Comme ça s'écrit…


Berliner round 27 – sabré

Posted in Berliner Round,Textes par Laurent Gidon sur 27 juin, 2020

A la cosaque : bad !

Au retour, après un nettoyage minutieux des armes, des paquetages et des hommes, on nous octroie un quartier libre de deux jours. Pour la plupart, les élèves s’égayent dans la nature, retrouvent leur famille ou courent vers les plages pour profiter de l’été indien. Mais certains d’entre nous sont retenus pour les derniers préparatifs de la cérémonie finale. Je dois rester aux Écoles pour recevoir et vérifier les exemplaires de la plaquette.

Par un petit mot personnalisé, Boulaz invite tous les consignés de sa section à boire un verre chez lui. Nous en restons sur le cul. Nous nous demandons pourquoi il veut nous voir, s’il faut accepter, et même dans quelle tenue y aller. En fait, l’idée de se faire offrir à boire balaye toutes les interrogations. Nous sommes six ou sept à débarquer dans le quartier des cadres, une zone résidentielle accolée aux Écoles où sont logés les officiers et sous-officiers temporairement affectés aux différents bataillons de Saint-Cyr. Boulaz nous a donné l’adresse, nous sonnons à son appartement en nous demandant qui va nous ouvrir. Personne d’autre que lui, mais comme nous ne l’avons jamais vu : t-shirt, jean, baskets. Nous avons bien fait de venir en civil. Il sourit. Il est content de nous voir. Il paraît plus jeune. Même son phrasé est différent : il nous parle doucement, sans effort, avec une autorité naturelle, presque paternelle.

La réception est toute simple, quelques chips et cacahuètes. Apparemment nous ne sommes pas là pour un banquet. L’appartement lui-même ressemble à un logement d’étudiant : peu de meubles, rien aux murs, pas grand-chose de personnel. Coup d’œil à la bibliothèque : des livres de philosophie et d’histoire de l’art côtoient des publications plus militaires. Cela me rappelle que les officiers issus de Saint-Cyr ont un bagage grande école de type bac plus 5. Boulaz n’est pas que ce type fruste et laconique qui nous a conduits au bout de notre formation. C’est aussi une sorte de super-ingénieur de combat. Il nous dit d’ailleurs que son actuel passage aux Écoles n’est qu’une brève interruption dans sa carrière qui doit l’emmener vers une affectation beaucoup plus pêchue. Nous n’en saurons pas plus, d’autant que le vraie sujet de la soirée nous apparaît bientôt.

Boulaz sort une première bouteille de champagne du frigo et la pose sur la table.

« Messieurs, savez-vous traiter correctement ceci ? »

J’ai déjà ouvert correctement du champagne en accompagnant le bouchon pour qu’il n’émette qu’un discret plop et aucun jaillissement de mousse intempestif. Mais ce n’est manifestement pas le fond de sa question. Le lieutenant attrape son sabre d’officier – une arme beaucoup plus élégante que les gros bouts d’acier en dotation – et nous montre comment nous en servir.

« Bien sûr, vous pouvez y aller à la cosaque : un grand coup de tranchant à la perpendiculaire du goulot. C’est grossier, vous abîmerez votre lame et perdrez beaucoup du précieux liquide. Plus délicat, vous pouvez tenir la bouteille dans le creux de la main, caresser le goulot le long du fil et éjecter le bouchon d’un coup bien franc du dos de la lame avec l’intention de dépasser le goulot. Un verre posté en-dessous par un camarade récupérera ce qui jaillira. Maintenant, voici la seule méthode vraiment digne, et donc acceptable pour un officier de Saint-Cyr ! »

Il pose la bouteille sur la table, place tout contre une flûte à champagne et glisse sa lame, dos vers le haut, le long du goulot. D’un geste sec il remonte la pointe qui cogne le collet dans un tintement clair. Le goulot se brise net en biais, une petite fontaine de champagne jaillit et retombe directement dans la flûte sans qu’une goutte s’en échappe. Il prend le verre et le lève vers nous : « À votre tour, Messieurs, entraînez-vous ! »

Le frigo s’avère rempli d’une trentaine de bouteilles.

Nous passons la soirée à acquérir la franchise et la précision du geste, bien que notre habileté aille diminuant au fur et à mesure de la mise en œuvre. Boulaz en profite pour nous enseigner certains détails immatériels qui font le bon officier de l’armée française. Comment se comporter avec une dame, surtout si c’est l’épouse d’un colonel ou d’un général, comment inviter à danser lors d’un bal de régiment, dans quel ordre utiliser ses couverts lors d’un banquet, que faire si un supérieur a manifestement abusé de la boisson… Il sort aussi des cigares et nous invite à les goûter en nous montrant comment les allumer, les fumer et en parler selon certaines règles de bienséance.

Alors que la nuit est déjà bien entamée – et nous aussi – il me prend à part pour me dire que je ne serai pas major de promotion, mais seulement quatrième. Il n’a aucun regret à titre personnel, puisque c’est Bones qui arrache la première place devant les autre sections. Cela lui convient. Non qu’il ait eu quelque chose à prouver, mais tout de même, les deux autres sections sont commandées par des capitaines et lui, simple lieutenant, a formé le meilleur. Mais ce n’est pas son sujet pour ce soir.

« Je n’ai pas vu la liste des affectations qui vous sera proposée. Elle est confidentielle. Donc, je ne peux pas vous dire que cette liste, que je n’ai pas vue, comporte au moins un poste à l’étranger qui pourrait vous intéresser. Vous serez le cinquième à choisir, puisque Bouncer aura le deuxième tour en tant que Fine Promo. Je connais bien Bones et j’ai vu les deux autres gars placés devant vous dans le classement : ce sont des gastrocouillards. Aucun risque de leur côté. Occupez-vous de Bouncer, et vous aurez le meilleur poste. »

Je ne sais pas ce qu’il veut dire par occupez-vous de Bouncer. En revanche, je vois très bien ce qu’il entend par gastrocouillard. Ce terme un peu méprisant désigne le jeune militaire sans envergure qui choisit son affectation à proximité de chez maman et de ses bons petits plats pour le bien de son estomac (gastro), ou selon ses couilles, donc près de chez sa bonne amie. Plus généralement le gastrocouillard choisira une place pépère, dans un bureau, un régiment de transmission ou du train, et non une unité de combat ou un poste lointain. Je n’ai donc pas à m’en faire pour les trois premiers. Que faire pour Bouncer ?

Il a lui aussi été retenu au quartier par la préparation de la cérémonie. Je le croise au foyer, et nous discutons. Je ne sais pas comment aborder la chose sans trahir la confidence de Boulaz. En fait, il me suffit de demander franchement.

« Tu prendras quoi, comme genre d’affectation ?

Je ne sais pas encore. Quelque chose qui bouge. Pas envie de m’ennuyer.

– Ah… quelque chose qui bouge loin ?

– Pourquoi pas. Voir du pays, tout ça.

– D’accord. Ce serait bête qu’il n’y ait qu’un seul poste qui ressemble à ce que tu dis…

– Vingt Dieux, tu menaces ?

– Non, je dis juste que tu auras du mal à en profiter avec une jambe cassée, genre mauvaise chute dans l’escalier.

– Je vois… Je vais te laisser jouer les maffieux, mec. Je prendrai l’affectation qui me plaira en oubliant ce que tu viens de me dire. Pas d’offense. »

Voilà, je me suis cru dans un film de Scorcese et on me renvoie à la maternelle. Ce n’est pas plus mal, cette façon de jouer les durs ne me convient pas du tout. Je recroise Bouncer le lendemain, et je lui demande de m’excuser pour mon attitude. Il ne m’en veut pas, et me dit même que ce qui l’intéresse c’est de faire du ski, donc à part s’il y a une affectation à Sölden, à Vail ou à Zermatt, il ne prendra sans doute pas un poste à l’étranger. OK, ça me va, je me détends. Toujours sans savoir ce qui m’attend.

Après ce week-end riche en information comme en alcoolémie, nous sommes convoqués dans le grand amphithéâtre pour y découvrir à la fois notre classement final et la liste des affectations. Nous avons répété le protocole. Chacun à son tour, nous devrons nous lever, nous approcher de la tribune, et déclarer au micro avec assurance et fermeté : « Mon Général, je choisi le… » en complétant avec le régiment ou le poste de notre choix. Avant, nous aurons eu quelques minutes pour prendre connaissance du tableau d’affectations présenté par un rétroprojecteur.

C’est donc avec un peu de nervosité que nous échangeons nos treillis pour le grand uniforme avec képi et pucelle Calloc’h. On nous fait attendre un moment sur le Marchfeld, au garde-à-vous, et cela résonne comme une dernière répétition de la cérémonie de remise des épaulettes. Puis nous pénétrons dans l’amphithéâtre, sombre et frais, avec une odeur de craie sur tableau noir. L’écran s’éclaire. Un grand tableau de soixante-quinze cases apparaît. J’ai pris mes lunettes. Je parcours le tableau à la recherche de mon avenir. Les conversations, d’abord chuchotées, monte d’un ton. Il y a des échanges d’un bout à l’autre de l’amphi, des annonces, des invectives, des menaces. Tout se calme quand le haut commandement entre : fixe ! Le général apparaît, nous salue et nous met au repos en nous proposant de nous asseoir avec beaucoup de bonhomie.

à suivre ici

L’Aide des autres

Posted in Textes par Laurent Gidon sur 26 juin, 2020

2020 l’Audi sait qui dépasse…

L’époque est au combat entre tous ceux qui pensent avoir raison et le crient ou le frappent, fort.
Cette époque dure depuis longtemps. Trop peut-être.

Les mots y sont des armes. Ils déclenchent la violence, et puis l’excusent.

Expliquer, remettre dans le contexte, c’est déjà un peu vouloir excuser comme disait l’autre. C’est en tout cas faire comme si : comme si on allait tous y croire, comme si on allait accepter les coups, les gaz, les blessés et les morts, comme si on allait oublier. Parce que c’était la faute au contexte.

J’en ai marre, du contexte. Le contexte, c’est ce que nous fabriquons seconde après seconde pour nous pourrir la vie les uns les autres et justifier le pourrissement.

Le contexte, c’est nous tous. On le fait, on peut le défaire.

Alors je cherche des mots hors contexte. Chercher l’aide des autres, ceux qui ont écrit en pensant à autre chose, il y a parfois longtemps, et pourtant, ici, maintenant, ça résonne et ça botte le cul au contexte.

Harper Lee, Va est poste une sentinelle, trad. Pierre Demarty, 2015 :
Ils étaient pauvres, ils étaient sales et ils avaient des maladies, certains étaient fainéants, indolents, mais jamais, pas une seule fois, on m’a donné à croire que je devais les mépriser, les craindre, leur manquer de respect, ou que je pouvais me permettre de les maltraiter en toute impunité.

Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête, 2014 :
À quoi bon supporter l’adversité, l’injustice, ou même la haine d’un ennemi, si l’on peut tout résoudre par quelques simples coups de feu ? Un certain goût pour la paresse s’installe chez le meurtrier impuni.

Jean-Marie Blas de Roblès, L’Île du Point Némo, 2014 :
Je vous dis seulement que les canots de sauvetage restent systématiquement coincés dans leurs bossoirs, que ce sont les plus gros, les plus forts, les plus stupides qui piétinent femmes et enfants pour sauver leur pitoyable vie et que le capitaine n’est même pas tenu de couler avec son navire.

Alice Ferney, Le Règne du vivant, 2014 :
Il poursuit son action, il connaît cette chance d’approuver sa propre existence, il n’envie rien ni personne. Il a choisi sa méthode. Nul ne va aussi loin que lui.

