Comme ça s'écrit…


Ce travail-là

Posted in Réflexitude par Laurent Gidon sur 17 avril, 2016

En page 9 du Télérama de cette semaine, une publicité signale que Turkish Airlines est la compagnie aérienne partenaire de Batman Vs Superman, avec pour complément d’information : « Le 23 mars au cinéma ».
Nous sommes dans un magazine daté du 13 avril, lequel magazine a dézingué le film deux semaines auparavant. D’après le critique, ce ne serait même pas le déluge de bat-baffes et de super-trempes attendu, mais une super-arnaque, genre pub pour de futurs produits DC Comics (oui, la pub Turkish Airlines ajoute en tout petit que Batman et Superman sont des copyrights DC Comics et Warner Bros). Il est à noter aussi que 3 jours avant la sortie du film suscité, entrait en vigueur un accord décrié entre UE et Turquie pour le renvoi des migrants hors d’Europe.

Je ne sais pas quelle est l’agence de pub qui a acheté cet encart et produit cette annonce. Il est toujours délicat de critiquer le travail d’un autre sans connaître le contexte. Surtout quand cet autre est peut-être un collègue.
Mais là, tout de même…
Un responsable média a estimé qu’il est rentable de faire paraître dans Télérama une publicité pour :
– annoncer un film déjà assassiné par ce même Télérama, complètement hors cible pour les lecteurs et de plus sorti en salle trois semaines plus tôt,
– une compagnie aérienne nationale sans rapport avec le film (à moins que Superman vole sur Turkish Airlines quand sa cape est au pressing) alors que Télérama vient d’étriller la politique de la Turquie (et de l’UE) dans plusieurs articles et témoignages.
Quel peut bien être l’objectif derrière cette parution ?
Nous inciter à aller en Turquie voir en vrai ce qui s’y trame ?
À aller n’importe où mais en avion et sur Turkish Airlines ?
À aller voir Batman Vs Superman sur le micro écran d’un vol Turkish Airlines ?
Menacer Télérama de lui retirer une prochaine parution si le journal n’arrête pas de critiquer la Turquie et le cinéma tout moisi de cape et torgnoles ?
Ou plutôt nous rappeler de façon subliminale que dans la baston entre BatEurope et SuperTurquie, depuis le 21 mars ce sont les migrants qui prennent les baffes…

T1Heureusement, il suffit de revenir d’une page en arrière pour découvrir une autre publicité.
On y voit un randonneur sous un ciel d’acier dans lequel s’écrit « Je marche pour réfléchir, pour me laver l’âme. »
Avec cette question en bandeau : et vous, pourquoi marchez-vous?
J’ai envie de tordre la question, de la renvoyer aux deux publicitaires – peut-être le même, après tout – qui font le même métier avec des résultats si différents d’une page à l’autre : et vous, pourquoi travaillez-vous?
Je suis sûr que l’un comme l’autre aurait de bonnes raisons à fournir. Des justifications, même. Et puis, comme dit la sagesse populaire, il faut bien que le travail se fasse…
Mais quel travail ? Ce travail-là ?

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Pendant que j’aurais dû travailler, j’ai fini Délivrances de Toni Morrison. C’était étrange, mais c’était bien.

