Comme ça s'écrit…


Berliner round 19 – Badaboum

Posted in Berliner Round,Textes par Laurent Gidon sur 31 Mai, 2020

Et patapschittt, et badaboum

D’ailleurs, l’investissement dans notre formation se poursuit et se renforce. On nous en apprend toujours plus, à des coûts toujours plus élevés. C’est incroyable ce qu’il nous est permis de cramer comme munitions et explosifs sur cette période.

Le cours d’armement s’étoffe. Nous découvrons les charmes de la mitrailleuse 7.62 et de son tir cadencé avec balle traçante tous les dix coups permettant d’en corriger la précision. Au pas de tir, sous la lumière ténue filtré par les nuages bretons, c’est un enchantement. Certes, lors des sorties sur le terrain cet engin pèse lourd, très lourd. Mais quel bonheur de s’en servir à une main, l’autre tenant la bande de cartouches, comme des Rambo de la lande capables de projeter la mort perforante sur plus de deux mille mètres.

Notre aimable FAMAS, jusqu’ici limité à du 5.56 à haute vélocité, se prend l’envie de balancer de la grenade antipersonnel ou antichar : incroyable ! Il y faut une cartouche propulsive spéciale, mais tout de même, envoyer ces méga-pralines à plus de trois-cents mètres en tir courbe, ça vous pose un fantassin. Certes, en tir FLG il y a un sacré recul et il convient d’écarter soigneusement le visage de l’arme après avoir visé, sinon la double rainure de la poignée garde-main vient s’encastrer dans votre front. Une section d’officiers saoudiens est en formation en même temps que nous. Avec des clins d’œil entendus, les instructeurs – français, qui s’expriment dans un anglais approximatif – omettent de recommander la protection du visage à ces fils d’émirs qu’ils tiennent en piètre estime. Partout dans les Écoles on reconnaîtra ainsi les Saoudiens à la doubles plaie sanglante qui orne leur front. Sympa et pas du tout raciste.

On nous instruit aussi des multiples avatars de la mine réjouissante. Ah, la mine : une matière à elle-seule. C’est il y a seulement six ans, en 1982, que Handicap International a lancé sa campagne internationale contre les mines antipersonnel (oui, au masculin singulier, mines contre le personnel) et l’ONG ne recevra le Nobel de la Paix qu’en 1997. En 1988 la mine a donc encore de beaux jours devant elle. On ne nous en cache rien.

Il y a bien sûr les petites classiques qui cherchent à blesser plus qu’à tuer, un estropié retardant bien mieux l’ennemi qu’un cadavre. Les grosses, magnétique, pour les gros véhicules. Ceux qui ont lu Tintin se rappellent ainsi des mines anti-char et de leur propension (illusoire) à s’écraser sous les chenilles plutôt que de les détruire. Mais le domaine est tellement plus large et l’imagination humaine y a créé tant de merveilles… Ainsi un sergent-chef nous détaille-t-il les joies de l’accumulateur de pression (ce détonateur qui ne se déclenche qu’après le passage de plusieurs personnes… ou après la prise en main par plusieurs enfants jouant comme avec des ballons avec ces mines de plastique doux aux couleurs pastelles que les Soviétiques ont disséminées notamment en Afghanistan), les facéties du système bondissant (une première charge éjecte la mine à la verticale, un fil ou un retardateur déclenchant l’explosion principale à 1,5 mètre de hauteur pour hacher tout ce qui se présente dans un rayon de 20 mètres) ou le tempérament colérique de la Claymore (les amateurs de Call of Duty connaissent aussi, pour les autres il s’agit d’une mine directionnelle pulvérisant des éclats sur une centaine de mètres et couvrant un angle horizontal de 60°). Nous apprenons même à réaliser des mines artisanales avec une roquette de LRAC, un peu de fil électrique et une batterie. Les pièges low tech et low cost n’ont pas attendu les conflits récents, typés guérillas, pour être enseignés dans les écoles d’élite…

Un adjudant d’un calme olympien et à l’humour pince-sans-rire nous enseigne les arcanes du génie militaire, cette arme d’ingénieurs aussi habiles à construire des ponts qu’à les détruire. Nos futures fonctions d’officier d’instruction ne prévoyant pas d’autre ingénierie que l’usinage de soldats de base, l’essentiel de son cours génie tourne autour des explosifs. Nous l’appellerons donc très vite adjudant Badaboum. Sa matière cumule aspects théoriques et expérimentations pratiques. On apprend les définitions de la chaîne pyrotechnique, laquelle commence au dispositif d’allumage et s’achève en chaleur et lumière (ainsi que pas mal de fumée) dans la déflagration de la charge principale. Il sera aussi question de mèche lente et de détonateur, exigeant une rigueur extrême dans leur mise en œuvre combinée. Ainsi, sertir un détonateur au bon endroit sur sa mèche est crucial : trop loin de l’explosif primaire la réaction ne se transmet pas, mais trop près l’explosion se produit lorsqu’on serre la pince à sertir autour du cylindre de cuivre et on y perd une main. Alors, on s’entraîne et chacun compte ses doigts à la fin de la séance. On se souviendra aussi qu’il ne sert à rien d’utiliser une allumettes sur une mèche : seul un boute-feu correctement placé et activé l’allumera. Tant pis pour les films hollywoodiens. Les formules du calcul de charge fondées sur le coefficient d’utilisation pratique de chaque explosif réveillent nos neurones mathématiques pour déterminer la quantité minimum nécessaire à la fracture d’une plaque de blindage ou d’un mur de béton (nous parlons bien ici d’explosifs brisants). Enfin, les pitreries du cordeau détonant nous tiennent en éveil lors de tests sur le terrain.

Ah, le cordeau détonnant, chantre trompetant de la pyrotechnie militaire (toute évocation d’un bref poème d’Apollinaire n’ayant ici rien de fortuit). Il faut s’imaginer un tube mince, long et souple, un peu comme un tuyau d’arrosage, mais du diamètre d’une grosse paille de McDo, bourré de tétranitrate de pentaérythritol (classe, non ? Et facile à placer dans une conversation de salon) qu’il suffit de déclencher à un bout pour que l’explosion se propage à plus de 8 kilomètres seconde, autant dire quasi instantanément. On en pose, disons trente mètres, sur un sol de terre ferme, et la demi-seconde suivante on se retrouve avec une tranchée en V bien propre, profonde d’une vingtaine de centimètres. Je serais cantonnier, je m’en servirais volontiers pour un curage express des caniveaux embourbés. Grâce aux calculs de charge de l’adjudant Badaboum nous savons combien il en faut pour abattre un arbre de bonne taille (trois tours autour du tronc et le chêne centenaire est par terre) ou scier une colonne du capitole (là, il en faut plus). Mais nous utilisons surtout cet élégant dispositif (que je recommande comme lacet, ceinture ou cravate, à offrir à votre pire ennemi) pour déclencher simultanément une multitude de charges. Car oui, nous faisons sauter plein de trucs sous le regard affectueux quoique vigilant de Badaboum.

Une sorte de casse auto un peu particulière – on y trouve tous les types de véhicules militaires désaffectés, de la Jeep au char lourd – nous sert de terrain de jeu. Chacun se donne un objectif, simple comme scier la chenille d’un AMX 30, lui faire sauter la tourelle façon bouchon de champagne ou juste casser en deux une de ses plaques de blindage, voire plus compliqué, comme le dégager d’un mur de pierre effondré sans endommager son train de roulement. Nous faisons nos calculs, les présentons à Badaboum qui les évalue d’un sourire narquois et nous fournit les quantités d’explosif correspondantes. Une fois tout mis en place et relié au cordeau détonant, la section se planque dans un bunker et attend qu’une trentaine de déflagrations combinées secoue le sol comme un tremblement de terre et soulève une poussière comparable aux chutes du World Trade Center (désolé pour l’anachronisme, c’est tout ce qui me vient à l’esprit). Le temps que tout cela retombe ou refroidisse, et nous sortons évaluer les dégâts. Badaboum commente échecs et succès d’un « Y avait aucune chance » ou d’un « Touché-coulé ! », et note en conséquence.

