Comme ça s'écrit…


Comme un lundi

Posted in Ateliers,Vittérature par Laurent Gidon sur 31 janvier, 2019

Neige et lac

Aujourd’hui c’était lundi sous la neige.
Il y a des gens pour qui le lundi matin est particulièrement difficile. J’ai rendez-vous avec une dizaine d’entre eux, jeunes filles et garçons de seize ou dix-sept ans.
Nous nous retrouvons régulièrement chaque lundi, vers 10 heures, à l’hôpital de jour d’une clinique psychiatrique.

Clinique psychiatrique : le mot peut faire peur ou au moins laisser imaginer de longs couloirs impersonnels traversés de cris et de gémissements étouffés.
Il s’agit en fait d’un vieux chalet perché à flanc de montagne avec vue sur le lac. Ses trois étages biscornus ont été réaménagés en espaces dédiés à des activités… ou à l’inactivité : une salle de sieste accueille les coups de fatigue sur des matelas peuplés de peluches.
Notre pièce est tout en haut, desservie par une succession d’escaliers dignes de Poudlard. Il s’agissait probablement d’une chambre, avant. Elle en a la taille réduite et une salle de bain la jouxte encore.

C’est là que les jeunes arrivent, étourdis et traînants. Je ne sais pas à l’avance combien ils seront. Ce matin nous étions onze en comptant Séverine, l’infirmière cavalière qui les accompagne.
Il a fallu se serrer, la chambre est petite, il n’y avait pas assez de chaises et la disposition des tables ne permettait pas à tout le monde de s’asseoir.
Heureusement l’un des garçons est un prince du Tetris. Sur ses conseils chacun trouve sa place. Nous pouvons commencer.

Commencer quoi ?
Un atelier d’écriture, quoi d’autre ?
Nous en sommes à la septième séance sur le thème du temps et des cycles du vivant.
Ces jeunes sont là parce qu’une souffrance profonde les empêche, entre autres, de suivre le rythme scolaire. Un rythme qui leur impose de pointer à 8 heures au lycée, chaque lundi matin, alors que le lundi… Le thème de l’atelier, appuyé sur une exposition, me semble bien trouvé pour ce public particulier et ce jour particulier.

Depuis sept séances je m’emploie donc à transformer leur lundi pénible en lundi plus ouvert.
Pas le bonheur, hors de ma compétence, mais au moins une envie de se raconter, de partager, d’inventer quelque chose de mieux.
Chaque lundi ils relèvent le défi. Pas toujours, pas tous, j’apprends parfois que certains n’ont pas réussi à nous rejoindre, trop dur, ou pire. Un certain lundi deux jeunes filles seulement étaient là.

Aujourd’hui, j’étais inquiet : grosse chute de neige prévue, route difficile pour rejoindre le chalet… Combien serions-nous dans la petite salle ?
Eh bien, nous n’avions jamais été aussi nombreux.
Le début a été difficile, je ne trouvais pas la clé pour ouvrir les appétits, déclencher les écrits. Certains crayons restaient sur la feuille blanche. Des fronts se reposaient sur des bras croisés. « Pas envie… » « Chuis obligée, m’sieur ? »
Non, pas d’obligation, juste le choix entre participer et s’ennuyer.
Et puis, petit à petit, cela s’est ouvert.
Je ne veux pas ici entrer dans le détail, mais c’était bien, très bien. Émotions et gratitude à l’unisson.
Le texte écrit par une participante lors d’un jeu donne une idée du miracle intime qui se joue, parfois.
Ce jeu consiste à écrire une petite histoire à partir de mots imposés et dans un temps limité, un nouveau mot étant introduit chaque minute.
Les mots de départ étaient Équilibre et Moment, puis Revenir, Étrange, Sensation, avec pour finir Rapide et Éternel.

Par moment, on perd l’équilibre, pas forcément physiquement : sentimentalement / vie perso / problèmes perso.
Puis on « revient à la vie », à ces choses qui nous font tenir debout, chaque jour. C’est étrange, parfois on perd le goût de la vie, puis on le retrouve avec de l’aide, et puis les sensations aussi, sensations de bien-être, ou pas. Pour retrouver le plaisir de vivre éternel, c’est pas très rapide, mais il faut de la patience.

Un bon lundi donc, avec rayon de soleil sur la neige.

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Quand je n’animais pas d’atelier, j’ai lu Leurs Enfants après eux avec un mélange d’émotion et de circonspection.

Colibris incendiaires

Posted in Réflexitude par Laurent Gidon sur 14 janvier, 2019
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(c) Blog de Tachka

Chacun connaît la légende du colibri qui s’échine à transporter une ridicule becquée d’eau pour éteindre l’incendie de forêt : il fait sa part !
C’est même l’allégorie fondatrice de presque toute la mouvance décroissante. Tous colibris !

Supposons maintenant que, juste une fois, le colibri ne transporte pas une goutte d’eau, mais une goutte d’essence… il fait alors aussi sa part dans l’embrasement, ou au moins dans l’entretien du feu.

Il est de bon ton depuis quelque temps de condamner le discours sur l’importance des gestes individuels : l’état de la société et de la planète ne serait pas imputable à nos ridicules actions de colibris, mais à celles menées par des multinationales et des états voyous, alors arrêtez donc de culpabiliser l’individu qui n’y peut rien, zut !

Mais nous faisons notre part de colibris incendiaires quand nous emmenons les enfants chez McDo, même si une fois de temps en temps ce n’est pas si grave.

Nous faisons notre part chaque fois que nous prenons la voiture plutôt que le car ou le train, parce que c’est quand même plus pratique et puis de toute façon il y aura un bouchon que j’y ajoute mon carrosse ou pas.