Philippe Lançon, Le Lambeau, 2019 :
La mort était une conclusion qui ne devait pas nous empêcher de rire du comique de situation qui l’avait précédée.

Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, 1951 :
… et nous qui avions à vivre, serions chargés de résoudre tous les problèmes et de remédier à tous les maux.

Carlos Ruiz Zafón, Le Palais de minuit – trad. François Maspero, 2012 :
La plupart des traditions ne sont que les maladies d’une société.

Goliarda Sapienza, L’Art de la joie – Traduit par Nathalie Castagné, 1976 :
Ils se préparent à courir eux aussi sur les places pour assouvir leur soif d’être comme les autres, de se réjouir ou de pleurer avec les autres, et à laisser tomber l’effort solitaire d’être différents.

Michel Quint, Apaise le temps, 2016 :
Alors tu peux revendiquer tes racines en bloc, négritude, exil, pauvreté, descendant de victimes de l’esclavage et du colonialisme, flamezoute de toute éternité, c’est pas d’affirmer ta différence qui te rendra égal, ni de prendre les armes, c’est de te donner les moyens d’être aussi fort que n’importe qui. Par la matière grise.

Rainer Maria Rilke, Notes sur la mélodie des choses – Trad. Bernard Pautrat, 1898 :
Et l’art n’a rien fait sinon nous montrer le trouble dans lequel nous sommes la plupart du temps. Il nous a inquiétés, au lieu de nous rendre silencieux et calmes. Il a prouvé que nous vivons chacun sur son île ; seulement les îles ne sont pas assez distantes pour qu’on y vive solitaire et tranquille.

Eric-Emmanuel Schmitt, La nuit de Feu, 2015 :
Épouser un pays, ses particularités, c’est épouser ce qu’il a de petit. S’en tenir à sa terre, c’est ramper. Je veux me redresser. Ce qui m’intéresse dans les hommes, désormais, ce n’est pas ce qu’ils ont de romain, de grec ou d’égyptien, c’est ce qu’ils peuvent avoir de beau, de généreux, de juste, ce qu’ils peuvent inventer qui rendrait le monde meilleur et habitable.

Anton Tchekhov, Les trois sœurs, traduction du russe par André Markowicz et Françoise Morvan, 1900 :
TOUZENBACH – Ma foi, après nous, en volera en montgolfière, les vestons changeront de coupe, on découvrira, peut-être, un sixième sens, qu’on développera, mais la vie restera semblable, difficile, pleine de mystères et heureuse. Et, dans mille ans, les hommes gémiront de la même façon : « Ah, que la vie est dure ! » et, en même temps, exactement comme aujourd’hui, ils auront peur de la mort et ils ne voudront pas mourir.

Julia Kerninon, Buvard, 2013 :
Bien sûr – bien sûr que je suis un enfant. Dans ce monde où les adultes se comportent avec une ineptie qui ferait mourir de honte un nouveau-né, je préfère admettre d’emblée que je suis un enfant.

Jules Renard, Journal 28 décembre 1896 :
Le paradis n’est pas sur la terre, mais il y en a des morceaux. Il y a sur la terre un paradis brisé.

Voilà. Marre du contexte.
Sinon, je lis Miroir de nos peines, de Pierre Lemaitre sous le bas ciel normand.

Berliner round 26 – gros X

Posted in Berliner Round,Textes par Laurent Gidon sur 17 juin, 2020

Arrivés à Lorient nous montons à bord de péniches de débarquement, du même type que celle du 6 juin 44. Heureusement, nous sommes fin septembre 88 et nous ne traversons que le bras de mer qui nous sépare de l’île de Groix – que nous appelons gro-ix selon l’habitude prise de décomposer les diphtongues. Notre mission consiste en un débarquement de nuit sur la plage des Grands Sables à l’est de l’île, suivi d’un déplacement tactique vers l’ouest, notre objectif étant le phare de Pen Men que nous devons détruire avant un repli sous forme de marche commando jusqu’à Port Tudy où nous allons rembarquer.

Nous attendons la marée dans le port de Lorient, chaque section dans sa péniche avec canots gonflables. Les marins en profitent pour bien nous faire répéter les procédures de mise à l’eau. La nuit venue nous quittons la rade par une mer plutôt calme. Quelques vagues cognent dans le plat-bord avant, mais personne n’est malade. À cinq cents mètres de la plage notre péniche met en panne, le plat-bord s’abaisse et nous poussons les canots en file indienne jusqu’à l’eau avant de sauter dedans et finir la traversée à la pagaie. Nous débarquons dans un mètre d’eau, tirons les canots sur le sable et tombons tous en position de tir, comme dans un film. Chacun se tortille pour quitter le gilet de sauvetage tout en restant posté, prêt à défendre cette bande de sable jusqu’à la mort. Le collègue chef de section sécurise la plage et me passe le commandement pour le déplacement tactique.

J’ai tout bien repéré sur la carte, mais comme d’habitude, j’ai du mal à faire le lien avec le peu du terrain que je vois dans la nuit. Je suis censé mener la section jusqu’à l’autre bout de l’île en évitant toutes les zones habitées. Avec carte et boussole éclairées par ma lampe à filtre rouge je cherche un chemin dans le bocage, direction ouest, approximativement. Je dois me tromper plusieurs fois, le sentier devient de plus en plus étroit et ses virages ne correspondent plus au plan. Boulaz, qui nous accompagne, en a marre de me voir sortir ma carte à chaque croisement. Nous prenons du retard sur l’horaire de rendez-vous avec l’autre section d’assaut. Notre lieutenant finit par me chuchoter de prendre une décision, d’un ton plus que pressant.

Je vois, sur la droite, que les fourrés où nous sommes perdus s’éclaircissent. Je fais comme si je savais ou j’allais et je fonce vers ce qui s’avère être des jardins potagers. Une rangée de maisons les borde. Tant pis, j’ouvre un portillon et entraîne la section plein ouest à travers les rang de choux et de tomates. Boulaz râle en sourdine. Après deux minutes de crapahut pas trop silencieux – trente paires de rangers mouillées qui piétinent les jeunes pousses et cognent dans tout ce qui dépasse – une porte s’ouvre au rez-de-chaussée d’une maison et une vieille dame en sort dans une éclaboussure de lumière qui éclaire toute la section. Bravo pour la discrétion ! Comme je ne suis plus à ça près, je m’approche et interroge l’autochtone, le plus naturellement du monde, sur la direction du phare. Elle ne s’émeut même pas de voir dans son jardin un soldat en armes, maquillé camouflage, lui demander son chemin à minuit passé.

« Oh, ben mon gars, vous êtes pas rendus. Passez donc par la route derrière, ce sera plus simple. » Je lui explique que je n’ai pas le droit, ce ne serait pas du jeu. Boulaz fulmine. La vieille m’indique un sentier qui s’enfonce entre les arbres et pourrait nous rapprocher. Je nous y dirige en courant : fin de l’approche tactique, nous devons foncer. J’arrête aussi de me poser des questions sur les angles du chemin et suis ma boussole dont les repères phosphorescents m’indiquent l’ouest sans que j’aie à sortir ma lampe. À chaque croisement je nous ré-axe le plus à l’ouest possible et nous finissons par déboucher sur le terre-plain qui entoure le phare. Ouf, mission accomplie. Je transmets le commandement à un autre élève pour l’assaut. On m’envoie en couverture un peu plus loin. Deux minutes plus tard, j’entends que la guerre éclate dans mon dos. Grenades, pétards François, rafales de FAMAS, destruction symbolique du phare.

L’ordre de repli est donné. Nous partons en courant sur la route principale : plus besoin de se cacher, les explosions ont trahi notre présence bien plus que mes discussions nocturnes avec Mamie Locale. C’est maintenant la vitesse qui doit nous sauver. Six kilomètres de cavale jusqu’à Port Tudy. La nuit est de nouveau silencieuse sur l’île. Je n’entends que nos rangers sur le goudron, mon souffle précipité et mon cœur qui tambourine à mes oreilles. Nous arrivons au port en nage. Les péniches sont là, les canots y ont été rembarqués. Nous montons à bord et attendons le départ. Les autres sections arrivent et embarquent elles aussi. On nous ordonne la plus grande discrétion pour achever l’exfiltration. Après une bonne heure de silence et d’immobilité, l’ordre tombe : dormez sur place, nous sommes en retard sur la marée pour repartir.

Chacun se cherche un peu de confort entre les boudins des canots encombrés de nos gilets. Nous sommes trempés de sueur et d’eau de mer. La nuit est fraîche. Je finis par m’endormir en grelottant. Le lendemain matin l’aube me réveille. Les autres sont déjà debout, certain avec un quart de café en main. Je tente de bouger : impossible. J’ai dormi recroquevillé dans un canot et tout mes muscles sont tétanisés de froid et de fatigue. Même ma mâchoire n’arrive pas à se débloquer. On nous appelle pour le rapport. Toujours pas moyen de faire un geste. Potham vient me secouer. Je parviens à glisser quelques mots entre mes dents serrées : « peux pas bouger… » Il se redresse et appelle les autres en leur disant que le major est tout coincé. Je suis bientôt entouré d’une dizaine de commandos hilares. « Arrêtez de vous marrer et sortez-moi de là… » Il s’y mettent à trois ou quatre pour me déplier. Au soleil je parviens enfin à me réchauffer.

Comme nous avons fait la guerre sur leur île, les habitants de Groix vont être dédommagés par un défilé improvisé. Profitant que les villages sommeillent encore nous remontons d’un ou deux kilomètres vers l’ouest pour nous ranger en ordre serré. Nous sommes toujours en tenue de combat, rangers humides et sableuses, treillis tachés de terre, la plupart d’entre nous le visage encore maculé de camouflage. Apparemment, c’est comme ça qu’on nous aime, par ici. Les trois sections en formation de parade redescendent vers Port Tudy au « portez arme » et en chantant. La population éveillée s’est rassemblée de part et d’autre de la grande rue et nous regarde passer en applaudissant. Il y a de tout parmi ces spectateurs, des vieux marins, des fermières comme celles que j’ai croisée la veille, des familles avec jeunes enfants, des ados… Une femme d’une quarantaine d’années nous crie au passage : « Vous êtes beaux ! » J’en reste sidéré. Ces gens-là y croient vraiment ?

Pour moi, toute cette opération commando, voire l’ensemble des EOR, n’est qu’une vaste blague. Je me plie aux ordres et aux exigences de l’armée, mais une petite voix au fond de moi me répète sans arrêt que ce n’est qu’un jeu, des gosses surentraînés qui jouent à la guerre mais n’auront jamais à la faire pour de vrai. Et même si guerre il y avait, en tant que fantassin tout notre bel entraînement serait pulvérisé par la première salve d’artillerie, sans parler des armes nucléaires. De plus, en cet instant précis, je me sens minable, fatigué, sale, j’ai faim et soif, mal partout… Et ces gens, tout juste réveillés, nous trouvent beaux. Il va falloir que je m’y fasse.

Nous rembarquons à la marée et repartons vers Lorient où nos camions et nos paquetages nous attendent. On nous sort de la ville pour nous déposer en rase campagne. Nettoyage des armes, nettoyage des hommes, tenues sèches : nous sommes vite prêts à poursuivre ce jeu de guerre campagnarde. Le programme est simple : nous retournons vers Coëtquidan en mode tactique. Pour la fin du raid commando nous allons couvrir une centaine de kilomètres à pied tout en cherchant à échapper à un ennemi qui nous harcèlera. Bon, très bien. What else ?