Imperturbable, il nous a vu faire des âneries qui aurait pu volatiliser toute la section ou nous arracher un doigt ou deux, mais n’a jamais élevé la voix, intervenant d’un simple « Tttt, je serais toi, je m’arrêterais là » comme si la fréquentation des explosifs lui avait conféré un flegme à toute épreuve. Ou alors il s’agit de sélection naturelle, tout instructeur du génie trop émotif finissant très vite sa carrière aux urgences psychiatriques. Badaboum restera un de mes meilleurs souvenirs de Coëtquidan et je profite de ces lignes pour lui rendre hommage : merci Mon Adjudant.

Avec Boulaz nous jouons aussi à la grenade. Après les avoir classées selon leur fonction et disséquées dans le détail, nous allons les essayer sur un pas de tir ad hoc. Le lanceur et l’instructeur descendent dans une cuve cylindrique de béton, enfoncée d’un mètre cinquante dans le sol et surmontée d’un demi-cercle de béton formant un parapet. L’élève dégoupille sur ordre.

(Parenthèse : la grenade française, à la différence de son homologue américaine, se dégoupille en forçant d’abord l’anneau sur un quart de tour latéral avant de le tirer. Il est absolument impossible de dégoupiller avec les dents comme on le voit dans les films. Les Américains le peuvent, pas nous. Honte. D’un autre côté, ce système de sécurité renforcée évite le dégoupillage fortuit par accrochage intempestif à tout ce qui dépasse, la loi de Murphy s’appliquant au soldat en campagne comme au reste du monde. Finalement j’apprécie d’être Français.)

Donc le lanceur dégoupille tout en tenant bien la cuillère de ses doigts crispés. La cuillère ? Oui, ce petit levier de métal qui sera éjecté lorsqu’on lâche la grenade, libérant le percuteur interne qui initiera une chaîne pyrotechnique amorce/mèche/détonateur/charge, et patapchitt, et badaboum ! On notera que la mèche brûlant entre 4 et 7 secondes avant détonation, il n’est pas conseillé de pratiquer la technique du cooking off consistant à garder la grenade en main après éjection du levier d’armement afin de réduire le délai avant explosion (qui permettrait à l’ennemi, ce couard bien connu, de se planquer ou nous renvoyer l’ananas) : on a toutes les chances de se la faire péter dans la figure au moment du lancer.

Donc encore, le lanceur aillant dégoupillé peut se redresser au-dessus du parapet, balancer sa praline et s’accroupir le plus vite possible dans la cuve. S’ensuit une attente fébrile, les yeux dans les yeux avec Boulaz. Ces 4 à 7 secondes sont très longues lorsqu’on se demande s’il ne va pas y avoir un incident de tir, une grenade armée non-explosée déclenchant toute une procédure de sécurité des plus rébarbatives. Mais non, voilà que ça fait boum. Un pas si gros boum, d’ailleurs, lanceur et instructeur ayant les oreilles doublement protégées. Mais ça projette. Le reste de la section est à l’abri dans un tunnel de béton à cinquante mètres du pas de tir, et l’on entend les éclats de grenade siffler dans les hautes herbes alentour. Les fragments projetés par une grenade défensive – celles qui ressemble à un ananas – sont mortels dans un rayon de cinq mètres, peuvent blesser jusqu’à quinze ou vingt mètres et fusent à plus de deux cents mètres. Leur rayon d’action dépasse donc la longueur de lancer maximale. On comprend mieux alors l’appellation défensive : quand tu la jettes, tu te protèges, sinon c’est toi qui prends… Je n’avais jamais vu Boulaz, d’habitude impénétrable, aussi nerveux que sur le pas de tir grenade. Plus tard, à Berlin, je comprendrai pourquoi. Ce lieutenant est humain, finalement.

Suivi, ici…

Point Scriptorium

Posted in Textes par Laurent Gidon sur 30 Mai, 2020

De nombreuses personnes que je rencontre post-confinement me disent en substance « c’est génial pour toi cette période, tu dois avoir des tas de trucs à écrire. »
A la vérité, non. Désolé.

Je suis certes écriveur, mais pas journaliste.
L’épidémie a eu le même effet sur moi que sur les autres. J’ai cherché des informations, mais je n’ai pas eu envie d’écrire là-dessus, même pas sous forme de journal.
En termes professionnels, mon activité s’est résumée à l’animation d’un atelier virtuel d’écriture, bénévole et gratuit, suivi par une dizaine de personnes sur toute la durée du confinement. Beaucoup de travail, en parallèle avec la réalisation maison d’un podcast rigolo-dépressif disponible ici (clic).
Et puis j’ai écrit… mes souvenirs de service militaire. La mémoire à l’œuvre, plutôt que l’analyse et la prospective.

Voici donc où nous en sommes aujourd’hui, dans le scriptorium (merci Paul) et par ordre chronologique d’écriture (les esprit vifs noteront une information capitale noyée ci-dessous) :

Aria des Brumes : roman de SF facile d’accès, genre planète opéra, publié en 2007 chez le défunt Navire. Je dispose des droits et envoie le fichier à qui en fait la demande.

Terra Concerto : suite de Aria des Brumes étendant le propos à toute l’Alliance, non publié, fichier sur demande.

Djeeb le Chanceur : roman de fantasy sans magie publié en 2009 chez Mnémos, toujours disponible en librairie.

Djeeb l’Encourseur : suite des aventures de Djeeb dans l’Arc Côtier, publié en 2010 chez Mnémos, toujours disponible en librairie. Le manque de succès malgré de bonnes critiques a signé la fin de la série.

L’Abri des regards : journal de dépression et de mise en lumière du suicide de mon père, non publié malgré une bourse de la région, disponible ici (clic).

Persistance : roman vérité sous forme de dialogues fictifs avec mon père (qu’aurions-nous à nous dire s’il se préparait à mourir aujourd’hui), fichier sur demande.

Une Face, une trace ! : roman d’aventures réalistes dans l’univers du ski freeride en haute montagne, publié prochainement par les éditions du Mont-Blanc – Catherine Destivelle (clic), infos sur demande.

Papa va mal : roman (très) noir au parti pris narratif radical (vingt séquences de quatre plans parallèles sans description : que des dialogues et monologues intérieurs), non publié, fichier sur demande.

Quelque Chose d’autre : roman de SF contemporain, voire uchronique (ça se passe en 2012) narrant l’atterrissage de myriades de colonnes extraterrestres et leurs effets sur les populations, non publié, fichier sur demande (près de 650 000 caractères).

Comme des Riches : roman rapportant trois points de vue fictifs mais documentés sur le déclassement social et la quête de soi dans la course au profit, non publié, disponible gratuitement ici (clic).

Tirs croisés : roman contemporain traquant l’impact d’un personnage sur les vies de tous ceux qu’il a croisés, famille, amis, collègues ; non publié, fichier sur demande.

La Bousculante : roman contemporains suivant une dizaine de personnages dont les vies sont bousculées par quelques mots lâchés au cours d’une réunion, écriture en cours.

Berliner Round : récit d’un passage aux EOR de Saint-Cyr puis au 46ème régiment d’infanterie de Berlin juste avant la chute du Mur, écriture en cours, disponible ici (clic).

Voilà, il y a d’autres projets à différents stades d’écriture et pour l’instant en sommeil (Scoriolis – une enfance de Djeeb, Roc Tombal, Nid de clous, Nulle part n’existe pas…) mais ne demandant qu’à se réveiller.

A l’an prochain pour un nouveau point.

