Cinquante tours plus tard
Ce matin, cela fait cinquante ans que je suis là, à regarder ce qui se passe sur cette planète, laquelle en a profité pour faire cinquante fois le tour de son soleil, la coquine baladeuse.
Pendant tout ce temps il m’est arrivé de bouger, voyager, vivre ailleurs, pour finalement revenir à quelques kilomètres de mon point de naissance pour m’asseoir et regarder.
Un astronome dira que depuis ma naissance, ce point où je suis né a parcouru plus de trajet à travers la galaxie que moi sur Terre, et il est vrai que, si j’ai l’impression d’avoir retrouvé les lieux à peu près au même endroit, ils ont quand même un peu changé. Moins d’arbres, moins de champs cultivés, plus de maisons et de routes, plus de bouchons aussi. C’est bien, les choses évoluent, les gens s’y adaptent en râlant un peu, la vie continue même s’il y a de quoi s’indigner par moments.
L’astronome dirait aussi que, même assis sans bouger de ma petite maison, je continue de me mouvoir. Je suis d’accord, bien que le mouvement soit un peu plus difficile aujourd’hui.
Après un excès de chutes sur tapis mou lors d’une grosse session de bloc lundi, mon genou gauche a doublé de volume. Je peux le plier sur 15° et donc marcher, mais avec une dégaine de chimpanzé.
Est-ce que c’est cela, avoir 50 ans ? Subir la tyrannie du ménisque et trouver ça drôle ?
À ma façon, selon mes moyens et dans les conditions que je me suis forgées, je suis heureux sans trop y consacrer d’effort.
Ce n’est sans doute pas qu’une question de conditions ou de moyens, même si ça aide. Un de mes amis pète de joie de vivre alors qu’il trime à s’en arracher les bras dès trois heures du matin et n’a jamais le temps d’ouvrir un livre ou d’aller au concert. Il prend au moins le temps de grimper. Il sait que j’écris des trucs, mais ce qui l’intéresse chez moi c’est plutôt ma capacité à l’assurer quand nous grimpons à la falaise : je pèse assez lourd pour équilibrer son éventuelle chute.
On est toujours utile à quelque chose, même comme contrepoids.
Et c’est reparti pour un tour !
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Pendant que la roue continue de tourner, je lis Ce Monde disparu, de Denis Lehane (dont j’avais déjà beaucoup aimé Un pays à l’aube), et on m’a offert Chaurasi, de France Tournier.
Un jour blanc
Le réveil a sonné tôt. Son petit déjeuner avalé, mon fils a pris le car pour le lycée. Les autres dorment encore. Un peu de bois dans le poêle, la maison est à moi. J’ouvre le nouveau livre de Joël Dicker, et je le referme aussitôt lu le titre du prologue. Pas envie de savoir ce qu’il a bien pu se passer « un mois avant le Drame ». J’échange cette promesse calibrée thriller contre un magazine culturel. En piochant des articles sans ordre, je m’aperçois que se dessine une vision des choses, ou au moins une envie.
Un exilé irakien est revenu dans son pays en 2003, juste le temps de filmer sa famille avant que pleuvent les bombes américaines. Il y est retourné après la guerre, mesurer l’étendue des dégâts, filmer encore ce qui reste debout, avant de reprendre le chemin de l’exile et passer dix ans d’hébétude à ne pas pouvoir toucher ces images. Aujourd’hui, deux films sortent en salle, grâce auxquels « cette guerre lointaine devient un peu la nôtre. »
Une critique des Derniers Jours de l’Humanité, sous-titrée Music-Hall Tragique, nous rappelle que selon Karl Kraus « Le diable est bien optimiste, s’il s’imaginait pouvoir rendre les hommes plus mauvais. » Une photo nous montre Denis Podalydes éructant, poing dressé et sourcils à la Nicholson, tenant tout de même un livre dans l’autre main (ce n’est pas la même photo qui ouvre ce billet, elle ressemble juste un peu). Mais ce qui me frappe, c’est que la journaliste utilise entre parenthèses un adverbe qui me semblait n’avoir plus cours : dans la pièce, Berg, Schoenberg et d’autres seraient « rudement bien chantés ». Ce rudement me happe, sans doute par la bascule du sens qu’on lui donne. Quand c’est juste rude, c’est dur, grossier, ça gratte, plutôt négatif. Mais quand c’est rudement bien, tout change, ça devient épatant, positif, enthousiaste.