De l’existence des gens

Posted in Réflexitude par Laurent Gidon sur 11 avril, 2016

facebook_reject
C’était une amie facebook. Je ne l’ai jamais rencontrée, mais j’ai suivi le début de sa carrière littéraire et ses statuts sur sa vie de prof. Elle poste souvent de jolies photos d’elle, prises par un photographe pro de ses amis. Ce n’est qu’une personne parmi les quelques 400 avec lesquelles facebook m’a mis en relation.
Pourquoi me suis-je demandé aujourd’hui ce qu’elle devenait ?
Ses statuts n’apparaissent plus sur mon fil d’actualité, il n’y a donc rien qui me fasse penser à elle. À partir de quel moment, de quelle durée, l’absence de quelqu’un se fait remarquer ?
Mon voisin d’en face, quitté par sa femme et abandonné par ses enfants, ne va pas bien. Si je ne le vois pas pendant deux ou trois jours alors que sa voiture reste sans bouger devant chez lui, je m’inquiète. Mais non, ouf, je le croise vers les boîtes aux lettres. Il ne va pas mieux, mais tout va bien.
Si un copain de grimpe ne vient pas à la salle pendant une semaine, je l’appelle. Ah, il était juste d’équipe de nuit, tout est normal.
Des amis proches se sont éloignés géographiquement mais passent de temps en temps, à l’improviste, sans que nous échangions ni mail ni coup de fil (une habitude gardée du temps où nous étions voisins). Il faut bien trois mois sans visite pour que je me demande ce qu’ils deviennent.
Mais un ami facebook ? Des gens qui sont entrés dans mon espace personnel par la seule grâce d’une demande sur laquelle j’ai cliqué « confirmer » et qui depuis apparaissent ou disparaissent selon le bon vouloir d’un algorithme, quand commencé-je à m’inquiéter de leur absence ?
Il se trouve que cette amie dont je n’avais plus de nouvelles m’a « désamiqué ».
Je ne fais plus partie de la liste de ses amis, et je n’en savais rien, facebook ne prévient pas. Quand nous étions en cours de récré nous disions « j’te cause plus » et les choses étaient claires. Mais là, il faut se renseigner, creuser, pour s’apercevoir qu’on ne nous cause plus.
Pourquoi ? Qu’ai-je pu dire ou montrer sur facebook (nous n’avions aucun autre contact) qui a incité cette personne à la fois connue et inconnue à faire l’effort de me rayer de la liste de ses contacts ? J’ai dû bien l’énerver.
Et même…
Je compte parmi mes amis facebook un trublion qui poste régulièrement des statuts xénophobes et d’autres pires encore, comprenez « à l’opposé de mes propres convictions ». Il est suivi et commenté par une clique de fachos trop heureux de pouvoir ainsi dégouliner de haine publique.
Même lui, je ne l’ai pas désamiqué. Ce type, je l’ai rencontré en vrai avant de le retrouver sur facebook : jovial, cultivé, bon vivant, et professant l’idée qu’il faut donner la parole à toutes les positions, même les plus étonnantes, parce que les étouffer est contre-productif, voire immoral. Il est auteur et éditeur, en situation donc de donner la parole à ceux qui pourraient en être privés. Je n’avais pas compris alors qu’il parlait de fascisme et de nazisme revival. Aujourd’hui je le sais, je le lis, je tente de comprendre et de trier entre la pure propagande et la conviction sincère.
Je n’ai pas cherché à l’éjecter de mon monde virtuel. Puisqu’il existe bel et bien dans le monde réel.
En un temps où aider les migrants en détresse veut surtout dire cliquer sur une pétition en ligne, où protester contre une loi consiste à suivre quelques gens debout la nuit sur Périscope, puis-je faire l’économie de ce qui me chagrine en lui interdisant mon fil d’actualité facebook ? Les gens existent, pour de vrai.

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Pendant que l’existence virtuel de l’autre vacille, je lis le dernier Jean Echenoz, Envoyée Spéciale (non, Jean… sérieux ?)

C’est moche… on regarde ailleurs ?

Posted in Réflexitude,Vittérature par Laurent Gidon sur 4 avril, 2016
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Tas-de-branches
Au fond du jardin j’empile le plus gros des branches élaguées de quelques arbres en attendant séchage. C’est peu décoratif, voire carrément moche, tas griffu de bois grisâtre rendu lépreux par le vent et la pluie. Je regarde ailleurs.
De temps en temps je me prends un peu de courage en main et j’en ramène un fagot.
Il faut l’apprêter, il ne brûlera pas comme ça. Retailler pour que ça rentre dans le poêle, ranger en caisses que j’empile de façon à faire circuler l’air et achever la sèche. Le boulot n’est pas drôle, sans l’ampleur gratifiante d’un bon bûcheronnage. Et le résultat… minable !
Une heure de sciage ardu pour une caissette de mini bûches qui vont flamber en quelques minutes voraces. Franchement, ça ne vaut pas la sueur. Je pourrais tout laisser pourrir au fond et regarder ailleurs.
Tout laisser pourrir et regarder ailleurs… un peu comme en Grèce, avec les premiers ferries qui renvoient les migrants en Turquie. C’est aujourd’hui.
Non, ce n’est pas qu’une question d’esthétique. Ce n’est pas que moche au fond du jardin, j’ai une responsabilité là-dedans, un peu de ma morale personnelle à l’épreuve du réel.
Alors j’attrape la scie et je me prépare à sentir la fatigue monter dans les bras.
Si quelques migrants acceptent de venir m’aider, on leur trouvera de quoi coucher, de quoi manger. On ne sait pas trop comment, c’est vrai, mais au moins on aura chaud autour de la flambée.

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Pendant que les ferries chargés de ce qu’on ne veut pas voir chez nous retraversent notre mer vers la Turquie, je lis Délivrances de Toni Morrison.