Berliner round 18 – major section

Posted in Berliner Round,Textes par Laurent Gidon sur 29 Mai, 2020

Arme de sécurité massive

J’ai accepté la proposition. Le major section n’est pas meilleur que les autres élèves, rien à voir avec un premier de la classe. C’est juste un poste de travail, une sorte de secrétaire, la courroie de transmission entre le commandement et les élèves. Tous les matins Boulaz me donne le programme du jour, à moi d’en informer la section et de m’assurer que chacun sera prêt, équipé et à l’heure. S’il y a une erreur ou un retard, c’est moi qui prends. En retour je suis censé l’informer de l’état moral ou physique des uns et des autres, faire remonter les demandes et doléances. Fonction de pivot, donc tout le monde va me tomber dessus à un moment ou à un autre. D’ailleurs, ça commence dès le début. Boulaz n’officialise pas ma fonction : je dois faire accepter sa décision à l’ensemble de la section sans son appui.

Les chambrées rigolent quand je leur transmets l’ordre de préparation tel que je l’ai formulé d’après la liste de Boulaz. Pourquoi c’est moi qui leur dis ça ? Où est Moustache ? Où sont les cadres ? Il n’y a plus d’encadrement. Nous sommes appelés à devenir officiers, nous devons donc apprendre à nous encadrer nous-mêmes. Là, c’est juste moi qui m’y colle, OK ? Ils ne sont pas OK du tout. On me demande des preuves de mon grade de major. Ce n’est pas un grade, juste une fonction, et je m’aperçois que Boulaz m’a bien mis dans la crotte. Je finis par conseiller aux râleurs d’aller vérifier par eux-mêmes dans le bureau du lieutenant. Étrangement, ça les calme. Tous seront prêts à l’heure pour la séance de sport.

Pendant la course sous la pluie, Broker se rapproche de moi. C’est un petit brun très sûr de lui, plein de fric – il roule en Golf GTI rouge vif et dit avoir travaillé comme courtier à la Bourse avant son service – qui fait régner une sorte de régime féodal dans sa chambrée. Il a Popote et Cartouche comme vassaux, les autres s’écrasent, lui cirent ses rangers ou portent son sac. Je ne l’apprécie pas beaucoup, mais c’est aussi un gars malin, magouilleur, qui trouve souvent des solutions extérieures à nos problèmes ou à nos manques. Tout en courant il me dit en substance que je suis un merde, que ça se voit rien qu’à ma gueule, que personne ne me fait confiance, que je ne vais pas garder longtemps mon grade de major, qu’il va faire ce qu’il faut pour l’obtenir. Je sens un début de colère monter et je lui suis presque reconnaissant de ses menaces : vas-y, Broker, pique-moi la place, que je puisse retourner à ma tranquillité, me concentrer sur le PC, le grimper de corde et le tir au pistolet.

Mais cela ne se passe pas comme Broker l’a prédit. Le job de major consiste aussi à répartir les différentes tâches et corvées qui incombent maintenant à la section. En tant que soldats instruits (ayant terminé leur phase d’instruction) nous devons prendre notre part dans la surveillance et la sécurité du périmètre des Écoles. Lorsque nous sommes « section de semaine » il nous faut fournir un piquet d’incendie et un détachement de sécurité, toujours prêts à intervenir. Nous devons aussi participer aux rondes nocturnes sur différents secteurs sensibles. À cela s’ajoutent des obligations quotidiennes selon le programme – tours de garde sur le terrain, collecte des douilles après un tir, direction d’une séance de sport et rapport… – qui doivent être affectées à un ou plusieurs élèves. Chaque jour je dois donc désigner ceux qui seront « de la baise » selon l’expression aussi imagée que consacrée. Dans un carnet je note tout ce que j’attribue à chacun en veillant à ne pas favoriser les copains de chambrée. Mon but est de maintenir un équilibre non seulement irréprochable, mais surtout visible, qu’on ne vienne pas me chercher des poux dans la tête pour une quelconque injustice. Boulaz regarde cela de loin, apparemment satisfait que tout roule sans qu’il ait à s’en occuper. Broker comprend vite qu’il est beaucoup mieux dans le confort de l’opposition qu’à ce poste de pouvoir aussi exposé qu’illusoire. Moi, je m’épuise. Et je commets des erreurs.

Un soir, alors que je devrais être en train de réviser un cours de géopolitique pour le test du lendemain et qu’au lieu de ça je suis plongé dans mon « carnet de baise » à chercher une justice introuvable, une délégation des chambrées me tombe dessus. Un groupe doit partir pour une « patrouille champ de tir ». Il s’agit d’un tour de garde de deux heures qui nous conduit à vérifier tout le secteur des zones de tir, équipés de casque lourd et de brassards « sécurité », mais armés de ridicules gourdins qui sont tout de même perçus auprès de l’armurerie. Ce tour de garde ne sert à rien, l’enceinte des Écoles étant surveillée par d’autres unités mieux armées, mais c’est une brimade utile pour casser nos rythmes de sommeil. Et il se trouve que le groupe que j’ai désigné en a marre. Ça renâcle, et surtout ça m’en veut, personnellement. Une négociation hargneuse se conclut par un « OK, mais tu viens avec nous, major de mes deux ! »

Sur le coup je tente de me défendre : « non, les mecs, regardez mon carnet, je fais gaffe, c’est équilibré et c’est bien votre tour d’y aller, alors allez-y et vite ! » Ils ont l’air d’accord, sauf sur un point : moi, je ne suis jamais sur les listes de baise. L’erreur ! J’ai tellement fait attention à bien répartir nominativement les corvées sur toute la section… que je me suis oublié.

En même temps, ce poste de major me bouffe du sommeil et de l’énergie bien au-delà d’une éventuelle participations aux tâches que je répartis. Mais ils ont raison, ça sent le favoritisme de moi-même. Sauf qu’au lieu de l’admettre sereinement et m’excuser, je pique une crise. Je me mets à hurler que je n’ai pas à me justifier auprès d’eux, qu’ils sont juste véreux jaloux et que s’ils veulent se payer le major ils n’ont qu’à aller réveiller Boulaz chez lui pour déposer une motion de censure… Je raconte n’importe quoi, je m’énerve, je me ridiculise. Ça ne sert à rien. La patrouille refuse de partir si je n’y prends pas place. Je craque. Je balance tout, carnet, cours, dignité, et je vais percevoir mon gourdin. Dans le couloir, Broker me lance un regard narquois.

Tout ne va pourtant pas aussi mal pour moi. Déjà, avec un peu de culture générale et des facilités de rédaction, réussir un test sur table de géopolitique niveau EOR n’a rien de sorcier. La géopolitique de l’époque se résume à deux éléments : la partition du monde en deux blocs (je ne compte pas les non alignés) et la doctrine de la dissuasion nucléaire. Ayant intégré cela il me suffit d’enfiler des perles – menace du faible au fort, sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, plateau d’Albion, OTAN – pour obtenir une note correcte. Puisque je peux, je vais m’employer à maintenir mes notes au maximum. Pourquoi ? Goût de la compétition ou orgueil mal placé ? Peut-être un peu. Mais ce qui me pousse en avant est beaucoup plus prosaïque : le classement compte pour choisir son affectation à l’issue des EOR.

Ce n’était jusqu’ici que des rumeurs, on parlait de piston pour partir à Tahiti et de facilités offertes suivant le niveau d’études pour intégrer un ministère, voire des postes de partenariat en entreprise. Boulaz a balayé tout cela. « Classement, rien d’autre. Cent postes pour cent diplômés, choix dégressif. » OK, bien pris. Le premier choisit parmi 100 places, le deuxième parmi 99, le troisième parmi 98 et ainsi de suite. Le dernier n’a plus le choix. On ne saura pas quels postes sont proposés avant de découvrir le tableau d’affectations, juste au moment de choisir.

Je ne sais rien de la vie en régiment. Depuis le début on nous a dit et prouvé que le fonctionnement des Écoles est spécial. À quoi ressemblera la suite ? Aucune idée. En revanche, je sais ce que je ne veux pas : me retrouver dans une unité où je serais obligé de faire dans le cadre militaire ce que je fais d’habitude pour le plaisir. Le ski, par exemple, ou les sports nautiques… le sport en général, d’ailleurs. En revanche, l’étranger m’attire. Plus qu’un type de régiment, je sens que j’aimerais choisir un lieu. Et pour choisir, je dois être bien classé. Donc je bosse.