Nous continuons à nous passer le commandement pour des missions de déplacement et de reconnaissance. Lorsque nous tombons sur des véhicule de plastron – l’ennemi pour de faux – nous montons à l’assaut avec une rage presque jouissive. Les chargeurs de balles à blanc se vident dans la campagne. Les grenades à plâtre explosent dans les lisières, laissant de larges taches blanches et des éclats de plastique bleu. Toutes nos réserves y passent, surtout nos provisions d’énergie. Avec la fatigue accumulée mes souvenirs se brouillent. Je me rappelle toutefois qu’après avoir commandé un déplacement je fais dresser le camp dans un petit bois cerné au trois-quarts par une large boucle de la route. Il fait nuit, nous mangeons des rations froides car j’ai interdit les feux par discrétion. Je transmets le commandement après avoir posté les gardes. Puis je me glisse dans mon duvet sous ma bâche agricole et je m’endors comme une souche.

Lorsque je me réveille le jour est haut levé, toute la section est déjà debout, les traits tirés. Moi, je suis enfin un peu reposé. J’écoute ce qui se dit en pliant mon duvet et ma bâche. Partout autour ça jacasse comme après une action émotionnellement intense dont il faut se purger. Je finis par demander ce qui se passe.

« Ben quoi, l’attaque de cette nuit, quoi ! Comment qu’on les a mis en fuite, total Rambo ! »

Quelle attaque ? Je tombe des nues. Peu à peu on me raconte. Vers quatre heures du matin, trois automitrailleuses ont attaqué le campement. La garde a donné l’alerte dès que les véhicules ont été repéré en amont du virage. Le temps qu’ils arrivent, toute la section était postée, armes au poing, prêtes à tout détruire. Après nous avoir copieusement mitraillé, le plastron a dû s’évacuer devant l’intensité de la riposte. Ils ont été pris dans des tirs croisés, puis poursuivis par une équipe de destruction qui les a arrosés jusqu’à leur disparition à grande vitesse. Victoire totale ! L’opération a duré près d’une demi-heure.

Voilà mon état : il peut y avoir une alerte, une attaque, le fracas d’armes de tous les calibres, une riposte générale, une poursuite vengeresse, des hurlements, des explosions en tous genres, et cela ne me réveille même pas. J’ai l’impression qu’une partie de ma vie m’a été volée par la fatigue et le sommeil. Tant pis, nous repartons vers Coët en poursuivant la guerre.

Suivi ici (clic)

Berliner round 25 – surprises

Posted in Berliner Round,Textes par Laurent Gidon sur 15 juin, 2020

La formation touche à sa fin. Avant le raid commando qui servira de test combat, nous bouclons tous les examens sur table ou évaluations physiques. Comme attendu, mes résultats en endurance tirent ma moyenne vers le bas. J’ai beau m’arracher le ventre à la marche commando, pas moyen de passer sous la barre des quarante minutes. Après ces 8 kilomètres avec sac de 12 kilos, arme et casque lourd sous un soleil de plomb, il me faut presque une journée pour me remettre. Heureusement, je score au PC sans me faire trop mal et assure la note maximale qui remontera ma moyenne. Je vais en avoir besoin. Un mini-incident diplomatique a lieu lors du grimper de corde. Je me présente un peu stressé à l’examinateur. Boulaz est là, il se rapproche encore, et je vois bien à son regard que je n’ai pas intérêt à me planter. J’attrape la corde, les mains moites, lève le pied gauche et attends le top départ. L’examinateur s’emmêle dans son chronomètre, me donne un premier top avant de crier « stop ! » parce qu’il a mal lancé le temps. Au deuxième départ ma main glisse et je retombe au lieu de m’envoler vers un chrono miracle. C’est foutu pour le record. Boulaz intervient : il demande à l’examinateur de me redonner un départ. Mais Poirier s’approche en courant sur ses jambes torses, déjà colère, et veut m’interdire de recommencer : je n’ai pas touché le sommet, j’ai zéro ! Le ton monte entre lui et Boulaz. On finit par me donner un nouveau départ, mais, toujours plus fébrile, je cherche à tirer trop fort, à faire de trop grandes brassées (il est interdit de s’aider des jambes ou des pieds), la corde vibre et je rate une main qui me fait redescendre de près d’un mètre. À l’arraché je rattrape le coup, mais je suis loin du temps de mon record perso. J’aurai au mieux 17 et pas le 20 dont j’ai besoin pour remonter ma note de marche co. Boulaz tique. Poirier jubile. Son poulain est en bonne place pour devenir major promo si je continue à descendre ainsi.

En focalisant les attentions sur moi, j’ai permis à Bones d’enregistrer discrètement des notes proches des miennes, voire bien supérieures en course et en marche commando. Nous discutons stratégie le soir, dans la chambre. Boulaz l’a convoqué après avoir fait les calculs. Si mon pote de chambrée ne foire pas trop la suite, il a ses chances. Bones attend donc son heure, juste sous le peloton de tête, en embuscade : après tout, c’est ce qu’on nous apprend en combat de section. Cette note de combat sera d’ailleurs déterminante.

Une épreuve inattendue m’attend ensuite. Chaque élève de la promotion doit se trouver un parrain officier. On nous assure que tous les membres du haut commandement de Saint-Cyr se fera un plaisir et un honneur de parrainer un nouvel EOR. Il s’agit en effet d’un parrainage à peine symbolique : le parrain devra juste être présent lors de la cérémonie pour remettre les épaulettes à son filleul. Aucune responsabilité au-delà des Écoles.

Très pris par la réalisation de la plaquette, je ne me suis pas occupé de dénicher cette perle devenue rare : un officier encore libre. Et puis, je me vois mal faire le tour des capitaines, commandants ou colonels affectés aux Écoles pour leur expliquer, plein de révérence et de modestie, que mon rêve le plus cher serait de les voir m’épingler mon grade d’aspirant à la fin du mois de septembre. Ça me gave rien que d’y penser, alors je n’y pense pas et ne fais rien. Vient le jour où Boulaz me convoque pour me demander quel nom il doit mettre en face du mien sur la liste EOR-parrain. Je n’ose pas lui avouer que je n’ai personne. Alors je tente un coup de bluff.

« Mon Lieutenant, vous le savez, je suis toujours antimilitariste.

Vois pas l’rapport.

Je ne peux pas imposer à un de vos collègues de me parrainer, ce serait une forfaiture.

M’en fous, il me faut un nom.

Je le conçois. Et je me rappelle vous avoir entendu dire un jour qu’on était officier pour la vie. Question d’honneur et de principe. À vie.

C’est vrai. À vie. Vois toujours pas l’rapport.

Mon père a fait les EOR lui aussi. Selon votre principe, il est toujours officier, puisque toujours en vie. Il me remettra mes épaulettes. En face de Gidon, veuillez inscrire simplement Gidon, sans mention de grade. »

Boulaz me regarde comme si je venais de pisser sur le TTA. Je sens que ça mouline sous son crâne bosselé et luisant. Finalement il se marre et inscrit juste Gidon en face de mon nom, sans grade. Merci Papa. Je sens que je vais quand même devoir payer cette blague proche du sophisme. Lorsqu’il referme son cahier, le lieutenant ne lève même pas les yeux vers moi pour m’annoncer que nous venons de prendre le détachement d’intervention et qu’il veut voir la section rassemblée en état d’alerte dans moins de deux minutes.

« État d’alerte, Mon Lieutenant ?

Alerte. Vient de sonner. Z’avez plus qu’une minute quarante. »

Je cours déjà dans le couloir en hurlant « Alerte ! Alerte ! » tout en priant pour que les autres ne soient pas trop endormis et réagissent dans les temps. Nous mettrons plus de deux minutes à être rassemblés en tenue de combat. Je me ferai donc engueuler par Boulaz devant tous les autres, avec menace de me retirer mon statut de major section. Ce n’est finalement pas cher payé. Il me faut encore appeler mon père pour lui annoncer la nouvelle et espérer qu’il accepte. Officier à vie, quelle drôle d’idée !

Il n’y a plus qu’à le devenir. La plaquette promo est imprimée, le champagne est en cave, nous avons intégré les notions d’ordre serré propres à une cérémonie en grand uniforme avec sabre, plusieurs répétitions nous ont permis de caler notre arrivée au pas cadencé en chantant jusqu’au Marchfeld, la place d’honneur de Saint-Cyr où nous serons promus officiers un soir de fin septembre. Nous pouvons donc partir en raid commando.

La première partie de ce raid doit nous faire parvenir à Lorient par bonds successifs, chaque bond donnant l’occasion à un élève de passer son test combat. Nous embarquons dans les camions avec paquetage complet et armes, prêts à jaillir au moindre arrêt pour obéir aux ordres d’un de nos camarades en train d’être évalué. C’est vite répétitif, plutôt épuisant, mais nous sommes bien entraînés. Surtout, nous jouons le jeu pour ne pas pénaliser un collègue. Quand vient mon tour, j’ai la surprise d’être accueilli par Poirier. Très neutre, comme s’il avait oublié les baïonnettes et le grimper, il me conduit en jeep sur le lieu de mon examen. J’ai une demi-heure pour repérer le terrain et préparer mon ordre pour mettre en place un dispositif d’embuscade. Il me donne le lieu et l’heure du rendez-vous et me laisse en pleine campagne, sur une route bordée par un grand pré en pente douce ascendante. C’est sur cette route qu’est censée arriver une colonne de véhicules ennemis. Ma section doit stopper la colonne, détruire le plus de possible de véhicules avant un repli tactique.

Le pré a une forme de trapèze dont le grand côté est constitué par la route axée nord-sud. Le petit côté est délimité par une forêt dont la lisière à peu près rectiligne s’incurve au sud pour rejoindre la route en formant un des côtés inclinés du trapèze. Je suis à l’angle nord du pré, là où la route fait un virage vers l’ouest et forme donc l’autre côté incliné. Je n’ai qu’une demi-heure, j’hésite donc à remonter jusqu’au milieu du pré pour le traverser et évaluer précisément la distance qui sépare la route de la lisière. Je préfère m’enfoncer dans la forêt pour repérer les chemins de replis protégés et les endroits où placer des éléments de couverture. En longeant la lisère je scrute la route qui me paraît bien loin vers le bas, de l’autre côté du pré. Nos tirs ont une portée efficace de trois cents mètres et cela me semble plus long. Il y a un risque de rater l’embuscade, de ne rien détruire et de seulement signaler la présence de ma section à un ennemi dont le nombre m’est inconnu. Je marche jusqu’au côté opposé du trapèze, là où la lisière s’incline pour rejoindre de nouveau la route. Et je m’aperçois que la forêt n’est plus ici qu’une grosse haie d’arbres entre deux champs. Je pourrais y poster mes éléments d’arrêt et de destruction qui prendraient de trois-quart arrière la colonne arrivant par le sud, derrière nous. C’est risqué, mais plus sûr au niveau de la distance de tir qui varierait entre cinquante et cent mètres : destruction assurée, même avec des aveugles au tir. D’autant qu’un chemin creux bordant le second champ me permet de placer un élément de couverture plus au sud. OK, ce dispositif me plaît, je remonte au point de rendez-vous avec l’impression d’avoir éventé le piège du pré trop large pour une distance de tir efficace.

Quand la section arrive les copains sautent les ridelles et se répartissent en trois groupe, chaque chef de groupe venant prendre ses ordres auprès du chef de section : moi, tout fier. Poirier écoute et prend des notes. Je détaille mon ordre précis en respectant bien la syntaxe et la terminologie militaires, personne ne fait de commentaire, les groupes foncent se mettre en place, il n’y a plus qu’à attendre l’ennemi. Lorsqu’il se présente, je suis aux côtés de l’élément d’arrêt, prêt à commander le tir. Concentré sur cette mission, je ne me rends pas compte que nous sommes complètement à découvert. Certes, la section est camouflée dans la haie, mais il n’y a rien qu’un glacis herbeux entre l’ennemi et nous. Heureusement il semble ne pas nous repérer et nous pouvons lui balancer dessus nos grenades à plâtre tout en lui vidant nos chargeurs de balles à blanc dans le dos. Victoire !

