du planning stratégique commence à dérouler ses power points.
« Comme vous pouvez le constater, la tendance fin 2015 est au repli sur soi, à la défiance, à la terreur, même. Pour 2016, je préconise quelque chose d’ouvert, évoquer la nature…
— 2016, année naturiste ? glisse le rédac que personne n’écoute.
— Toutes les études montrent que les gens aiment bien les petits oiseaux et les chatons, reprend le directeur des études. Donc de la nature, oui, mais avec des petits oiseaux et des chatons.
— Dans la nature, les chats bouffent les oiseaux, glousse la D.A.
— Je vois du soleil, du soleil partout, s’extasie la directrice financière.
— Oui, en hiver les gens ont besoin de soleil. Et les études sont formelles : 2016 va commencer en hiver.
— Elle finira aussi en hiver : ça va consommer beaucoup de soleil, ricane le rédac.
— J’ai lu quelque part, ose une assistante, j’ai lu que les trois mots préférés des Français sont sourire, étincelle et caoutchouc. Je ne sais pas ce qu’on peut en faire, mais c’est riche, non ?
— Ouais… Donc on a du caoutchouc naturel, une étincelle pour allumer le soleil et un chaton qui sourit, résume le directeur de création. Pas mal, y a une base. »
Les créatifs se lèvent en soupirant. « Okaaay, bon, on ne va pas perdre plus de temps. C’est à nous de trouver une idée, on en trouve une et on vous rappelle. On a juste besoin du budget : combien ?
— Ah, le budget ! s’enthousiasme le directeur de clientèle, le budget n’est pas illimité, mais je crois que le ministère est prêt à cramer tous ses crédits 2016 sur la pub de lancement. Bref, c’est gros… très gros. On peut tout faire, de la télé, de l’affichage, des ronds de fumée dans le ciel, un tag sur la lune, tout, et on se prendra encore une bonne marge.
— Je vois. L’éclate totale. Bon, laissez-nous bosser, merci.
— On se revoit pas trop tard, hein ? Je veux dire, c’est comme les cartes de vœux : chaque année on sait quand ça tombe, et chaque année on s’y prend au dernier moment alors…
— Non, mais c’est bon là. D’ailleurs, je crois qu’on a déjà une petite idée, marmonne la D.A.
— Ah oui ? Quoi ?
— Tttt, faut qu’on creuse, coupe le rédac, qu’on vérifie, tout ça. C’est un métier, hein, ça se fait pas en deux minutes sur un coin de table. Allez, à plus… »
Et depuis, silence. Le team s’enferme dans son bureau, plusieurs jours d’affilée, et rien n’en sort.
Dans les couloirs, on se croise en s’interrogeant du regard : « Alors, pour 2016, on fait quoi ? Y a une équipe qui bosse en back up ? » On s’inquiète, surtout le chef de fabrication qui se voit déjà passer les fêtes de fin d’année à couvrir le retard dans un rush de dernière minute.
Et puis enfin, un vendredi soir juste avant les vacances, le team convoque l’agence. Tous les pressent de parler, entre impatience et angoisse.
« Alors, cette idée, c’est quoi ? Un concept révolutionnaire ? Des affiches hautes comme la Tour Eiffel ?
— Mieux que ça, dit le rédac, c’est… rien !
— Quoi, rien ? L’énergie du vide ? La phénoménologie de l’inexistence ?
— Non, non, seulement rien, précise la D.A. C’est ça l’idée : pas de pub, pas de com, rien.
— Rien ? Du tout ?
— Oui… Enfin, non : on prend tout le budget de communication, et on le distribue à ceux qui veulent bouger les choses. Des gens qui ont un projet et qui attendent un coup de pouce, il y en a ! 2016 n’y suffira pas, mais ce sera un bon début. D’ailleurs on vous a sélectionné une première liste de candidats, c’est ce qui nous a pris le plus de temps. Voilà, pas un sous gaspillé en pub, ça va être une très bonne année ! »

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Et donc Bonne Année, merci d’être là, continuez.