Et je reste major. Boulaz n’a rien su de mon esclandre le soir de la patrouille. Ou alors il s’en fiche. Il n’a pas besoin de moi plus que d’un autre : il lui faut juste un relais qui prenne en charge le quotidien de la section. Ce poste me met dans une position certes difficile, mais une position de pouvoir. Je n’aime pas le pouvoir, je n’aime pas ses excès dont j’ai fait l’expérience autant comme bizuté que comme bizuteur pendant mes études. Mais là je touche le côté utile du pouvoir, utile et exaltant. Je peux faire quelque chose pour les gars de la section, pour ceux qui ont du mal, pour ceux qui ont des facilités mais ont d’autant plus besoin d’aide là où leurs rares faiblesses les freinent. Je ne m’attendais pas à aimer ça.

Sans m’en apercevoir, cela me forme d’une façon précieuse pour ce que j’aurai à vivre plus tard, avant même de sortir des Écoles. Après mon craquage je parviens à regagner peu à peu la confiance des autres. Je ne suis pas seul dans cette tâche, et même plutôt bien accompagné. Broker continue de me flinguer par derrière à chaque occasion, mais il s’isole de plus en plus dans sa petite cour. Un de ses souffre-douleurs vient d’ailleurs de démissionner, une forme d’échec pour lui, renforcée par la demande d’un autre à changer de chambre. Je m’appuie sur l’atmosphère de ma chambrée, où on se serre les coudes, pour diffuser cet esprit dans toute la section. Potham, Mozart et Bones sont précieux. Roublard aussi, qui me relaie hors de la chambrée avec humour. Ils me secondent naturellement, sans que j’aie eu à demander. Et ça prend. La plupart d’entre nous fait preuve de solidarité, au moins par intelligence. Il se développe un esprit particulier à la première section, d’autant plus palpable que les deux autres sections nous paraissent atones et désincarnées.

Après le PPEOR et la formation chef d’équipe, chacun a compris qu’on ne s’en sort pas seul et qu’il vaut mieux aider le pénible plutôt que le pourrir. Si l’entraînement reste dur, voire très dur, nous constatons le résultat : nous nous sommes tous endurcis. C’est triste à dire, mais ceux qui ne tenaient pas le coup ont dégagé. Ceux qui restent ne sont pas forcément les meilleurs : nous avons seulement eu la chance et les ressources de nous adapter. Il faut maintenant aller au bout. Même l’encadrement semble nous y aider, comme s’il n’était plus rentable à présent de nous pousser à démissionner. L’armée a investi du temps et des moyens sur les ex-civils que nous sommes, son intérêt est maintenant de protéger son investissement.

La suite (clic)

Processus de guérison

Posted in Réflexitude,Vittérature par Laurent Gidon sur 28 Mai, 2020
Giants

C’est le code Hays qu’on assassine !

C’est un film (clic) dont le plan d’ouverture – après un générique où l’on voit des jeunes danser au ralenti et en couleurs solarisées sur une musique twist – montre une roue de voiture à plat dans la boue et une barrière de chantier brisée, sous une pluie battante. La caméra se déplace, deuxième barrière brisée, puis l’arrière d’une grosse voiture américaine dont l’avant est encastré dans un talus boueux. La portière droite s’ouvre, une fille blonde sort la tête et hurle.

Horreur ? Douleur ? Appel au secours ? Rien de tout cela : la fille hurle de plaisir en sentant la pluie inonder son visage. Elle gobe les gouttes au passage, se passe l’eau dans les cheveux, sort de la voiture pour être bien mouillée. Une musique rock langoureuse l’accompagne. La fille est suivie par sept autres garçons et filles qui crient et chantent sous la pluie en dansant, les pieds nus (gros plan) dans une mare de boue.
Des boîtes de bière se distribuent, on s’asperge et on boit, on monte le son de la radio.
La danse avait déjà un ton très suggestif, accentué par les plans style « concours de t-shirt mouillé », mais cela s’exacerbe encore quand un jeune tombe dans la boue de tout son long et continue de se trémousser en rythme, le bassin tressautant, bientôt rejoint par une fille, puis une autre.
La caméra s’élève et montre toute cette jeunesse vautrée dans la boue, jouissant de plaisir transgressif. Cut !
Je laisse chacun analyser l’avalanche de transgressions directes ou symboliques.

Le film date de 1965, dernière année où les productions américaines sont soumises au code Hays (clic). Cette première séquence contrevient d’emblée aux trois principes du code : ne pas porter atteinte aux valeurs morales, ne montrer que des standards de vie corrects, ne pas ridiculiser la loi naturelle ou humaine. On espère donc que la séquence suivante va rectifier tout cela.

Au cut, nous sommes dans un salon bourgeois. Gros plan sur un électrophone qui passe un disque de musique douce. La caméra panoramique sur un canapé où deux jeunes bien habillés se bécotent tendrement (code Hays : « Les baisers profonds ou lascifs, les caresses sensuelles, les poses et les gestes suggestifs ne doivent pas être exposés »). Mais un chien les regarde, halète et se passe la langue sur les babines. Hum !
Les amoureux sont interrompus par un gamin chimiste qui leur présente un bocal d’expérience où un mélange instable devrait exploser, mais n’explose pas.
Les amoureux le renvoie à ses études et reprennent leur baiser après un court dialogue sur la femme bien qu’on aime quand elle se tait.
La tension sexuelle est manifeste. Le chien se cache les yeux sous sa patte. Le baiser est de nouveau interrompu par une détonation venue de la cave : ce qui devait exploser a fini par péter.

La suite du film continue d’exploiter les standards des productions pour ados de l’époque, en les pervertissant chaque fois que c’est possible, notamment en livrant une ville propre sur elle à la furie perverse d’adolescents rendus gigantesques par une formule du chimiste. On voit bien d’où vient la menace.

Je ne peux pas m’empêcher d’y voir un parallèle avec ce que nous vivons collectivement, non pas depuis le coronavirus, mais depuis l’exacerbation du capitalisme de prédation (chacun fera débuter la période quand il veut).
Certains se dégagent des principes de ce fonctionnement économique, par exemple en élevant des chèvres dans le Larzac, ou en fondant des communautés en Ardèche, pendant que l’immense majorité mime la soumission au code.

Ce qui nous est présenté comme loi naturelle ou humaine est bien entendu le droit sacré de la propriété privée, la recherche du profit et la sainte concurrence libre et non faussée, ainsi que l’inaliénable liberté de circulation des capitaux et de leurs détenteurs.

Et puis, ce qui devait exploser explosa.
Pendant le confinement, nous avons pu constater que l’économie souffrait, certes, mais que ses lois si naturelles pouvaient – et devaient – être contournées pour que quelque chose de plus important survive.
Nous sommes collectivement malades de cette économie. Un processus de guérison pourrait se mettre en place si nous faisions attention à ce qu’il réclame de chacun de nous.

Hier, je suis allé grimper avec l’ami Jérémie malgré une tendinite récalcitrante. Je me suis ouvert le genou sur une aspérité de rocher et fracassé la malléole en faisant basculer une grosse pierre. Ce matin, j’ai mal partout, chaque mouvement est douloureux. Rien de suffisant pourtant pour aller à l’hôpital ou chez le médecin.
Mes petites cellules travaillent toute seules, pour résorber l’inflammation, ressouder l’écorchure, consolider les ligaments. Le processus de guérison est déjà à l’œuvre en moi. Tout ce dont il a besoin, c’est d’un peu de temps. Je pourrais brusquer les choses à coups d’anti-inflammatoire ou d’antalgiques, étouffer les douleurs pour retourner grimper dès aujourd’hui. Bref, reprendre mon activité comme avant, de la même façon qu’on nous suggère de vite relancer la croissance économique.

