Giron sauvage
L’autoradio envoie les premières mesures roulantes d’un concerto pour piano. Sur la droite, quelque chose m’attire l’œil dans un fourré chargé de neige. Un grand oiseau déploie ses ailes couleur café au lait pour se dégager de la broussaille gelée. Il bat comme au ralenti et s’élève dans le ciel gris. Fasciné, je n’ai pas freiné : il passe devant moi, au ras du pare-brise. Je distingue son ventre velouté, ses grandes ailes toutes blanches dessous, je ressens presque son poids appuyé sur l’air vif. Et il s’éloigne dans le froid brumeux.
C’est peu de chose, mais cette vision associée à la mélancolie exacerbée de Rachmaninov me déclenche une onde de gratitude.
Je ne sais pas quelle espèce d’oiseau vient de me frôler. Un rapace, certainement, qui se nourrit en prédateur. Et qui trouve donc dans notre environnement rurbanisé – un fourré, quelques prés enclavés, des maisons tout autour – de quoi poursuivre son existence. Il n’a pas eu peur de moi, il avait juste quelque chose à faire, ailleurs, maintenant, sans que mon passage automobile le détourne de son chemin.
Peut-être vient-elle de là, cette gratitude. Du message que m’envoie cette bête sauvage de taille respectable : « vous, les humains, n’avez pas tout bousillé, nous sommes encore là, nous pouvons vivre à vos côtés. »
Je suis dans ma bulle rapide et polluante, avec ma musique tonitruante, et finalement je ne dérange pas tant que ça. Et puis, disons que j’ai gardé assez de contact avec le monde naturel pour m’émerveiller du spectacle qui m’est offert.
J’éprouve la même note d’espoir lorsque je remarque un héron en chasse sur le triangle en friche d’un échangeur routier, ou quand une parcelle ravagée signale le repas d’une harde de sangliers descendue de la montagne. Ce ne sont pas des insectes ou des mulots, la taille compte. Ces grands animaux auraient pu s’écarter, refuser la compétition avec l’humain. Mais non, ils sont restés ou sont revenus, malgré nous, sans faire débat – ce ne sont pas des loups ou des ours qu’il faudrait se mettre d’accord protéger ou contrôler –, ils tolèrent nos excès agricoles, routiers, industriels ou architecturaux. J’ai envie de les remercier pour ça.
J’ai l’impression que quelque chose de sauvage est passé entre les dents de notre herse civilisationnelle, et que cela survit, discrètement, sous le radar. Comme si la nature attendait notre départ, ou notre évolution. Notre retour dans son giron.
C’est patient, la nature. Plus que nous.
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Tant que la nature nous tolère j’en profite pour lire, notamment Nous serons des Héros, de Brigitte Giraud. Et je reste longuement dans Les Prépondérants, ainsi que dans Tant que nous sommes vivants, comme chaque fois que j’aime le ton et l’environnement d’un livre.
On fait son bois
S’il fait bon chaud dans la maison c’est grâce au cognassier abattu l’hiver dernier. Il n’en finissait plus de mourir, il a fallu l’aider. C’était la première fois que je m’attaquais seul à un arbre de cette taille.
Un peu avant j’avais participé à l’élagage d’un vieil érable plane et d’un hêtre pourpre ainsi qu’à l’abattage d’un arbre indéterminé (probablement de l’érable aussi, mais en boule) étouffé par le lierre. Une journée de travail, à deux et sous la pluie, pour tout mettre en billons de trente centimètres. Je n’avais fait que l’arpette de l’élagueur professionnel. Nous avions laissé le terrain couvert de chutes.
Il m’avait fallu ensuite plusieurs semaines pour tout refendre, deux heures par-ci par-là, au coin et à la masse, avant de mettre à sécher.
Abattu au bon moment, dans le creux froid de l’hiver, le bois restreint de sève et stocké en plein vent peut brûler dès l’an suivant. On en gave le poêle depuis que le thermomètre s’est mis en automne.
Il peut y avoir une sorte de fierté à faire son bois quand l’époque est à tout acheter, livraison comprise. Dans notre idée de civilisation, il faut plutôt se consacrer à ce qu’on sait faire de rentable pour déléguer tout le reste à d’autres, moins bien payés de leur temps. On y gagne, forcément, au moins de l’argent. Mais ce qu’on gagne à faire son bois est tout autre.
On croit d’abord à un sentiment d’autosuffisance qui vous grandit l’âme… un peu, avant d’avouer son caractère trompeur. On ne se suffit de rien, à part peut-être de respirer.
Le cognassier, il a d’abord fallu le planter. Certes, j’aurais pu, mais il se trouve que non. Et puis, le terrain, hein ? D’où me vient le terrain ?
Une fois l’abattage décidé, j’ai eu besoin d’une recherche Internet pour savoir comment m’y prendre en étant sûr de l’envoyer du bon côté.
La tronçonneuse, je ne l’ai pas fabriquée. Et même si j’avais usé d’une scie ou d’une cognée, il aurait bien fallu que je me les procure.
Jusqu’au pétrole qui l’a alimentée et que d’autres, tant d’autres, ont prospecté, foré, raffiné, transporté, stocké, débité jusqu’à mon petit réservoir.
Non, l’autosuffisance n’est que de la suffisance.
Pas de fierté, mais alors quoi ? Peut-être la satisfaction d’avoir porté une marque de respect à la nature. Entretenir ce qui demande du soin. Prendre ce qui nous est donné au lieu de laisser par terre. Et s’en servir, même si ce n’est que pour finir en cendres.
Faire son bois quand on le peut, c’est prendre une place honnête dans la ronde sans fin de notre humanité, voire de la vie en général. On y met un tour de manivelle pour payer son passage. On salue l’héritage.
Et puis, ça chauffe à la sueur.
Il faudra replanter.
Ce sera encore une bonne année.
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Pendant que chauffe le poêle, j’ai lu distraitement Les Eaux troubles du Mojito, de Philippe Delerm, d’abord séduit par son sous-titre (et autres belles raisons d’habiter sur terre). Maintenant je me jette goulument sur Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour et je me permets de rappeler le très excellent Chez Soi, une odyssée de l’espace domestique, de Mona Chollet. Une bonne année, vous dis-je !