Nous faisons notre part chaque fois que nous prenons un café dans un gobelet sur l’autoroute, parce qu’ils ne le servent pas autrement (et le thermos rempli à la maison, y as-tu pensé, petit colibri ?).

Nous faisons notre part chaque fois que nous achetons un t-shirt à 5 euros ou des baskets à 150, chaque fois que nous nous connectons sur facebook, chaque fois que nous commandons sur Amazon ce truc qu’on ne trouverait pas ailleurs et qu’on ne peut pas attendre (vraiment ?), chaque fois que nous participons à un événement « gratuit » financé par la pub d’une marque qui nous hérisse, chaque fois que… et que…

Bref, nous faisons notre part toutes les petites fois où nous transigeons sur nos principes, même avec une bonne raison, ou simplement parce qu’une fois seulement ce n’est pas si grave.

Multinationales et états voyous comptent autant sur leurs forces propres que sur l’armée innombrable des petits colibris incendiaires.

Multinationales et états voyous savent bien que nous ne sommes pas des salauds, que nous pensons global et agissons local, que nous sommes allés voir le film Demain et même Après Demain, que nous faisons attention à l’éthique de l’étiquette et à notre empreinte carbone, que nous lisons les livres de Pablo Servigne et regardons le vidéos de Jancovici, que nous professons publiquement un mode de vie aussi sobre que respectueux des producteurs et de l’environnement, que nous accordons nos actes à nos idées… en général.

Mais ils savent aussi qu’une fois de temps en temps nous prenons notre goutte d’essence pour la cracher dans le feu. Et cela leur suffit pour se tenir au chaud.

Mise à jour du 28/03/19 : ici, une vidéo du professeur Feuillage, très en phase avec ce billet cracheur de feu.

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Maintenant que le ras-le-bol des commémorations est passé j’ai rattrapé mon retard en lisant le formidable Tranchecaille de Patrick Pécherot.

L’avenir dépassé

Posted in Réflexitude par Laurent Gidon sur 2 janvier, 2019
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Si comme moi vous avez passé la cinquantaine vous partagez sans doute avec bon nombre d’anciens jeunes de notre génération l’impression que l’avenir c’était l’an 2000 et qu’il n’a pas tenu ses promesses. J’ai encore entendu cette idée récurrente exprimé par Cédric Klapish dans sa Master Class.

Quand nous étions encore jeunes, l’an 2000 c’était les voitures volantes, les rayons de la mort (ah, ça on l’a), la nourriture en pilules (ah, ça aussi), les robots qui font tout à notre place et nous servent encore le café en discutant philosophie, les vaisseaux intergalactiques ou encore bien d’autres choses, chacun peut allonger la liste. Dans cet avenir il n’y avait plus de guerre et nous portions tous de grandes chasubles écrues en déambulant dans un vaste forum permettant à chacun d’apporter sa contribution aux idées sur le monde.

Mais plus l’an 2000 approchait plus nous sentions monter la déception. Rien n’avait vraiment changé depuis les années 80 et même la chute du bloc soviétique n’avait rien arrangé.

La tempête de fin 1999 en France, et le 11 septembre 2001 pour le reste du monde, se sont chargés de nous ouvrir les yeux : notre avenir rêvé était d’emblée complètement dépassé.
La technologie se cantonnait à des détails qui ne révolutionnaient pas la vie. Internet et les téléphones portables existaient, ils étaient en train de modifier nos cerveaux en profondeur, mais ils n’amélioraient pas grand-chose et ne correspondaient pas du tout à l’idée que nous nous faisions d’un avenir rayonnant.

Pour retrouver notre futur de rêve il faut désormais regarder vers le passé.
Nous sommes peut-être la première génération à se dire que la vie de ses enfants ne sera pas meilleure que la sienne. Ils vont devoir faire face à des défis dont la plupart d’entre eux ne sortiront pas vainqueurs.
Même si certains continuent de projeter des missions vers Mars, une bonne part de l’effort scientifique consiste à analyser nos erreurs répétées depuis cinquante ans et tenter d’y trouver des solutions.
Les discours officiels sur le retour de la croissance se heurtent à la nécessité fondamentale de revenir à une consommation raisonnée des ressources et donc à une sobriété choisie avant d’être subie. Pour Jean-Marc Jancovici, nous allons forcément vers une économie décarbonnée et nous y allons d’autant plus vite que nous le refusons.
Les mouvements sociaux ne demandent plus de progrès mais un maintien des acquis face à la perception d’une réalité en constante dégradation.
Dans le monde, des mouvements politiques nostalgiques d’une époque qui a engendré la seconde guerre mondiale sont portés au pouvoirs par des peuples que les autres promesses non tenues n’enchantent plus.
Un nouveau champ de recherche s’intéresse déjà à l’étude de l’effondrement en cours.
Notre avenir est clairement dépassé.

Ou plutôt, il n’est pas tracé.
Nombre de prophéties autoréalisatrices se heurtent à l’inattendu.
Face à l’effondrement annoncé, au moins deux attitudes cohabitent.
Ne compter que sur soi et faire le maximum de réserves pour survivre seul.
Compter sur la solidarité naturelle de l’espèce, non pour ne pas se préparer au choc, mais bien pour l’amortir ensemble.
Cohabitation n’est pas opposition. Rien n’interdit de penser qu’un survivaliste partagera ses denrées amassées contre du savoir-faire complémentaire ou même seulement un peu de chaleur humaine.

Et donc, Joyeux 2019 à tous !

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En attendant la chute, je lis Swing Time, de Zadie Smith, traduit par Emmanuelle et Philippe Aronson.