En fait non. Je vais attendre d’aller mieux et faire d’autres choses. Mon coude, mon genou et ma cheville ont individuellement besoin que l’ensemble du corps se mette en pause. Une pause relative, puisque l’économie de base du corps fonctionne toujours (respiration, digestion, réflexion…), mais sur des objectifs restreints.
Finie la quête de croissance vers le sommet de la montagne, il me faut laisser le processus de guérison prendre son temps pour repartir sainement. Et peut-être trouver d’autres objectifs plus durables et stimulants.
D’une certaine façon, les incidents à la falaise hier n’étaient pas des accidents mais des indicateurs. Si j’en néglige les signaux, je cours au devant de douleurs bien pires.

Alors je prends mon temps. Même si, en tant qu’agent économique responsable, je contreviens à toutes les règles d’un code qui, l’année prochaine peut-être, ne sera plus du tout en vigueur.
Je ne veux pas être le dernier mort d’une guerre absurde.
Rappelons-nous toutefois qu’en 1966 le code Hays a été remplacé par un autre, puis en 1968 par le système de classification par âges qui a ouvert la voie à l’industrie pornographique.
Il y aura toujours un fossé entre le plaisir – voire le simple plaisir de vivre – et sa représentation commerciale.

Berliner round 17 – noté

Posted in Berliner Round,Textes par Laurent Gidon sur 25 Mai, 2020

Yep, c’est bien moi (il y a 32 ans)

Suite à cette séance de tir prometteuse je me recentre sur mes points forts, en essayant de ne pas trop négliger mes points faibles. D’un côté je tente de limiter la casse et rester dans la moyenne, et de l’autre je mets tout en œuvre pour performer. Dans les activités physiques d’endurance, par exemple, je me tiens plutôt en-dessous des autres. Depuis le tout premier parcours DOM qui m’avait vu suffoquer aux côtés de Taupier chaque entraînement à la course m’éreinte au-delà de tout. Je cherche trop à me classer parmi les meilleurs et claque régulièrement une durite à mi-course. OK, bien pris, fort et clair : je change de tactique et me contente de trottiner dans le milieu de peloton pour au moins acquérir une certaine régularité. Il me faut accepter que des lévriers comme Bones ou Bouncer (un fana mili qui prendra bientôt une grande importance) sont d’un autre monde et que je ne les rattraperai jamais, pas dans cette vie-là, pas aux Écoles.

Même chose pour la topographie. J’ai l’impression d’être très bon sur carte, pour lire le relief, tracer le meilleur itinéraire selon l’azimut qui nous est imposé ou le point à atteindre, calculer la déclinaison magnétique (un must !), trouver les coordonnées d’un point – pour guider un tir d’artillerie par exemple – et les coder pour transmission sécurisée… mais tout s’effondre une fois sur le terrain. Dire que la carte n’est pas le territoire, c’est un classique. Il se trouve que pour moi il y a autant de différence entre l’une et l’autre qu’entre la carpe et le lapin. Même carte en main je suis incapable de suivre la route que j’ai tracée, reconnaître les éléments caractéristiques du paysage, voire simplement repérer un chemin pourtant évident lorsque je le croise. Tant pis, je laisse tomber, sautant sur tous les prétextes pour confier la conduite du groupe à un autre. C’est moche, c’est bas, c’est une question de survie. Et ça me jouera des tours…

En revanche je cartonne au parcours du combattant, ce qui ne laisse pas de m’étonner vues mes piètres performances en endurance. Sans me poser de question je continue de m’entraîner à bloc, au grand désespoir de mes genoux (sauts directs depuis le sommet de l’échelle, du rail ou de la girafe) et de mon poignet qui ne cicatrise pas entre chaque ramper. Je prends des risques et me pousse à bout afin de gagner de précieuses secondes. Un entraînement PC où je ne finis pas au bord de la syncope en vomissant mon repas précédent n’est pas un bon entraînement. En améliorant la technique et le souffle je passe peu à peu sous les trois minutes et sors bientôt les meilleurs chronos de la section, puis de toute la promotion, jusqu’à me rapprocher du record de France détenu par un élève du vrai Saint-Cyr, futur officier d’active. Sauf incident, le 20/20 m’est assuré.

Le grimper de corde se révèle aussi une mine de points dans laquelle creuser. Je m’y attendais un peu, mais je me surprends à me jeter à fond dans la compétition. Entre ma taille et l’amaigrissement du PPEOR j’ai dû développer un rapport poids-puissance assez avantageux. Et puis il y a ces souvenirs d’enfance, ce haut portique dans le jardin, auquel je grimpais sans arrêt, passant d’une corde à l’autre. Plus tard, lors des épreuves EPS du Bac j’avais fait un temps suffisamment bon pour que l’examinateur note mon nom et me rappelle plus tard pour me dire que j’avais le record de France pour cette année-là (1983). Bref, là encore les chronos s’améliorent et je deviens une sorte de curiosité. Chaque fois que je m’élance, un pied en l’air (règle de départ, interdiction de sauter) et une seule main posée sur les cinq mètres de chanvre tressé, tout le gymnase s’arrête et on attend que mon temps soit annoncé. Je descends en-dessous des 5 secondes, je vise les 4 secondes… Je m’entraîne. À la moindre occasion, avec Glasses – un élève à lunettes, aussi filiforme que moi mais un peu plus petit – nous enchaînons les défis tractions sur tout support qui se présente, le plus étroit étant le rebord du chambranle de notre porte de chambrée : moins d’un centimètre d’acier arrondi et glissant où ne poser que le bout des phalanges. Bras, dorsaux, abdos, tout se renforce.

Ces différentes activités physiques et sportives se font bien sûr en treillis et rangers, sans la moindre semelle amortissante. Mes ménisques payent peut-être aujourd’hui le prix de ce forçage. Sur le coup, je prends mon corps comme un outil qu’il me faut meuler, affûter, quitte à lui ôter un peu trop de matière. Seul le résultat compte, tant pis pour la manière. De toute façon, on ne nous pousse pas vraiment à la modération.

Un jour de pluie, la section est convoquée à la piscine. Il s’agit d’un bassin intérieur qui doit faire 25 mètres sur 15. Nous sommes alignés au bord de la longueur, en tenue de combat bien sûr. Au signal nous plongeons avec ordre d’effectuer le maximum de traversées en nageant sous l’eau, sans respirer. À la première tentative les dix moins bons sont éliminés, ils n’auront que 5/20. À la deuxième, les dix premiers à sortir la tête pour respirer auront 10/20. Ensuite, les points seront attribués en fonction des abandons, de 11 à 20. Chaque fois, il me faut y aller à fond, puisque je ne sais pas qui nage encore. Nous avons à peine le temps de récupérer notre souffle d’une tentative à l’autre. Je me classe dans les dix qui vont concourir pour les meilleures notes. Il y a Potham à côté de moi. Il dégouline et souffle comme une baleine, mais dispose d’un coffre impressionnant. Chaque fois il a nagé plus longtemps que moi, mais moins vite : j’ai fait presque une traversée de plus que lui. On s’élance pour le dernier plongeon. Je me cale sur sa brasse puissante en cherchant à le garder juste derrière moi. Arrivé en face il faut faire demi-tour, se repousser vigoureusement, laisser la vitesse se perdre doucement avant de brasser, brasser, ne pas laisser le poids des rangers tirer vers le fond, ce qui ferait mécaniquement sortir la tête, brasser, penser à autre chose qu’au besoin d’air, surveiller Potham, brasser. Je ne sais plus combien d’aller-retours nous avons couverts. Je me souviens seulement de cette sensation d’implosion des poumons, comme si je n’allais plus pouvoir m’empêcher d’ouvrir la bouche pour y laisser entrer quelque chose, n’importe quoi, même de l’eau. Potham est toujours là, juste derrière moi. Et puis soudain il n’y est plus. Je cogne le mur du fond à m’écorcher les doigts, je repousse des pieds, je repars dans l’autre sens, bouche ouverte. L’eau rentre, j’ai encore le goût et l’odeur du chlore dans le nez, mes pieds touchent quelque chose, je ne vois plus rien, voile noir, impression d’être en train de rêver… je sors la tête en poussant une dernière fois au fond, et j’avale toute l’eau qui passe en cherchant à respirer. Je tousse à en crever, j’ai les oreilles qui sifflent, je n’entends rien, la seule chose que je vois c’est l’adjudant sport qui a sans doute fait le tour du bassin en courant et semble me hurler des insultes. Je m’en fous, j’ai ma note et c’est un 20, même s’il menace de me mettre un zéro pour prise de risque inconsidérée. Des années plus tard, alors que je suis en train de me noyer en syncope sous une vague, je retrouverai cette sensation étrange de rêve éveillé, cette présence incongrue de l’eau dans la bouche, l’envie presque normale de la respirer comme de l’air, et ce choc du talon sur le fond qui remet soudain la réalité en place pour me guider vers la surface. On se noiera un autre jour.

