Comme ça s'écrit…


Un temps pour se taire…

Posted in Admiration par Laurent Gidon sur 30 novembre, 2020

Il ne suffit pas d’être décidé à garder le silence : encore faut-il éviter de le crier sur tous les toits.
J’ai voulu me taire pendant ce second confinement, pour protester – je préfère l’appel à la responsabilité plutôt que l’interdiction et la répression – pour protester donc, mais silencieusement, autant que pour ne pas en rajouter dans une période où tout le monde se targue de liberté d’expression pour claironner n’importe quoi.

Notre bon président ayant allégé le confinement, je me desserre le bâillon.
Pour le resserrer aussitôt : mieux vaut laisser parler ceux qui ont quelque chose à dire, de l’intérieur (sans jeu de mots, quoi que…).
La parole donc à Arnaud, policier qui s’exprime sur le Zéphyr, « slow média, adepte du temps long et du pas de côté » qui « pratique un journalisme de rencontre, lent, intimiste, fait de chair et de vie, engagé et subjectif ». Voilà pour le cadre.

En juillet dernier, Arnaud trouvait quand même que « Il y a des mecs dans nos rangs qui ne méritent pas de porter un uniforme de flic… » et aussi que « La loi du silence, chez nous, c’est une réalité. Si tu l’ouvres, que tu parles à ta hiérarchie de ce que tu vois ou ce que tu subis, tu es foutu. »
On mesure donc le courage qu’il lui fallait pour prendre la parole, avec toutes les précautions requises (d’où mon admiration, catégorie de ce billet).

En novembre, ces précautions lui ont permis d’être toujours vivant, toujours policier, et de pouvoir de nouveau parler, malgré « un régime de la peur et de la honte », et même s’il doit prendre des calmants pour tenir.
Alors, on se tait et on l’écoute (ou on le lit), autant lorsqu’il dit « devoir éviter les pierres et les crachats dans la rue » que lorsqu’il évoque, à la brigade « les applaudissements quand on apprend qu’un journaliste a pris des coups la veille ». On l’écoute préciser aussi que « La déculpabilisation et la légitimation de la violence, ça n’arrive pas comme ça, du jour au lendemain. […]Ce sont des soutiens parfois haut placés qui renforcent le sentiment d’impunité dans les rangs.»

Il ne faut pas laisser se creuser le fossé entre la police et la population qu’elle est censée protéger… même s’il semble creusé par un pouvoir politique (sans doute ces « soutiens haut placés« ), censé lui aussi être au service de la population.
Une lecture attentive du Schéma National de Maintien de l’Ordre montre bien que l’action de la police, telle que décrite par les décideurs en place, repose sur un clivage net entre deux camps : les forces de l’ordre d’un côté, et les fauteurs de trouble de l’autre. C’est pratique.

En définissant aussi strictement ces rôles et surtout en ne permettant aucune nuances ou glissement, on justifie par avance les frappes selon une rhétorique bien rodée : il n’y a pas de violence du côté des forces de l’ordre puisque les moyens déployés ont été rendus nécessaires par les actes répréhensibles des « auteurs de violences ».
Toute personne qui n’obtempère pas immédiatement à un ordre de dispersion sera considérée comme fauteur de trouble, ainsi que le rappelle le document, page 16 : « le délit constitué par le fait de se maintenir dans un attroupement après sommation ne comporte aucune exception, y compris au profit des journalistes ou de membres d’associations. »

Un journaliste voulant témoigner de l’ampleur des moyens nécessaires mis en œuvre et de leurs actions sur les corps sera donc interpellé : c’est la loi, monsieur Albert Londres.
L’ordre de dispersion devient la limite infranchissable mais très pratique au-delà de laquelle toute prise d’information devient illégale, alors que les frappes, elles, le seront. Sans témoin. Sans caméra. Alors, l’article 24, hein ?
Who watches the Watchmen ?

© Crazy Monkeeey

Bon, allez, je me tais.
Une dernière chose, toutefois : depuis quelques semaines, nombre de visiteurs originaires des États Unis d’Amérique passent se prosterner (what else ?) sur ce blog : s’il vient à l’un d’entre eux l’envie de m’expliquer la raison de cet intérêt subit, qu’il daigne le faire en commentaire ou par message personnel. Merci (z’êtes chouettes).

La période étant ce qu’elle est, je relis Et quelque fois j’ai comme une grande idée, de Ken Kesey, traduit par Antoine Cazé chez Monsieur Toussaint Louverture.

Ce qui aurait pu être

Posted in Vittérature par Laurent Gidon sur 3 novembre, 2020

Sans le savoir nous vivons dans des ruines avortées.
Cachées sous la pléthore subsistent les traces d’autres mondes qui auraient eu leur chance.
Restes de combats perdus.

Photo Joseph Koudelka

L’Histoire écrite par les vainqueurs gomme ces bifurcations. On redresse la ligne.
Il n’en demeure en nous que la nostalgie muette.
La désespérante incompréhension, la révolte étouffée, la peine face au présent, tous les autres regrets infondés : c’est là, c’est ça.
Et, au cœur de ces avenirs mort-nés, ce que l’on a raté pour soi, tout seul.
Les renoncements, les mots et les gestes retenus, les coups donnés aussi, les peurs, les colères, les regards détournés, ce qui aurait pu être ou évité, ce qui ne le fut pas.
Quel vainqueur a effacé nos vies perdues ?
Rien d’autre à faire que sentir venir le prochain virage et ne pas le rater.
Être attentif à soi, tendre une main au monde.

———————–
Pendant qu’au nom « de l’équité et de la sécurité sanitaire » on interdit la vente de tout ce qui n’es pas considéré comme essentiel au travail et à la survie physique du travailleur, je lis Yoga d’Emmanuel Carrère (n’y voyez aucun lien)