Je ne perds pas de temps et ordonne le repli en faisant rappeler tous les groupes pour un déplacement tactique à travers la forêt, mais Poirier stoppe l’exercice. À voir sa tête, ça sent le roussi. Pourtant il n’a pas l’expression goguenarde du gars bien content de voir le poulain de son concurrent se prendre les paturons dans l’obstacle. Au contraire, il a presque l’air triste. Il fait repartir la section en camion et me garde avec lui pour me donner ma note, ce qu’aucun autre examinateur n’a fait jusqu’ici. Selon lui, j’ai parfaitement intégré les règles pour donner un ordre efficace et cohérent. Le maximum donc pour cette partie de la note. Pour le côté tactique en revanche, j’ai zéro. J’ai posté ma section à découvert, visible par l’ennemi qui aurait pu nous anéantir : c’est criminel. J’explique mes doutes concernant la distance de tir. Il m’écoute sans m’interrompre, ce qui me surprend. Il semble réfléchir un instant, puis me délivre son message :

« Voyez-vous, ce qui compte, ce qui comptera toujours, ce qui doit toujours compter, c’est vos hommes. Vous devez les ramener vivants. Ils comptent sur vous pour ça, sur vous en tant qu’officier. La mission est importante, mais vos hommes passent d’abord. Si vous avez un doute sur la distance, c’est la protection de vos hommes qui doit primer. Le commandement pourra vous reprocher un manque d’efficacité, ce n’est pas grave. C’est moins grave que devoir expliquer à un père et une mère pourquoi leur fils est mort sous vos ordres. Je vous mets zéro en tactique, et je le regrette pour votre classement, mais je suis content de pouvoir le faire ici, sans autre risque. Prenez ça comme une leçon, précieuse et finalement pas chère payée : il n’y a pas eu de morts. Et surtout, rappelez-vous, quand vous serez en poste : les hommes d’abord, toujours. »

Je ne m’attendais pas à entendre quelque chose d’à la fois sensé et compatissant sortir de la bouche de cet olibrius. L’armée est source de surprises toujours renouvelées, il faut que je m’y fasse. J’ai 10 sur 20 en combat. Plus rien ne peux me rattraper pour devenir major promo. Un boulevard s’ouvre à Bones qui va très bien réussir son examen de combat. Moi, je peux maintenant profiter du raid commando en étant beaucoup plus détendu.

ça suit…

Berliner round 24 – transsubstantiation

Posted in Berliner Round,Textes par Laurent Gidon sur 10 juin, 2020

Une des tâche de Bouncer en tant que Fine Promo sera de nous faire dessiner une pucelle. Cet emblème de promotion, porté à l’uniforme comme un insigne de régiment, doit respecter les codes de l’héraldique militaire. Je ne connais rien aux termes techniques, aussi décrirai-je la Calloc’h (du nom de notre parrain) comme comportant, de gauche à droite, cinq bandes verticales émaillées rouges et vertes où est écrit « SLT Calloc’h » (avec SLT pour sous-lieutenant), une large bande bleue centrale avec de haut en bas une médaille de la Légion d’Honneur et trois hermines ; puis, une large bande rouge bordée à droite d’une épée pointe en haut dont la garde dépasse du blason ; la base de ces bandes verticales étant relevée d’une grenade en relief portant le nombre 219. Je ne sais plus trop ce que tout cela signifie, mais la Calloc’h avait un sens très précis et racontait une belle histoire. Elle fera très jolie sur nos uniformes de parade qui viennent de nous être livrés. Nous nous surprenons à trouver que nous avons de la gueule. L’esprit militaire, fierté et honneur dans les détails pour mieux supporter l’horreur de notre présence sous les drapeaux (savoir tuer, être tué peut-être), semble nous avoir gagné en contrebande. Il faudra sans doute prévoir une cure de désintox.

Aux grands uniformes se joint un nouvel accessoire : le sabre. Chacun a le sien, accompagné de son ceinturon et fourreau, remisé à l’armurerie avec les vraies armes. Il ne s’agit que d’un sabre de parade, probablement forgé dans un acier sans grande résistance. Il est lourd, pointu, mais son tranchant n’est pas affûté. Il y a tout de même de quoi arracher un œil ou briser un membre. Pour la plupart des élèves de la promo ce gros jouet offre une occasion de rigolade : ils organisent des duels pour rire dans les couloirs, mimant les films de corsaires.

À cette époque j’ai quinze ans d’escrime de compétition derrière moi. Le premier qui me provoque reçoit une estafilade sur le dos de la main avant d’avoir compris comment j’ai pu rompre la distance et la reprendre aussi vite. La garde du sabre de parade, ouverte en trois volutes dorées, ne protège pas des coups de pointe comme les armes d’escrirme dont j’ai l’habitude. Je présente mes excuses à ma victime et me promets de ne plus accepter de défi, même pour rire. Les autres me regardent comme un fou dangereux, mais acceptent mes conseils sur la prise en main, la position de garde et la façon de se protéger par la bonne distance.

Avec les sabres et leur ceinture spéciale à double boucle dorée se profile un événement d’importance : la cérémonie de remise des épaulettes en fin de formation. Dans quelques petites semaines nous serons officiers. En contact avec le commandement le plus élevé des Écoles, notre Fine Promo prépare les détails de la fête. Chacun de nous peut participer selon ses compétences. Un des élèves notamment, œnologue accompli dans le civil (il participe au concours du meilleur sommelier de France), doit nous sélectionner un champagne de petit producteur qui portera le nom de cuvée Calloc’h. Je me porte volontaire pour réaliser la plaquette promo, ce livret édité spécialement et tiré à quelques centaines d’exemplaire pour présenter les trois sections de la promo, permettre à quelques élus ou notables de s’exprimer pour leur chapelle, et fournir aux entreprises locales un petit espace publicitaire. Dans l’emploi que j’occupais avant de partir à l’armée j’ai en effet pu me familiariser avec un outil informatique tout nouveau pour l’époque : l’environnement Windows et son logiciel Framework de mise-en-page. En réalisant toute la maquette du document directement chez l’imprimeur je peux faire économiser une belle somme à la promo, ce qui nous permettra d’acheter plus de champagne. On m’octroie une autorisation de sortie spéciale qui me permet de me rendre régulièrement à l’imprimerie afin de travailler sur les documents (il n’y a bien sûr pas d’ordinateur à la compagnie d’instruction). Pour ce faire je demande à chaque major de section de me fournir un petit texte de présentation et une ou deux lignes de légende accompagnant la photo de chaque élève dans le trombinoscope. De mon côté je réalise un dessin inspiré d’une figure hurlante de Philippe Druillet pour symboliser la section Boulaz. Notre cri de guerre étant « Odin ! », ce personnage est censé représenter un dieu blond et coléreux. Le travail avance bien et je me sens de plus en plus souvent AD Perso, prenant ma voiture pour un oui ou un non, filant chez l’imprimeur ou au bar de Guer, parfois accompagné d’un ou plusieurs autres élèves que je déclare indispensables au projet de plaquette. Trop de liberté, sans doute, mais c’est une habitude que je garderai ensuite, une fois chef de section.

En préparation de la cérémonie nous abordons un niveau plus élevé d’ordre serré, avec présentation d’arme ou de sabre. Lors d’une séance nous avons perçu à l’armurerie les baïonnettes adaptées à nos FAMAS. Ces couteaux un peu ridicules, placés sur le canon de l’arme, sont censés apporter une touche d’apparat supplémentaire. Dans la réalité d’un combat tel que nous l’apprenons je me vois mal planter un quelconque ennemi avec cette excroissance bizarre, mais, admettons. Une fois la séance terminée, nous restituons fusils et baïonnettes à l’armurerie et je me prépare à partir pour Guer. L’imprimeur m’attend pour signer le bon-à-tirer de la plaquette. Il dispose d’un créneau qui permettrait de lancer l’impression à titre presque gracieux, mais il ne faut pas traîner, la fenêtre de tir est étroite. J’ai à peine le temps de me changer que l’ordre de rassemblement général tombe. Les trois sections sont réunies au garde-à-vous dans la cour. Nous patientons ainsi un bon quart d’heure avant que Poirier se présente, rouge de colère.

« Il manque une baïonnette de FAMAS. C’est un vol. Un vol d’arme de guerre. Inimaginable aux Écoles. Que le voleur se dénonce tout de suite ! Vous ne bougerez pas tant que la baïonnette ne sera pas restituée. »

Personne ne se dénonce, nous restons au garde-à-vous un bon moment, puis nous sommes renvoyés dans nos chambrées, consignés jusqu’à nouvel ordre. Bravant l’interdiction je descends au bureau de Boulaz pour expliquer mon problème d’imprimerie. Il me renvoie sur Poirier avec un geste entre indifférence et impuissance. Au passage je descends à l’armurerie et demande au planton pourquoi la distribution de baïonnettes n’a pas été nominative, comme pour chaque perception d’armes, ce qui aurait permis de savoir qui avait gardé la sienne. On me répond que les baïonnettes ne sont pas numérotées et que le registre ne fait état que du nombre d’exemplaires sortis puis rentrés. Et il en manque une, c’est très net. Je regarde le registre qu’on me passe par le guichet… En effet il manque une baïonnette de FAMAS, mais il y a une baïonnette de FSA en trop. Le FSA est un ancien fusil semi-automatique nous servant sur le terrain à simuler l’arme d’un tireur d’élite. Le planton a juste coché une case dans la mauvaise colonne. Il le reconnaît, corrige le registre, mais ne va pas plus loin. Hors de question qu’il appelle Poirier pour signaler son erreur. Je monte au bureau du capitaine de la deuxième section.

Poirier commence par me hurler dessus parce que j’ai quitté ma chambre. Lorsqu’il reprend son souffle j’explique le rendez-vous à l’imprimerie, le créneau serré pour l’utilisation des machines à coût réduit, et le fait qu’on m’attend pour signer le bon-à-tirer. Poirier s’en fout complètement. Il se remet à hurler pour fustiger mon absence totale de sens des priorités : on a volé une arme de guerre et je lui parle de papier à imprimer… Quel officier sensé ne verrait pas, selon lui, le décalage total entre ce que je demande et le drame qui se joue dans la compagnie d’instruction ! Me voilà ravalé au rang de sous-merde. Il a viré rouge brique, la bave aux lèvres, comme s’il allait me sauter dessus pour m’arracher la jugulaire à coups de dents. J’avoue avoir un peu la trouille, mais j’ai déjà eu affaire à des chefs dépassés par leur autorité. Patience et humilité contrite peuvent fluidifier le conflit. J’accepte donc sa colère légitime, tout en glissant qu’il n’y a pas eu vol, seulement une erreur d’inscription sur le registre de l’armurerie.

« Vous foutez d’ma gueule ? Vous croyez qu’on peut transformer une baïonnette de FAMAS en modèle F1 sans que j’m’en aperçoive ? M’prenez pour qui ? Foutez-moi l’camp ou j’vous colle aux arrêts pour insubordination ! »

Bon, ça ne passera pas par là. « À vos ordres mon Capitaine ! », je salue et tourne les talons. Retour au bureau de Boulaz. Je lui explique la transsubstantiation des baïonnettes sur le registre, puis lui fais le calcul de ce que coûtera le retard d’impression de la plaquette. J’avoue encore, j’ai bluffé sur les prix : je n’en avais aucune idée précise. Mais le fait de traduire ce montant fantasmé en bouteilles de champagne a emporté le morceau. Il me tend son téléphone pour que j’appelle l’imprimeur et me donne l’autorisation d’y aller discrètement. Je ne sais pas comment il a arrangé le coup avec Poirier puisque j’ai passé la soirée et une partie de la nuit au calage des rotatives et des façonneuses, mais nous n’avons plus jamais entendu parler de cette histoire de baïonnette. L’affaire a quand même laissé des traces. Chaque fois que je croise Poirier il me fusille du regard au gros calibre. J’espère ne pas avoir à le payer plus tard. D’autant que Boulaz semble s’appuyer sur ma petite personne dans sa compétition feutrée avec les autres chefs de section : mes notes me classent temporairement en tête de la promotion, fierté pour le lieutenant, jalousie pour tous les autres, élèves compris. À cette place, je suis très exposé aux tirs d’artillerie.