Je donne sans doute l’impression de me vanter aujourd’hui de performances passées et difficilement vérifiables, mais cela n’a aucune importance. Ce qui compte, c’est le changement d’attitude qui m’a fait voir une sorte de lumière : j’étais bien à ma place dans cet environnement brutalement compétitif. Au lieu de lutter contre, je lutte avec, je lutte pour. Et il m’arrive peut-être ce que je craignais avant de partir : ils sont en train de me rendre con.

Heureusement, Boulaz me rappelle à l’ordre, probablement sans même s’en rendre compte. Il me convoque dans son bureau. Je lui pète un salut et un garde-à-vous impeccable, me rappelant l’interview d’un acteur qui se déclarait « anarchiste tendance Brassens : je traverse dans les clous pour être sûr de ne pas devoir répondre à un flic ! » Là, il va pourtant falloir que je réponde :

« Vous faites quoi aux Écoles, Gidon ?

Je fais de mon mieux, Mon Lieutenant.

Ah, pouvez pas mieux. Bon. Et ça vous plaît ? »

La question me prend de court, un relâchement de ma vigilance, peut-être un excès de fatigue, bref, je réponds sans réfléchir que pour un antimilitariste comme moi c’est un peu douloureux, mais ça va, je survis. Il me regarde, impénétrable. De toute façon, l’air impénétrable est monté d’origine sur la figure de Boulaz. Je ne sais pas quoi penser, mais j’ai l’impression d’avoir commis une grosse erreur. Le temps passe. Je me suis déclaré frontalement antimilitariste, à un officier d’instruction de Saint-Cyr, qui va noter ma performance. Bien. Très bien. Que dire de plus bête ?

Le garde-à-vous a, pour l’inférieur, ceci d’appréciable qu’il le dispense de toute explication : je reste planté là, attendant le bon-vouloir de l’officier, sans bouger et sans avoir à justifier mon silence. Boulaz finit par hausser les épaule et me dire : « Ai besoin d’un major pour la section. Pensé à vous. Pas obligé d’accepter. Vous laisse le temps de réfléchir. Deux minutes. Rompez. »

La suite est ici : clic !

Après c’était mieux avant

Posted in Vittérature par Laurent Gidon sur 23 Mai, 2020

Dessin de Rodho

Nous voilà dans l’après, le début de l’après, et quand nous en parlions avant, cela sonnait mieux.

Pendant deux mois nous avons entendu les appels au changement, la nécessité clamée de s’appuyer sur la crise pour faire évoluer ce qui peut évoluer et explorer d’autres pistes.
Il m’a suffi de voir, dès 9 heures le lundi du déconfinement, la ruée sur la zone commerciale et les queues interminables de clients avides et pressés d’acheter devant tous les magasins nouvellement rouverts, pour que tous ces appels à l’espoir soient instantanément relégués au rayon des vœux pieux et oubliettes.

J’avais réactivé mon compte facebooc le temps du confinement, au cas où un ami dans le besoin aurait fait appel à mon aide, mais ce matin j’ai refermé la trappe à distraction, soulagé.

Le réel suffit à combler mes yeux et mes oreilles.
Les bouchons sur les routes ont fait mieux que reprendre : il y en a maintenant à toute heure. Ceux qui n’ont pas encore repris le travail peuvent maintenant engorger la voirie aux horaires de bureau, auparavant épargnés.

L’autorisation de reprendre les célébrations religieuses sonne comme un nouveau départ dans la compétition entre croyance et science, cette dernière ayant été bien mise à mal par l’épidémie. Pour tant de croyants en effet, la science signifie « je sais », alors qu’elle énonce seulement « je ne sais pas, mais je vais chercher. »

Après avoir puni les Français qui ne respectaient pas assez le confinement, notre bon gouvernement veut punir les pays qui imposeraient une quarantaine aux ressortissants étrangers pénétrant sur leur territoire : une mesure de « réciprocité » qui fleure bon le « c’est celui qui dit qui y est ».

On a beaucoup entendu que la crise économique allait tuer plus que l’épidémie. Ce qui tue, c’est l’incapacité de masse à s’organiser dans un intérêt commun alors que des solutions sont proposées un peu partout (cherchez comme des grands, ou mieux : imaginez !). Et si vous privilégiez le désespoir, faites-le avec humour (clic).

Il semblerait qu’il soit maintenant plus dangereux de prendre l’air dans un parc que de faire ses courses dans un centre commercial (merci Rodho).

On a presque senti de la déception dans l’absence de rebond détecté par les brigades de traçage des malades de la Covid19 : moins d’atteints que prévu ou incapables de les attraper ? L’infantilisation d’après, c’est encore mieux qu’avant.

Un conseil pour pas cher ? Faites preuve d’intelligence – ce qui n’est pas synonyme de bon sens mais demande une vraie humilité dans la recherche d’informations – et mettez un peu de conscience dans tout ce que vous faites, même vos lectures.
Éviter de mourir ou éviter de vivre ? Chacun choisira.

————————-

Profitant du confinement je me suis penché sur un roman qui m’avait déjà résister deux fois : cette fois-ci, Le Chemin des âmes, de Joseph Boyden traduit par Hugues Leroy, semble avoir trouvé le chemin de mon âme.

Berliner Round 16 – TTA

Posted in Berliner Round,Textes par Laurent Gidon sur 20 Mai, 2020

Pas très TTA…

Des expressions nouvelles font leur apparition dans notre vocabulaire. Le Djev étant toujours sous les ordres de quelqu’un, on le dit à la disposition – abrégé en AD – de telle ou telle autorité. Le cossard, le malin ou l’égoïste est donc signalé AD Perso, soit à la disposition de lui-même. Mais le caractère péjoratif s’efface rapidement, et être AD Perso revient bientôt à se dire tranquille et libre de toute contrainte, en résistance à l’adversité. « Tu fais quoi, là ? – Je suis AD Perso ! – Ah, ouais, peinard, j’te rejoins… » On peut voir dans ce glissement une manifestation de notre reprise de pouvoir sur les événements que les Écoles continuent de nous imposer.

Glissement inverse pour l’expression TTA, abréviation des manuels d’instruction militaire toutes armes. Au début, le manuel TTA – que personne parmi nous n’a jamais vu mais que les GAJ invoquaient en réponse à tout écart – était une forme de référence absolue. Si quelque chose est TTA (un lit au carré comme un tir de FAMAS) c’est qu’elle est parfaite, validée, indépassable. On passe ensuite à l’expression pas très TTA qui décrit avec un peu d’ironie toute action ou attitude ne correspondant pas à l’idéal militaire, un peu comme le pas très Charlie qui naîtra trente ans plus tard après les attentats de 2015 et quelques abus de Je Suis Charlie. Enfin, dire qu’un mec est mordu TTA reviendra à le trouver excessif dans son approche de la doctrine : une forme d’insulte.