Ce qui est épatant, positif, enthousiaste, c’est l’article sur une chercheuse qui a fait la prof des écoles en maternelle pendant trois ans à Genevilliers, juste pour voir si un enseignement qui prendrait ce qui se fait de mieux dans diverses approches pédagogiques pouvait avoir des résultats positifs mesurables par les neurosciences. La réponse semble être que oui. Dans cette période clé de 3 à 6 ans, il est possible d’apprendre le calcul et la lecture (oui, en maternelle) à des enfants de milieux défavorisés ne disposant pas de soutien à domicile et dont la famille ne parle parfois même pas français. On peut le faire, ça marche, c’est prouvé.
Voilà, parcours matinal passant d’une famille représentative d’un pays broyé successivement par la dictature, la guerre et le chaos, à une vision de la fin de l’humanité aussi théâtrale que rudement bien chantée, puis à une note d’espoir quant à ce que nous pouvons faire de nos enfants pour qu’ils ne soient pas précipités dans le même enchaînement d’erreurs que nous. C’est bien, le chemin se dessine, ce sera une bonne journée.
J’ouvre les volets. La neige de la nuit sur la terrasse, sur la haie, sur les toits, fait disparaître l’horizon dans le blanc du ciel. L’extérieur n’est qu’une brume immobile. C’est à l’intérieur que se font les choix qui comptent.
Et je choisis donc de vous épargner la réaction de notre Éducation Nationale à l’expérimentation de Genevilliers. Espoir, quand tu nous tiens !
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Je lis tranquillement La Nuit de feu, de Eric-Emmanuel Schmitt, en y retrouvant mes propres souvenirs et impression de marche dans le Désert Blanc, en Égypte. C’était il y a presque 15 ans, mais c’est toujours là, dedans, prêt à refaire surface.
Ante mortem : Neil Young
Neil Young, d’abord une voix. Il fallait oser, bâti comme il est avec sa gueule de chaffouin, il fallait oser, venant du Canada et donc chargé d’emblée d’une image de tapette aux yeux de l’étasunien de base (lequel étasunien s’était probablement déjà fait souffler pas mal de jolies filles par l’autre Canadien Leonard Cohen, dans une tessiture il est vrai diamétralement opposée), il fallait oser donc, monter si haut dans les aigus, afficher autant de fragilité funambule, de douceur contraltesque, de préciosité presque, sous la dégaine de bûcheron. Et sans un sourire, en plus. Est-ce pour cela que la Young touch touche immédiatement ? Sur moi en tout cas, ça marche, j’ai envie de dire « bravo, c’est gonflé, continue ! »
Mais il semble que ça n’ait pas marché tout de suite, le vrai succès a mis du temps à venir. Et s’il s’est maintenu après Harvest et jusqu’à aujourd’hui, c’est dans une interzone entre star planétaire et artiste local. Peut-être que, où qu’il se produise, Neil Young est un peu tout de suite du coin, le mec qui chante et qui joue de la guitare avec ses potes, qui semble avoir toujours été là sans pour autant faire la une des magazines.
Attention, voici quelques considérations oiseuses et ouvertes à polémique, mais tant pis. Buffalo Springfield, c’est Neil Young, point. Crosby, Stills, Nash, c’est joli, mais avec Neil Young ça donne tout de suite Ohio (entre autres) et d’un coup ça décoince. Quand Pearl Jam joue du Young avec Young, c’est du Young, et où est passé Pearl Jam ? (j’aime bien Pearl Jam, je ferai un hommage à Eddie Vedder un jour, mais là, c’est Young) Quant à Crazy Horse, c’est quatre Young autour de Young. Et même les petits jeunes de Promise of the Real font très Young. Partout, le mec fait ce qu’il veut, ce qu’il sent, et tout le reste suit, se met à sonner autour de lui, comme lui.