à suivre ici (clic)

Berliner round 23 – commando

Posted in Berliner Round,Textes par Laurent Gidon sur 7 juin, 2020

Une autre épreuve se profile : le stage commando. Il doit se dérouler au fort de Penthièvre, situé à la base de presqu’île de Quiberon. On nous y dépose en car, avec un paquetage léger. Nous allons passer une semaine dans ces chambres humides ou dans ces douves trempées, murés derrière des mètres de parpaings, à nous familiariser avec parcours du risque et piste d’audace, mais aussi apprendre le déplacement tactique en canot, le débarquement de nuit, les méthodes d’approche et destruction… Il ne s’agit pas de faire de nous des Rambo, mais tout de même de nous aguerrir.

À Penthièvre toutes les conditions sont réunies. Les remparts du fort plongent directement sur les rochers battus par les vagues. Nous y découvrons les techniques de descente en rappel, notamment tête en bas et arme au poing pour tirer à travers une meurtrière avant d’être repéré par les occupants de la pièce. Dès la deuxième session nous avons tous adopté la musette glissée dans le pantalon comme protection des cuisses contre le frottement de la corde. À la troisième session nous sautons tête la première vers l’océan et courons le long du mur au mépris de la pesanteur, prêts à tuer ce qui se présentera. Tout le stage sera à cette échelle : des obstacles a priori effrayants que nous apprenons à dominer, individuellement ou en groupe, jusqu’à nous en faire des amis et y prendre presque plaisir.

La tyrolienne du sommet des remparts jusqu’à la plage devient une rigolade. Pareil pour le long Tarzan qui nous fait empoigner une corde mouillée pour traverser une douve inondée vers un filet à larges mailles auquel nous devons nous accrocher avant de l’escalader jusqu’à une poutre à passer en barrage. Une fois qu’on a compris que l’asperge – cette longue tige métallique verticale – n’est qu’à un petit saut de distance, nous pouvons l’embrasser et nous laisser descendre sans crainte le long de ses dix mètres : ce n’est que le premier (grand) pas qui compte. Les ponts de câbles scient les mains et les chevilles, les obstacles de type poutres et plateformes enchaînées nous taquinent l’équilibre, l’escalade sur poignées de fer scellées dans les parpaings nous transforme en mouches sur les murs, la gouttière se négocie pieds au mur malgré les mains qui patinent. Les instructeurs plutôt joviaux semblent partager le plaisir de nos progrès et nous donnent tous les trucs pour nous améliorer encore. Cette ambiance de colonie de vacances naît peut-être du fait qu’on ne nous considère pas comme de futurs commandos dont la vie dépendrait de leur entraînement ici. Il faut reconnaître aussi que, sans être des surhommes, la formation nous a déjà sévèrement endurcis.

Plusieurs fois nous gonflons les canots pour des sorties en mer. En treillis et rangers, munis de gilets de sauvetage, nous partons pagayer des heures, si possible contre le vent et les vagues. Régulièrement le sergent qui nous dirige gueule « attaque aérienne ! » Nous devons alors tous sauter à l’eau et retourner le canot pour nous dissimuler dans la poche d’air ménagée dessous. L’alerte passée nous remettons l’embarcation à l’endroit et remontons à bord. La première alerte nous prend par surprise. L’eau n’est pas très chaude pour un mois de septembre, mais j’imagine ce que ça doit être en janvier. La deuxième alerte nous amuse un peu, de toute façon nous sommes trempés. À la dixième nous n’en pouvons plus et certains doivent être repêchés à la main, incapables de remonter par eux-mêmes. C’est sans doute le but : nous confronter à l’épuisement des uns pour souder le commando et ne laisser personne derrière.

La même démarche est à l’œuvre dans le parcours de groupe. Nous devons enchaîner des obstacles conçus pour n’être franchissables qu’à plusieurs. Avec sacs et armes nous nous attaquons à une plaque d’acier de six ou sept mètres de haut, presque verticale. La seule solution est de nous adosser par ordre de poids pour que le plus léger escalade tous les autres et atteigne une corde au sommet. Nous rampons dans un puits horizontal qui débouche au milieu des remparts et il nous faut nous organiser pour en sortir par une échelle sans que rien ni personne ne chute vers les rochers et les vagues vingt mètres plus bas. Nous entrons par une trappe dans une pièce carrée et devons en sortir par une autre trappe au plafond, quatre mètres au-dessus, en formant une pyramide humaine. L’agression des rangers sur les épaules écorchées érode peu à peu l’ambiance joviale. D’autant que le chronomètre se met bientôt de la partie. Nous allons être notés, bien sûr, en individuel et en groupe. Avec cette double démarche en apparence incompatible : amener les autres à faire le maximum, mais se débrouiller pour faire quand même mieux qu’eux.

Il y a aussi quelques moments rigolos, comme quand un des sergents instructeurs nous déclare son amour pour Jean-Claude Van Damme. Selon lui, l’acteur belge d’Hollywood réunit tous les atouts : l’intelligence, la beauté, le muscle, la maîtrise des arts martiaux, la célébrité et la richesse. À l’époque, Chuck Norris n’est pas encore un mème Internet.

Malgré ces occasions d’hilarité contenue, la semaine est longue. D’autant que nous sommes consignés tous les soirs dans des chambres froides et humides où nos treillis plongés dans l’eau de mer sont impossibles à sécher. Ce qui avait commencé comme un épisode de Fort Boyard se termine à couteaux tirés entre certains énervés qui cherchent à se prouver des trucs, comme la supériorité d’une section sur l’autre. C’est alors l’occasion de se rapprocher des éléments modérateurs, comme un certain Bouncer qui deviendra notre Fine Promo.

La Fine Promo est l’équivalent d’un major section dont la tâche serait de prendre en charge, au niveau de la promotion complète, tout ce qui ressort des traditions. Il va notamment nous chercher un parrain, officier historique dont les actes ou les engagements passés sont censés représenter l’esprit de notre promo. Bouncer a le profil idéal pour ce job. C’est un fana mili de la première heure, un de ceux qui ont survécu au PPEOR. L’esprit militaire ne semble pas affecté chez lui, ni entaché de revanche. Il est costaud physiquement, endurant, ce qui lui confère une sorte de joie d’être là perceptible dans les pires moments. Je me rappelle l’avoir vu, lors d’une marche de nuit, prendre le sac d’un camarade. Il trotte alors sur cette route de campagne, un sac devant et un sac derrière plus une mitrailleuse en travers des épaules, agrémentant sa marche de petits bonds avec claquement de talons comme pour saluer la lune. Une autre fois il apparaît au rassemblement monté à cru sur un cheval bai (où l’avait-il trouvé ?), fonçant au grand galop sur les sections au garde-à-vous en hurlant « Bazaine, Bazaine ! » avant de disparaître dans la forêt. Il porte un treillis toujours impeccable, comme taillé sur mesure, mais ses rangers donnent l’impression d’avoir trois pointures de trop avec un air de chaussures de clown. Peut-être se donne-t-il un rôle en construisant ce personnage à la fois totalement intégré à la discipline militaire et loin au-dessus, un peu comme un Coluche se présentant sérieusement à la Présidentielle. Mais c’est un rôle qu’il joue à la perfection. Son seul défaut ? Appartenir à la troisième section, alors qu’il aurait fait merveille parmi nous chez Boulaz.

Ses recherches dans les bibliothèques de Saint-Cyr lui permettront de nous trouver un parrain qui me convient (si toutefois j’ai mon mot à dire). Notre formation se fait sous les auspices du sous-lieutenant Calloc’h, officier poète breton originaire de l’île de Groix (dont nous reparlerons bientôt) et auteur notamment de la Prière du Guetteur à la fin de laquelle on peut lire :

Je suis le grand veilleur debout sur la tranchée,

Je sais ce que je suis et je sais ce que je fais ;

L’âme de l’Occident, sa terre, ses filles et ses fleurs

C’est toute la beauté du monde que je garde cette nuit.

Ces mots simples d’un soldat tué en 1917 résonnent avec ce que je ressens alors, à l’heure de la dernière garde, quand le feu n’est plus que cendres et qu’il faut réveiller la section pour reprendre la guerre, mais pas maintenant, pas encore, il me reste un peu de temps pour savourer « la beauté du monde ».

Mais l’armée n’est pas que douceur et poésie. Lorsque nous testons le lance-roquette en tir réel, j’en ai un aperçu cuisant. Oubliez tout ce que vous avez pu voir au cinéma : une roquette ne part pas en dégageant un élégant panache de fumée blanche pour se diriger en sifflant gaiement vers sa cible. Le principe au contraire est de consommer toute la poudre de propulsion à l’intérieur du tube, soit sur à peine plus d’un mètre. Le tireur n’étant pas protégé, il serait cramé par une énorme flamme s’il restait du carburant à brûler en sortie de tube. La roquette passe donc de zéro à trois cents mètres par seconde sur cette micro-distance : vous imaginez l’accélération. Cela ne fait pas pschiiiit, mais un énorme BOUM !

Problème : le principe de la consommation de propergols sur la longueur du tube n’est que théorique. En pratique, quelques détails peuvent varier… Je suis couché sur un talus pierreux et je vise une carcasse de char à deux cent cinquante mètres devant moi. Je connais la distance grâce à l’abaque de la lunette qui me permet de l’évaluer par un système de crans en fonction de la taille relative du char cible. Suivant les conseils de l’instructeur, je colle bien mon œil au coussinet caoutchouc qui protège la lunette. Lorsque le chargeur me signifie par un coup sur le casque que l’arme est approvisionnée, je cale ma visée, presse la sécurité intégrée à la poignée et rattrape le jeu de la queue de détente jusqu’à (c’est maintenant classique) être surpris par le départ du coup.

Et c’est en effet surprenant : une secousse énorme qui me défonce l’épaule et l’arcade sourcilière, un bruit qui perce les bouchons de protection et me laissera sourd plusieurs minutes, une explosion qui me crache une haleine d’enfer en plein visage. Des particules de poudre brûlante me criblent la figure, s’incrustent sous ma peau, dans mes lèvres. J’en sentirai le goût de pétard pendant plusieurs jours. À part un accident de voiture, je pense n’avoir rien vécu d’aussi brutal et traumatisant. Loin là-bas devant, l’impact sur la cible me paraît bien petit en regard de l’énergie dégagée par le tir. Derrière moi, la flamme a noirci le sol sur plus de cinq mètres. On comprend pourquoi cette arme n’est pas utilisable en milieu confiné, pour tirer dans une rue depuis un appartement par exemple. Les servants seraient cuits comme dans un four à pain. Et dire que j’utilisais le tube pour m’offrir des siestes express…

La suite au clic

Berliner round 22 – topo

Posted in Berliner Round,Textes par Laurent Gidon sur 6 juin, 2020

Le théâtre de ma déconfiture

Hélas, le terrain n’est pas que source de plaisir pour moi. La nature est une coquine (la loi de Murphy l’énonce de façon plus rude) qui me fait souvent perdre des repères pourtant patiemment travaillés, affinés, affûtés à la table d’étude. La topographie sur carte, pas de problème, 20/20, mais trouver entre les arbres le chemin tracé à la règle sur papier : 0/20, ou presque. Illustration par l’absurdus ridiculus lorsqu’on me recrute pour diriger un plastron pendant le raid PPEOR de la promotion suivante. Estampillé chef de groupe, je me retrouve à la tête de dix gaillards de hasard, placés sous mon commandement temporaire par les facéties des affectations. Ils ne font pas partie du PPEOR, ce doit être des simples soldats cantonnés sur les Écoles ou autour. Ils ont l’air cools, détendus, cultés (assis sur leur cul) dans la verte à mégoter tranquillou. Nous les dirions AD Perso, alors qu’ils sont en fait à ma disposition. Pour leur malheur.