Cette maîtrise progressive du jargon nous confirme dans l’acquisition du savoir militaire. Il faut savoir faire, et il faut savoir dire. Nous répétons donc entre nous, avec ou sans fou-rire, les protocoles d’énonciation d’un ordre, jusqu’à pouvoir y exceller sur le terrain et sous stress. Le commandement n’attend pas de nous une quelconque fluidité, mais de la rigueur, de la précision, clés d’une calme efficacité. Quand tout pète alentour le chef doit continuer de s’exprimer de façon à être compris, certes, mais aussi sans transmettre au subordonné un surcroît de stress dommageable à l’exécution de sa mission. On bosse, on se prend presque au sérieux, mordu TTA. Bref, nous voilà bientôt validés en tant que chefs d’équipe.

Une brève permission me donne l’occasion d’une virée à Paris avec Potham. Là, noyé dans un bain réparateur, je peux l’entendre besogner sa régulière avec vigueur dans la pièce à côté : ses performances matinales semblent garder leur validité jusqu’en soirée. Le lendemain, mon père a la gentillesse de monter ma voiture jusqu’à la capitale (de chez nous, comme de toute autre province, on monte à Paris). J’ai en effet appris que les élèves officiers ont le droit de disposer d’un véhicule personnel garé dans l’enceinte des Écoles. Je ne sais trop comment je mettrai cette liberté à profit, mais il n’est pas question de la négliger. Nous redescendons vers la Bretagne, quatre balaises recroquevillés dans une Fiat Panda. À l’entrée du camp de Coëtquidan le planton appose un macaron des Écoles sur mon pare-brise, décoration que je conserverai avec une étrange fierté jusqu’à la mort de ma voiture dix ans plus tard. Il s’agit en effet d’un simple cercle rouge et bleu sans signe reconnaissable. Peut-être ai-je espéré, plus tard, qu’un autre EOR ou Cyrard le reconnaisse dans la rue, et me reconnaisse donc comme membre d’une certaine confrérie aussi ésotérique que valeureuse. Toujours cette question de la reconnaissance, sans cesse recherchée, jamais vraiment méritée. Sur le moment en tout cas, elle ne se pose pas, la reconnaissance est automatique : les rares élèves motorisés sont pris d’assaut lors de chaque quartier libre. Le premier village – et donc le premier troquet – est en effet à plus de cinq kilomètres.

L’élève Roublard, installé dans une autre chambrée et auparavant considéré comme un pauvre type – alors qu’il professe un humour caustique dont j’ai récupéré quelques pépites pour mon usage quotidien encore trente après – me hèle souvent à la moindre annonce de liberté d’un « on va à Guer ? » Et un quart d’heure plus tard nous sommes en effet à Guer – que l’on prononce guerre en savourant l’ironie de sa localisation en lisière de ce haut-lieu militaire – devant une pinte et un billard.

En tant que futurs officiers nous avons eu aussi droit à la prise de mesures pour confection du grand uniforme. Taillé dans un tissu ressemblant à du sac plastique mal recyclé ledit uniforme s’accompagne d’un superbe képi à flanc bleu azur, signe reconnaissable du membre officiel des Écoles. Une légende voulait que, si on le posait sur la plage arrière de la voiture, il évitait d’être arrêté pour excès de vitesse sur la Nationale 24 qui nous relie à Rennes. Je n’ai pas eu l’occasion de le vérifier, même s’il m’est arrivé de déborder un peu au compteur pour permettre à quelque collègue retardataire d’attraper son train. Ceci pour dire que, d’une manière générale, notre situation évolue vers plus de confort et un reconnaissance tacite de notre statut d’élève. Nous sommes là pour apprendre et non pour être seulement piétinés.

Donc nous apprenons. L’un des privilèges de l’officier étant de disposer d’un pistolet, nous faisons connaissance avec le MAS 50. Cet engin de près d’un kilo à vide, dont la conception remonte à 1946, dispose de 9 cartouches dans le chargeur (il pèse alors 1090 g) et peut tirer jusqu’à 18 coups par minute, expulsant à 315 mètres par seconde une balle de 9 mm parabellum dont la portée maximale dépasse le kilomètre mais dont la portée utile se limite à 50 mètres. On parle d’arme semi-automatique puisqu’il faut appuyer sur la queue de détente à chaque coup, à la différence du Colt 45 US qui vide son chargeur comme une mitraillette (à ma grande et honteuse surprise, plus tard) tant que l’on garde le doigt appuyé. Le MAS 50 est rustique, solide, facile à démonter et nettoyer. Il tient dans la poche, mais encore mieux dans un étui passé au ceinturon permettant d’emporter un chargeur supplémentaire (auquel je trouverai une utilité particulière lorsque je serai sur le terrain d’Heiligensee à Berlin, mais n’avançons pas trop vite ni trop loin). Autant je ne suis qu’un tireur moyen au FAMAS, autant je me découvre une habileté particulière avec ce pistolet en main. Dès la première séance de tir, les recommandations de l’adjudant instructeur me paraissent très sensées. Je note surtout qu’il convient de grouper les tirs dans la cible (représentant un ennemi debout) pour obtenir une note maximale. Pas de centre à viser donc, mais un geste à reproduire à l’identique sans chercher à l’améliorer d’un coup à l’autre. Alors je prends l’arme à deux mains, la droite bien calée sur la crosse et dans la paume de la gauche (puisque je peux là me permettre de tirer en droitier), les bras légèrement fléchis pour absorber le recul et éviter toute tension générative de tremblement, le regard fixé sur l’alignement viseur-guidon-cible, l’index souple rattrapant doucement le jeu de la queue de détente jusqu’à être surpris par le départ du coup… qui est en effet surprenant. J’ai l’impression qu’une force à la fois molle et irrépressible me casse les poignets jusqu’à relever l’arme à la verticale, comme au ralenti. Ce n’est pas brutal, mais impossible à contrer. Il me suffit ensuite de me rappeler où était le viseur sur la cible au moment du tir pour faire le même, deux, trois, quatre, cinq fois, et voilà. Du poste de tir nous ne voyons pas les trous sur la cible placée à quinze ou vingt mètres. Ce n’est qu’en approchant sur ordre du directeur de tir que je constate cinq impacts groupés dans la surface d’une pièce de cinq francs (pour les trop jeunes, c’est à peine plus gros qu’une pièce de deux euros). L’adjudant passe et colle des gommettes vertes sur mon massacre avec un sifflement d’appréciation. Il dispose d’un petit abaque transparent permettant de noter le tir en fonction de l’écart entre les impacts : j’ai droit d’entrée à un 20/20. Autour de moi, les autres ont canardé entre cinq et dix sur vingt, certains même sortant un tir du plus grand cercle de l’abaque. Je n’en retire pas de fierté particulière, d’autant que j’ai tout placé dans la hanche de l’ennemi alors que je visais le cœur. L’adjudant me donne quelques conseils pour me centrer sur la poitrine, notamment en contrôlant mieux ma respiration et en baissant les épaules. D’après lui, le pistolet est l’arme de dernier recours, l’efficacité doit primer sur toute autre considération. « Oublie la tête, tu n’arrêteras jamais un mec en mouvement en lui visant la courge. Il faudrait l’avoir au cerveau, et encore, sous le bon angle. Trop facile à rater, et même si tu lui défonces la mâchoire il va continuer à courir sur toi et te plomber. Non, tout dans le buffet, et là tu le stoppes sans risque, recta ! »

OK, je n’ai l’intention de tuer personne, ni même de recta stopper quiconque, mais cette note maximale inespérée va m’ouvrir l’esprit vers une nouvelle stratégie d’évolution au sein des Écoles. Je ne suis pas très TTA, souvent AD Perso et jusqu’ici je ne me suis pas trop soucié de mes notes. J’ai senti le vent du boulet lorsque Pète-sec m’a rattrapé in extremis en fin de PPEOR, mais depuis ce sale moment (et toutes proportions gardées, vues les conditions de vie aux Écoles) je me laisse un peu aller. Est-ce mon intérêt ? La meilleure expression de moi-même dans cet environnement particulier ? Au lieu de me limiter à une approche de survie (en faire le moins possible et conserver mon intégrité mentale face aux injonctions militaires), j’ai peut-être une chance de bien me classer. L’objectif ? Certainement pas de faire carrière dans l’armée ou même d’être bien vu de mes supérieurs, mais plutôt d’avoir une chance de mieux choisir mon affectation future. Une opportunité à considérer…