Un capitaine me montre sur une carte l’endroit où je dois poster cette bande de troufions amorphes afin d’y perpétrer une odieuse embuscade contre une section en raid. Ce n’est pas très loin, deux ou trois kilomètres à travers le bocage et un bout de forêt. Je suis assimilé chef de groupe, le capitaine estime donc que je saurai me débrouiller sur place pour maquiller une action de guerre crédible. Il ne me donne pas d’autre indication que l’heure approximative à laquelle nous devons être en place. On me transfert l’autorité sur les bidasses qui m’appelleront sergent. Et c’est parti.

Je tente de leur exposer un ordre de marche dans les règles, mais à leurs regards ahuris je me limite à un « suivez-moi, sac-à-dos-dos, en avant-vant, vent du cul dans la plaine ! » plus dans l’esprit détendu rigolard que les élèves adoptent entre eux quand aucune autorité n’est à l’écoute. Je ne sais pas si ça les impressionne, mais ils suivent. Moi-même, je suis la carte, scrupuleusement, comptant discrètement mes pas pour tenter de savoir où j’en suis. Après une demi-heure de marche précautionneuse je m’inquiète de n’avoir pas trouvé le chemin à gauche qui aurait dû nous conduire vers la lisière de l’embuscade. Nous progressons sur un chemin qui semble creusé dans la forêt, encadré par deux murailles de taillis impénétrables. Je regarde de plus en plus souvent la carte, sors ma boussole pour vérifier que nous sommes bien dans la bonne direction. C’est à peu près bon, même si le chemin s’incurve plus que prévu. Et pas de chemin à gauche, ni à droite d’ailleurs. Tant pis, je continue, l’air sûr de moi.

Un sentiment stupide m’habite et me guide : je suis censé savoir, donc je sais et ne dois pas montrer que je ne sais pas. C’est une question de statut. Ces types m’appellent sergent et je suis obligé, par mon attitude fière et dominatrice, de maintenir ce statut coûte que coûte. C’est idiot, bien sûr, et ça me jouera encore pas mal de tours. Aujourd’hui, dans cette saleté de nature, ma bêtise nous entraîne sans drame vers le ridicule qui, s’il ne tue pas, tire quand même assez juste.

N’ayant pas trouvé le chemin à gauche je finis par m’enfoncer dans la première faiblesse que je décèle dans le taillis. La faiblesse ne dure pas. Il nous faut écarter des enchevêtrements de lianes et de ronces qui agrippent les canons des fusils, enjamber des troncs d’arbres morts, enfoncer nos rangers dans des marécages spongieux, perdre de plus en plus de temps sans trouver la moindre lisière. Ce n’est clairement pas le bon chemin, je suis allé beaucoup trop loin. Le plus simple aurait été de rebrousser chemin, essayer de trouver comment rejoindre le lieu de l’embuscade ; nous pourrions encore arriver à temps pour nous poster à l’emplacement voulu. Mais non, j’insiste, je persiste, ouvrant la route avec une rage et un début de panique qui font dégouliner une sueur puante dans mon dos. J’entends bien les soldats échanger des commentaires désobligeants sur ma façon de gérer le trajet. Je les ignore superbement ! L’un d’entre eux finit par me demander si nous sommes perdus. Mais non, on arrive bientôt… L’heure passe. En contournant une mare qui ne figure pas sur la carte j’aperçois ce qui pourrait passer pour notre lieu d’embuscade. Nus sommes bien en retard, mais je les poste rapidement de façon à faire comme si.

Il me faudrait une radio pour signaler que nous sommes en place, mais on ne m’en a pas donné, la mission étant tellement simple. J’attends encore une bonne heure en interdisant à mes gars de manger ou de fumer, tant je reste persuadé que je dois maintenir mon statut de chef, statut selon lequel nous sommes postés pour surprendre et détruire une unité ennemie.

Évidemment aucune unité ne se présente. Je n’ai jamais su à quelle distance de la position prévue j’avais entraîné mon groupe. Je les ai fait marcher plus de deux heures pour un trajet qui devait se couvrir une grosse demi-heure. Après un temps d’attente raisonnable (de mon point de vue) je donne l’ordre du repli et tente de retrouver notre point de départ sans trop patauger. Évidemment, lorsque nous arrivons enfin il fait presque nuit, tout le monde est parti suivre la guerre ailleurs et il ne reste qu’un camion et son chauffeur pour nous ramener au quartier. Là, je restitue mon groupe au capitaine qui visiblement se fiche de mes explications et me renvoie à mes études en haussant les épaules.

En y repensant, le rouge de la honte me monte encore aux joues : en effet, j’ai bien tenté de démontrer à un officier local, connaissant parfaitement le terrain, qu’il y avait une erreur dans les documents, que le chemin noté sur la carte n’existait plus… Ce même chemin qui est probablement emprunté tous les deux mois par un groupe plastron censé préparer la même embuscade pour le même raid PPEOR. Bref, nullité sur nullité. J’ai eu la chance qu’il se contente de hausser les épaules et ne fasse pas un rapport circonstancié à Boulaz.

Cet exploit marque mon entrée dans la dernière phase de la formation. Il s’agit maintenant de mener une section complète, soit trois groupes de deux équipes, dans des actions de guerre à l’ampleur impressionnante… Réduire des résistances isolées, réaliser des embuscades et guider des tirs d’artillerie. Bref, comme avant mais en y mettant plus de moyens. La formulation des ordres s’allonge, il faut maintenant disposer les différents groupes sur le terrain en leur affectant des missions complémentaires et coordonnées, telles que la couverture de l’élément principal ou la reconnaissance d’itinéraires de repli. C’est un peu comme de rédiger des lignes de code informatique. Il y a une séquence précise à respecter, une logique simple mais rigide sur laquelle nous sommes notés. Pour chaque mission en effet les points se partagent entre la qualité de la formulation et l’adéquation du dispositif à la mission. On peut avoir la moyenne (10/20) en plaçant ses hommes impeccablement, mais en employant un charabia sans aucune valeur militaire… ou l’inverse, comme je le découvrirai en fin de formation.

Pour l’instant je ne m’en tire pas trop mal. Mes exploits en topographie appliquée ont été escamotés par le rythme qui s’accélère. L’entraînement physique se durcit, mais nous aussi. Boulaz a repéré les forces et faiblesses de chacun et veille à ce que tous progressent vers quelque chose d’acceptable : un officier. Les deux autres sections de notre promotion nous semblent être devenues des nations étrangères. La deuxième est commandée par un capitaine d’aspect fractal : son corps reproduit à échelle trois la forme de son crâne, soit une poire assez rondouillarde. Son surnom chez nous sera donc Poirier. Il marche sur de petites jambes arquées, les bras écartés du corps, sans doute à cause des oursins postés sous ses aisselles. Les élèves de sa section semblent lui vouer un culte incompréhensible et se surnomment eux-même les Poire Killers. Un soir, cet étrange personnage s’est présenté dans notre local sanitaire alors que nous prenions une douche au retour d’une sortie terrain. Parfaitement à l’aise en treillis et rangers au milieu d’une section de jeunes hommes nus pour la plupart, il a entrepris de nous montrer comment frotter l’eau sur nos corps avant de nous sécher afin d’économiser nos serviettes. « Cela peut vous être utile sur le terrain ou en hiver » insista-t-il en prenant le bras de Roublard pour en chasser les gouttes d’une main leste. Il est sorti comme il était entré, pleinement dans son rôle d’instructeur, apparemment satisfait de la leçon donnée.

La troisième section ne m’a laissé aucun souvenir, ni ses membres ni son commandant. Si quelqu’un y ayant appartenu lit ces lignes, il pourra compléter ce que ma mémoire a effacé.

Boulaz reste fidèle à lui-même : laconique, rigide, mais attentionné. En tant que major je tisse un lien particulier avec lui, entre provocation et confiance. Il m’apparaît bientôt qu’une sorte de compétition est à l’œuvre entre les différents chefs de section. Nous sommes tous notés, dans chacun de nos actes, et peut-être les commandants le sont-ils aussi. Leur passage aux Écoles est souvent temporaire, en attente d’une autre affectation. Il est facile pour eux de comparer leurs résultats en tant que commandant d’instruction. Les notes de gueules n’entrent pas encore en ligne de compte, mais les chronomètres au PC, les examens sur table et le comportement en mission permettent d’évaluer les progrès globaux de chaque groupe. Je le perçois dans certains tests regroupant toutes les sections. La marche commando, par exemple.

Il s’agit d’un parcours cross – route, chemin, forêt, montées, descentes – de huit kilomètres avec sac et arme, que nous devrons couvrir dans un temps maximum en fin de formation. Au départ les sacs sont pesés et je vois les chefs bien vérifier la pesée des autres sections : pas question qu’un groupe ait l’avantage sur les autres. Le chrono ne doit pas mentir dans le petit concours qu’ils se livrent entre eux.

Les premières marches co se font presque à vide, avec pour seul leste le FAMAS en bandoulière. Boulaz nous montre comment dédoubler la sangle pour s’en faire une paire de bretelles et courir plus facilement avec l’arme dans le dos. On y gagne, certes, mais mes performances en endurances restent médiocres. Je m’arrache les tripes pour finir le parcours les poumons, les pieds et le dos en feu. À chaque pas en effet, l’axe et le support du bipied ont labouré ma peau en tressautant le long de la colonne vertébrale. Deux médaillons sanglants vont mettre trois bonnes semaines à cicatriser et surprendre ma mère lorsque je lui demanderai de les pommader lors de la prochaine permission.

A suivre au clic

Berliner round 21 – NBC

Posted in Berliner Round,Textes par Laurent Gidon sur 5 juin, 2020

La guerre nucléaire en pyjama

Nos nouvelles compétences en combat – nous passons maintenant en phase chef de groupe, soit l’accès au grade de sergent – entraînent des prises de risques à l’entraînement. Certes, dans la nature environnante nous ne jouons toujours qu’à la guéguerre avec balles à blanc dans le FAMAS et pétards F1 dits François (du bruit, rien que du bruit) dans le tube du LRAC pour faire croire à nos actions. Nos missions consistent à simuler des embuscades ou des réductions de résistance isolée (quand la résistance – ou ennemi – est un peu plus qu’isolée, nous apprenons à la localiser, l’évaluer, et appeler des renforts circonstanciés ou des appuis divers – aérien ou artillerie – sans quitter nos postes). Le drill commence à rentrer, ainsi que la capacité à donner des ordres de plus en plus longs et complexes. Les erreurs ne se payent que par quelques points en moins sur la note d’exercice. Pas de vrai danger, donc. Mais nous découvrons aussi le parcours de tir à balles réelles ainsi que les protections NBC, pour Nucléaire, Bactériologique, Chimique. Et là, ça craint.

Les armes bactériologiques et chimiques ont beau être interdites, l’armée française considère qu’il convient toujours d’en protéger ses soldats. Quant au nucléaire, il génère un large spectre de risques : à un bout du spectre vous êtes transformé en chaleur et lumière ce qui ne pose plus de problème, mais à l’autre bout vous n’êtes exposé qu’à des poussières radioactives qui ne vous empêchent pas vraiment de combattre tant que vous en êtes protégé. On nous couvre donc d’une sorte d’ample survêtement à mi-chemin entre la toile de tente et la combinaison de plongée, parfaitement adaptée à la pluie et aux rigueurs hivernales, un peu moins aux conditions d’un mois de juillet, même en Bretagne. Là-dessous, nous bouillons littéralement, toujours à la limite du malaise par coup de chaleur. S’y ajoute un masque à gaz de caoutchouc dont la cartouche de filtration nous coupe le souffle : c’est comme vouloir respirer de la mélasse. Au repos, c’est déjà intenable. Or, ainsi vêtus on nous demande courir, ramper, porter un sac et des armes, tirer, et même tirer juste.

Le premier entraînement spécifique nous conduit dans une pièce hermétique où l’on nous enferme par dix avec un instructeur armé. Avant cela, nous avons eu des cours théoriques sur les différents types de gaz, du simple irritant au neurotoxique foudroyant. Nous avons même appris à nous planter d’un geste sec la seringue d’atropine auto-injectante censée nous donner un peu de répit en cas d’intoxication. Là, nous passons à la pratique. Chacun dispose d’un masque dans une sacoche accrochée à la cuisse. L’instructeur nous met au garde-à-vous, sort son pistolet, fait monter une cartouche à blanc dans la chambre, introduit une mince ampoule pleine d’un liquide transparent dans le canon, nous donne l’ordre de prendre et bloquer notre respiration, puis tire en direction du mur où s’étalent déjà de nombreuses tâches grasses. L’ampoule projetée (quel sens du drame alors qu’il aurait pu la jeter à la main ou l’écraser d’un coup de rangers !) éclate contre le béton et génère une fumée blanche censée être toxique, laquelle se répand vite dans toute la pièce. Nous devons alors fermer les yeux, sortir nos masques, nous les mettre sur le visage, vérifier chacun la fixation des sangles sur le voisin, souffler profondément pour chasser l’air toxique présent dans le masque avant d’inspirer de nouveau. No stress, ça passe, sauf pour un pauvre élève qui n’arrive pas à ouvrir sa sacoche de masque, panique, finit par inspirer une grande goulée du gaz qui a envahi la pièce. L’instructeur hausse les épaules et le laisse se débrouiller. Le type se plie en deux sous des quintes de toux irrépressibles, les yeux pleins de larmes. Tout affairés à finir de mettre nos masques nous ne pouvons que compatir et accélérer (nos yeux pleurent aussi un peu). Ce n’est qu’une fois bien protégés que nous nous précipitons pour l’aider. Y être allés trop tôt nous aurait coûté des points. L’ampoule contenait seulement du lacrymogène : en situation réelle avec un neurotoxique, cela aurait pu nous coûter la vie de négliger la fixation du masque pour porter secours. Le type achève de tousser ses bronches dans son masque bien posé. Il survivra à cette panique, il n’y avait pas de vrai risque.

Lors d’un autre exercice nous nous présentons sur un champ de tir spécial pour parcours à balles réelles. On nous fait revêtir des combinaisons NBC intégrales avec capuche fermée autour du masque à gaz. La cuisson menace d’être intégrale elle aussi. Nous attendons en plein soleil d’être appelés par groupes de trois. Là, nous percevons chacun un chargeur approvisionné de cinq cartouches 5.56. On nous explique la mission : traversée tactique (c’est-à-dire toujours en étant le moins repérables possible) du parcours matérialisé par une large tranchée, comme le lit d’une rivière serpentant entre des buttes de terre nue. Un peu partout des cibles peuvent apparaître, certaines mobiles. Nous devons les repérer et nous les répartir pour les abattre toutes avec les seules munitions dont nous disposons. Un véhicule blindé est posté sur une hauteur en début de parcours. Il est doté d’une mitrailleuse de tourelle qui tire des rafales sur une cible placée à l’autre bout du champ, en lisière d’une forêt. Les balles nous passent trois mètres au-dessus de la tête, mais sont censées nous motiver à progresser bien courbés. Et ça marche.

J’ai beau savoir que je n’ai aucun risque d’être touché, le bruit de la mitrailleuse, la fuite lumineuse des balles traçantes et leurs impacts en feu d’artifice sur la cible métallique me collent un stress bien plus élevé que ce que mon côté rationnel aurait prévu. Nous avançons accroupis en comptant les secondes : il faut boucler le parcours, toutes cibles descendues, en moins de trois minutes. Ce seront les trois minutes les plus longues de toute la formation.

La tenue NBC me cuit à l’étouffé. Le masque finit le travail en ne laissant passer qu’un pauvre filet d’air sec et chaud qui me brûle la gorge. Bientôt les oculaires embués noient l’environnement dans une brume impénétrable. Je localise mes partenaires au touché. Il faut tenter de suivre le tracé tout en restant en ligne avec armes pointées vers une direction non dangereuse, chercher les cibles, se mettre en bonne position de tir pour ne pas risquer de gâcher une balle dans la précipitation, viser avec ce que l’on devine d’œilleton et de guidon, espérer voir la cible tomber, se relever d’un bond pour éviter de trop ralentir les autres qui ont pour ordre impératif de ne pas prendre d’avance (au risque de recevoir une balle perdue), repartir aussi vite que l’essoufflement, la chaleur et bientôt l’épuisement le permettent.

En fin de parcours la mitrailleuse est devenue le cadet de mes soucis. Je ne me rappelle plus si nous avons descendu toutes nos cibles et si nous avons fini dans les temps. En revanche je me souviens que, quelques années plus tard, en voyant les soldats de l’opération Tempête du Désert équipés de la même tenue dans les sables d’Irak, j’éprouverai une vague de compassion pour ce qu’ils vivent. Avec à l’esprit que d’éventuelles mitrailleuses – ennemis ou amis – ne tireront pas trois mètres au-dessus d’eux.

À part le caractère mémorable de ces quelques moments, les mois de juillet et août ont disparu de mes souvenirs comme un long tunnel d’amnésie parsemé d’éclats de souvenirs. Nous découvrons la Ville Bizarre, ce village reconstitué dont les bâtiments de béton brut aux ouvertures à cru, sans portes ni fenêtres, doivent nous permettre de nous entraîner au combat en zone urbaine. Ce que je me rappelle de ce lieu se mélange avec sa réplique que j’utiliserai plus tard à Berlin : balancer de la grenade par les fenêtres, faire semblant de casser une porte, progresser en équipe par bonds successifs d’une pièce à l’autre…

L’entraînement se poursuit sans relâche. Ce que le corps encaisse, la mémoire l’évacue. Il y a eu des bons moments. Nous accédons au foyer, espace de décompression en sous-sol de l’ordinaire, ouvert aux simples soldats cantonnés aux Écoles pour y tenir différents rôles, de coiffeur à cuistot en passant par jardinier. Pas d’alcool au bar, mais un vieux flipper et des fauteuils pour discuter. J’y rencontre un type qu’on m’a signalé comme « étant dans le marketing lui aussi ». Il fait partie de la promotion précédente et finit donc sa formation, bientôt officier. On se présente à peine – sur le moment il se fout du marketing autant que de moi et moi de lui –, nous constatons que nous n’avons pas grand-chose à partager. Chacun de nous se trompe sur l’autre, la suite nous le montrera.

À mi-parcours la formation nous paraît de nouveau dénuée de sens. On nous inculque les fondements de la guerre d’infanterie alors que nous savons bien que nous n’aurons pas à la faire, en tout cas pas ainsi. Il y a certainement des unités françaises en opération extérieure, mais la paix règne à l’intérieur de nos frontières. Et même si un ennemi attaquait frontalement le pays nous sentons bien que nous n’aurons pas à l’affronter de cette manière, à pied dans le bocage, comme on le voit dans les films sur la Deuxième Guerre Mondiale. Ou plutôt, ainsi qu’on peut le vérifier dans les films sur la guerre du Vietnam, nous comprenons très bien que la doctrine à l’œuvre est d’envoyer le fantassin servir de cible pour repérer l’ennemi avant de lui asséner la vraie force de frappe, aérienne ou d’artillerie. Ce n’est pas très motivant, mais prémonitoire. C’est exactement ce que je ressentirai dans ma future affectation, au contact d’un ennemi tellement supérieur que la mission de l’appelé français se limite à servir de bouclier symbolique : si l’ennemi nous roule dessus, même par inadvertance, cela créera un simple incident diplomatique qui se réglera à un autre niveau.

Et pourtant nous continuons de ramper dans les champs moissonnés de frais, nous poster dans les lisières, évaluer la distance et la vitesse d’un camion représentant un char ennemi, coder nos positions, guider des tirs d’artillerie, monter la garde de nuit autour d’un feu… Parmi les bons moments ressortent d’ailleurs ces gardes auxquelles je m’affecte régulièrement en tant que major : la dernière, celle de la fin de nuit alors que l’aube pointe. J’aime ces instants presque magiques, en tout cas intimes, quand toute la section dort. Un peu de solitude dans la nature alors que nous vivons les uns sur les autres depuis trois mois. Je sors une cigarette de mon paquet de Troupes, je l’allume à un brandon finissant et je salue le jour nouveau avant de réveiller mes confrères et déclencher une nouvelle guerre pour de faux.

La suite (clic)

Liberté, histoires communes

Posted in Réflexitude,Vittérature par Laurent Gidon sur 4 juin, 2020

Mais que font-ils là ?!

Réaction épidermique lorsque je suis pris dans un bouchon à une heure où il n’y en avait pas avant le confinement : « Ah, bravo ! On n’est pas sortis de la crise si tout le monde fait pire qu’avant… »

Quelle est la narration à l’œuvre derrière cette colère ?
En français commun : qu’est-ce que je me raconte ?
D’une manière générale je fais mon possible pour limiter mes déplacements motorisés. Ce jour-là, légitimé par le contrôle permanent de mon emprunte carbone, je suis dans mon droit : j’ai pris la voiture parce que je ne pouvais pas faire autrement. Cette histoire personnelle exprime ma liberté d’être ici, au volant d’un véhicule polluant.
Et ce qui m’agace, c’est ce que je me raconte de la présence des autres. Ils exagèrent, ils sortent du confinement et n’ont plus aucun frein, aucune conscience, saisis qu’ils sont par la fièvre acheteuse ou la peste pétroleuse. Cette deuxième histoire prive mes contemporains de leur liberté à me boucher le passage.

Ce que je me raconte justifie ma liberté et limite celle des autres.
Comme la propriété (clic), la liberté est avant tout affaire de narrations. Notons bien le pluriel.
Parce que, à la réflexion, une certitude me semble prévaloir : tous ceux qui encombrent mon bouchon ce matin-là se sont raconté une histoire qui justifie leur présence ici. Et qui, peut-être, fustige la présence des autres, dont moi.
Ma colère me cachait donc le plus important : ce qui forme un bouchon c’est une juxtaposition d’histoires légitimes.
Chacun son histoire, chacun sa liberté.

C’est en admettant ou imaginant des histoires de liberté différentes de la mienne que je peux me frotter à celle des autres. Et peut-être leur laisser une petite place à côté de la mienne. Voire les laisser empiéter sur la mienne.

Dans Télérama (clic), Donna Haraway ne dit pas autre chose lorsqu’elle déclare : « Les histoires permettent de développer notre imagination et notre capacité à nous préoccuper des autres. Elles nous lient. »
Ce qui nous lie, ce qui lie nos libertés individuelles, ce sont les histoires par lesquelles nous les justifions.

Apprenons à partager plus d’histoires qui nous lient plutôt que d’histoires qui nous séparent. C’est ce que je proposais voici déjà dix ans en parlant de narration non-conflictuelle.
C’est, à la réflexion, ce que je mets en avant dans chacun de mes livres : non pas l’opposition des bons contre les méchants, mais la juxtaposition d’objectifs ou d’ambitions en apparence contradictoires, chacun se sentant légitime à poursuivre sa propre narration. Chacun ayant l’opportunité d’exposer ses motifs à un moment ou à un autre.
Nous pouvons donc apprendre à mieux exprimer chacun notre propre histoire – la communication non-violente (clic) est un bon outil pour clarifier ses positions – quitte à remettre en cause ce qui avant nous paraissait évident et ne tient pas vraiment debout une fois traqués tous les biais.
Nous pouvons aussi apprendre à écouter l’histoire des autres, pour voir à quel moment et de quelle manière se crée une intersection avec la nôtre.
Nous pouvons même apprendre à tolérer cette intersection, à l’élargir, à la rendre plus confortable.

Bref, s’il y a un monde d’après, il nous revient d’apprendre chacun à s’y raconter différemment. De meilleures histoires, plus de liberté, un peu d’espoir. Ça va être bien.

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Je suis entré dans Karoo, de Steve Tesich, chez Monsieur Toussaint Louverture, traduit par Anne Wicke.

Berliner round 20 – GAJ

Posted in Berliner Round,Textes par Laurent Gidon sur 3 juin, 2020
girouette

Comment faire tourner l’autorité

À force d’apprendre des trucs nous prenons du galon. La phase chef d’équipe s’achève sur un petit raid de deux jours durant lesquels l’encadrement nous largue dans la nature par groupes de cinq avec une carte, une radio et une série d’objectifs à atteindre. Nos sacs sont chargés de rasquettes (surnom affectueux des rations) et nos chargeurs approvisionnés en balles à blanc. On devrait bien s’amuser…

Le matin du départ, Potham souffre d’irritations à l’intérieur des cuisses, là où le treillis rugueux frotte à chaque pas. Pour y remédier il cherche de quoi se protéger et arrête son choix sur de la bande extensible autocollante. Nous le prévenons des risques – de l’irritation accentuée jusqu’à l’épilation finale – mais il insiste pour s’encoller une belle surface de peau tendre et déjà rougeoyante. La solidarité entre nous bascule en mode CSM : chacun sa merde. Nous le laissons faire ce qu’il veut, il en supportera les conséquences.

Mais les conséquences ne se font pas attendre : nous ne marchons que depuis quelques heures que déjà il lui faut absolument se soulager. À l’abri d’un fourré il pose le pantalon et cherche à retirer les bandes sans s’arracher toute la peau. Nous l’aidons un peu. Couinements, puis hurlements. Ce géant n’a rien d’un douillet, personne ne supporterait de se faire écorcher à vif. Nous voyons un cours d’eau couler en contrebas. Sortant du parcours prévu nous descendons avec l’espoir que l’eau froide aidera l’épluchage. C’est le moment que l’autorité choisit pour nous demander notre position par la radio. Les cadres sillonnent en jeep les routes de la zone de raid, bien décidés à ne pas laisser une centaine d’élèves officier s’égailler dans la nature sans contrôle. Je sors la carte et cherche à leur coder une position acceptable en fonction de la distance que nous aurions dû couvrir. Pendant que Potham trempe dans le ruisseau et décolle la bande centimètre par centimètre, je balade un capitaine de plus en plus furieux de ne pas nous voir aux différents endroits où je l’envoie.
« De Rouge 1 à Autorité, désolé, erreur dans le codage : voici nos coordonnées corrigées.
Autorité à Rouge 1 je viens de passer sur le point donné, vous n’y êtes pas.
Rouge 1 à Autorité, nous vous avons vu passer, mais nous étions postés à couvert.
Autorité à Rouge 1, vous êtes où maintenant ?
Rouge 1 à Autorité, nous avons bougé de 700 mètres vers le nord-est.
Pas d’informations en clair, codez !
Rouge 1 à Autorité, voici les nouvelles coordonnées.
Mais bordel, vous êtes où ?
Rouge 1 à Autorité : nous suivons le trajet prévu. Nouvelles coordonnées vont suivre…
Putain, mais arrêtez de bouger et présentez-vous au point XX à mon prochain passage ! »

Tout le temps de ces échanges j’ai vu, depuis le couvert d’arbustes qui nous cachait, la jeep aller et venir sans jamais nous trouver sur les routes et les chemins que je lui indiquais avec une imprécision coupable mais voulue. Là, fini de faire tourner l’autorité en girouette, nous ne pouvons plus y échapper, sauf désobéir à un ordre direct. Il reste encore quelques bouts de bande accrochés aux cuisses de Potham, mais il faudra qu’il supporte. Dégoulinant, il remet son pantalon sur lequel s’étalent bientôt de larges taches humides. Profitant que la jeep s’est engagée dans un chemin creux aveugle nous sortons du couvert et remontons en courant vers la route et le point de ralliement approximatif où nous attendons l’autorité, benoîtement. Lorsque le capitaine arrive il jaillit de son véhicule comme un diable à ressort. « Quel est le gland qui fait la topo dans votre équipe de Jean-Foutres ? » Je me dénonce piteusement. Le capitaine hésite à comprendre que nous nous moquons de lui depuis une bonne demi-heure. Je suis son regard qui se fixe sur le pantalon de Potham, puis descend vers le cours d’eau. Il imagine sans doute que nous avons fait un petit pique-nique baignade au bord du ruisseau. À l’expression de son visage, je vois qu’il préfère l’incompétence à l’insubordination et ne veux pas en savoir plus pour ne pas être obligé de nous sanctionner. « C’est pas vrai, vous trouveriez même pas l’obélisque au milieu de la Concorde ! Allez, au paquet, vous avez du retard à rattraper… » La marche reprend, sous un soleil de fin juin. Le pantalon de Potham, bientôt sec, lui arrache la peau. Il se plaint discrètement. Nous marchons au rythme de ses couinements et de nos « Ta gueule, Potham ! », expression qui deviendra une sorte de cri de ralliement pour la chambrée.

À notre retour nous entamons la formation de chef de groupe – niveau sergent donc – avec des objectifs militaires de plus en plus variés. Le premier de ceux-ci, en ce qui me concerne, étant de former un groupe de nouveaux appelés. On m’envoie faire le GAJ pour une quinzaine de scientifiques du contingent qui débutent leurs classes expresses aux Écoles.

Je ne suis pas seul à quitter la section pour une semaine. Je me souviens que Mozart au moins est venu avec moi, mais il y en a eu d’autres. Désolés, chers frères d’armes (hum), j’ai oublié vos noms, vos visages et vos surnoms. Ce que je n’ai pas oublié en revanche, c’est l’embarras des nouvelles recrues – toutes ayant bouclé des études supérieures niveau master ou doctorat – face aux exigences du casernement. Tout leur est une épreuve, du port du treillis au bouclage des rangers. Je me rappelle ce que j’ai subi à mon arrivée aux Écoles, la désorientation, la sensation perfide de n’être pas apte au plus banal des quotidiens. Et je vois sur leurs visages ces émotions se décupler jusqu’au pathétique. Certains conservent une forte estime de soi qu’ils transforment en agressivité contre nous, les GAJ censés leur faciliter l’acquisition des gestes de base. Ils questionnent toutes les procédures, de l’obligation de porter le béret (« Je refuse, je ne veux pas perdre mes cheveux, vous ne pouvez pas m’y obliger ! ») jusqu’à la nécessité d’être prêts tous en même temps. L’un d’eux me menace de procès dans une diatribe d’une belle arrogance parce que je lui demande de se raser le matin : il ne le fait que le soir et nous sommes quand même dans un pays libre, les Droits de l’Homme ce n’est pas pour les chiens ! Ce serait presque comique, mais d’autres inadaptables requièrent une attention de chaque instant, ne serait-ce que pour éviter les accidents, ou pire. L’un d’entre eux fait une crise d’épilepsie chaque fois qu’il doit se changer. Un autre se fige parfois, comme un oiseau apeuré, et semble enfermé en lui-même, tremblant, inaccessible à toute intervention extérieure.

Un soir, au moment de partir pour l’ordinaire, aucun n’est prêt, ils portent tous des tenues disparates, certains même avec des effets civils. Impossible de sortir ainsi. Nous, les GAJ, rodés par déjà trois mois d’exercice, nous ne comprenons pas qu’ils ne comprennent pas. Ces gars sont intelligents, cultivés, éduqués, ils sont appelés à prendre dans l’armée des fonctions – certes temporaires – d’un haut niveau de responsabilité (un physicien partira dès la fin de ses classes pour participer aux essais nucléaires de Moruroa), mais sont incapables de s’habiller selon des indications précises pour une heure donnée. Cela nous énerve un peu, les ordres claquent, plus secs. Sans les bousculer plus que nécessaire nous tentons de leur expliquer que leur retard va nous retomber dessus : nous sommes aussi en formation, surveillés, notés. Profitant de cet aveu les plus arrogants nous envoient nous faire foutre. Le ton monte un peu. Dans son coin, l’oiseau apeuré s’est figé et tremble de tous ses membres. Il ne porte qu’une sorte de gabardine sur son caleçon. Je m’approche en disant que ça commence à bien faire, il s’habille, merde, et on y va ! Soudain il se lève, court vers la fenêtre, l’ouvre en hurlant que ça suffit, qu’il n’en peut plus, et enjambe le rebord pour sauter.

La chambre n’est qu’au deuxième étage. En tombant tête la première il avait peut-être une petite chance de se tuer, mais à coup sûr de s’estropier et finir en fauteuil roulant. Coup de bol, je le rattrape par sa gabardine, le ceinture et le ramène à l’intérieur. Le type fait une crise nerveuse, il hurle, frappe au hasard, bave aux lèvres et il faut s’y mettre à trois pour le plaquer au sol. Un appel au détachement sanitaire et il part pour l’infirmerie solidement encadré par deux infirmiers militaires, blouse blanche sur treillis-rangers.

Nous sommes obligés de faire un rapport. Le commandant de ce groupe d’instruction nous écoute, l’air narquois, comme pour nous dire qu’il en a vu d’autre et que le plus difficile pour le militaire c’est de traiter avec le civil et ses inconséquences. Il ne nous en veut pas, décrète que c’est une bonne leçon, qu’il nous faudra toujours être prêts à tout. L’oiseau apeuré sera réformé et je ne saurai jamais si tout cela relevait de la simulation ou s’il a vraiment voulu mettre fin à ses jours pour une question de tenue à l’heure du repas.

Nous continuons de former ce contingent, le stress montant lorsqu’il s’agit de leur faire percevoir des armes et leur apprendre à s’en servir. En fait, ils ne mettront jamais les pieds au champ de tir, toutes les manipulations se feront à blanc. Lors d’un bref exercice de nuit, dans la cour devant leur bâtiment, nous leur apprenons les manœuvres de sécurité sans visibilité. Ils doivent présenter leur arme (un vieux fusil MAS 49 déclassé), tirer le levier d’armement pour permettre à l’autorité de vérifier l’absence de cartouche engagée en glissant un doigt dans la chambre ouverte. L’autorité, pour le coup, c’est moi. Je leur précise bien qu’il faut absolument tenir le levier sous peine de me blesser. L’un d’entre eux va tout de même me relâcher la culasse sur le petit doigt, m’en sectionnant le bout. J’en conserve la cicatrice trente ans après. C’est mon tour de partir me faire rafistoler à l’infirmerie, puis de sortir de mon rôle de GAJ pour retrouver mon poste de major de la première section.

A suivre ici (clic)