A suivre au prochain clic

De la propriété (3) comme religion

Posted in Réflexitude par Laurent Gidon sur 16 Mai, 2020

J’avais commencé à en parler ici (clic) et là (re-clic)

L’héritage me semble être l’expression la plus directe et transparente de ce système exclusivement narratif de la propriété : c’est uniquement parce qu’une histoire familiale raconte la chaîne des événements qui me lie à ce dont j’hérite – argent, terre, meubles et immeubles – que j’entre en sa possession.
La transmission n’est qu’une affaire de mots. À commencer par mon nom de famille et la mémoire de ma petite enfance, qui sont miens uniquement parce qu’on me l’a raconté, répété, montré en photo. Ma conscience et ma mémoire n’étaient pas encore pleinement présentes, et pourtant mon histoire commençait à être écrite par d’autres plumes.
Le propre de ma personne, ma propriété, est donc déjà le fruit d’une histoire et je me suis construit sur ce qu’on m’a raconté autant que sur ce que j’ai vécu, ainsi que l’a bien expliqué Boris Cyrulnik dans (entre autres) La Naissance du sens.

À ma mort, un peu de mon histoire restera peut-être, mais toutes mes propriétés – dans tous les sens du terme – s’éteindront avec moi. Mes possessions aussi, qui commenceront une autre histoire avec mes héritiers.

Si je perds une chose en ma possession – mon téléphone, par exemple, ou une pièce de monnaie – fin de l’histoire : je ne peux pas raconter la suite, je ne suis plus propriétaire de ce que j’ai perdu, à moins de le retrouver. Je peux même au besoin en déclarer la perte, façon d’officialiser – toujours par la narration – la fin de ma propriété.
Si quelqu’un trouve ce que j’ai perdu, une nouvelle histoire commence, il en devient propriétaire à moins qu’une autre histoire l’en dépossède, comme l’éventuelle obligation légale (toute loi est une narration) de le remettre aux objets trouvés.

De la même façon, ma propriété s’éteint lorsqu’il n’y a plus rien à raconter. Ma maison brûle ou tombe en ruines par manque d’entretien : fin de l’histoire. Je ne peux plus en parler qu’au passé. Le système des assurances est une façon de mieux accepter cette horreur (la perte de propriété) en prévoyant les moyens de commencer une autre histoire sur les ruines de la précédente.

Si on me vole un objet, c’est encore de la narration à l’œuvre. Quelqu’un, estimant que l’histoire qui me dit propriétaire est crédible mais pas assez solide, s’empare du stylo pour écrire une nouvelle histoire de cette possession. Il part avec ce que je croyais être à moi comme l’Amérindien avec la peau de bison blanc. Cette nouvelle histoire née d’un acte réel peut même s’écrire sous forme de palimpseste si le voleur tente d’effacer les traces et de brouiller l’histoire précédente pour réécrire dessus. Changer les plaques ou repeindre le véhicule volé, mettre à son nom des titres ou des valeurs, démonter un bijou et en ressertir les pierres, sont autant d’actes narratifs.
La loi, cette histoire que l’on voudrait commune au point de l’affirmer naturelle ou indispensable, écrit ce qui doit advenir de ma propriété en cas de vol ou de destruction volontaire : restitution, remboursement, autant de façons de me remettre en position de conteur et me permettre d’en continuer l’histoire.

Vendre quelque chose consiste à transférer l’histoire de la possession à un autre conteur qui intégrera l’histoire précédente comme socle de sa propre narration.

Une copropriété est une histoire écrite à plusieurs mains, comme un roman de Boileau-Narcejac. Chacun écrit son chapitre dans le temps ou dans l’espace, et il convient de se mettre d’accord sur l’histoire des parties communes : un règlement (autre fiction, mais performative) s’en charge.

Le prêt de ma propriété – immobilière ou pécuniaire – entraîne différentes sortes d’histoires qui peuvent être écrites par d’autres, jusqu’à restitution ou remboursement.
Une créance, et toute dette, est une des narrations les plus puissantes puisqu’elle étend son pouvoir à la fois dans le passé et dans le futur. La dette raconte ce qui est dû et pourquoi, ainsi que ce qui va devoir être accompli dans le temps pour rembourser, voire ce qui se passera si le remboursement n’est pas complet.
La dette est une dictature : elle dicte l’avenir.

Au quotidien, toutes nos transactions ne sont que des fictions : chacun raconte qu’il dispose de quelque chose – temps, capacités, argent, trucs disponibles… – et que la valeur de ce racontar permet de l’échanger contre une autre histoire de valeur équivalente.

Ainsi une entreprise, se déclarant propriétaire de quoi que ce soit permettant de produire biens ou services, pourra faire travailler à ses conditions des employés ne se déclarant que propriétaires d’eux-mêmes.

Au registre des histoires les plus puissantes émargent les grandes fortunes.
Réussir à convaincre que l’on possède autant signale un talent de conteur hors pairs.
Or, c’est justement sur les pairs que ce type de narration s’appuie. D’autres grands propriétaires, dont la propre histoire s’enchevêtre souvent à la narration qu’ils vont soutenir, racontent chacun que oui, tout ceci est bien la propriété d’untel, cette propriété se trouvant être sacrée.
Ils sont les gardiens du dogme dans lequel nous communions tous.
Comme toute religion, la propriété impose sa foi et repose sur pas grand-chose.

Il suffirait que quelqu’un affirme avec force une autre histoire, ou simplement « votre histoire, je n’y crois pas », et surtout agisse en conséquence, pour que l’avenir s’écrive autrement.
Peut-être est-ce là ce qu’avait tenté un voleur du nom de Sulak, personnage éponyme et bien réel du roman de Philippe Jaenada.

C’est le sujet même d’un roman que je mets en chantier.
Le titre n’est pas encore trouvé.
Quant à l’idée de départ, je n’en suis plus propriétaire puisque je viens de la diffuser ici.

Rappel d’une fabulette de circonstance : si je te donne un œuf et que tu me donnes un œuf nous avons toujours chacun un œuf, mais si je te donne une idée et que tu me donnes une autre idée nous avons maintenant chacun deux idées.

Berliner Round 15 – élite

Posted in Berliner Round,Textes par Laurent Gidon sur 15 Mai, 2020

Pour ceux qui auraient des doutes ou des interrogations sur ce qui est proposé à la lecture ci-dessous, sachez que ce sont des souvenirs de l’an 1989, que ça commence là (clic) et que tout vous est expliqué ici (clic)

Pour la première fois nous sommes invités à pénétrer dans la zone administrative du haut commandement des Écoles de Coëtquidan : le colonel commandant le bataillon EOR va officiellement nous signifier notre statut d’élèves officiers. Nous contournons bien sûr l’espace central réservé aux cérémonies et pénétrons dans un bâtiment où nous attendons dans un couloir présentant sous vitrine d’étonnantes œuvres aussi décoratives qu’instructives, notamment des impacts de calibre 12/7 sur plaques d’acier ou la radiographie d’un humérus présentant quatre fractures en ricochet suite au tir d’une seul balle de calibre 5.56. De quoi nourrir notre réflexion avant de pénétrer dans un amphithéâtre majestueux.

Plusieurs galonnés en grand uniforme sont réunis à la tribune pour écouter le colonel nous exprimer toute sa fierté d’accueillir en ces lieux des jeunes gens de notre qualité. Nous nous regardons sans vraiment y croire : parle-t-il vraiment de nous, qui n’étions jusqu’ici que des rampants, des cloportes, des sans-couilles ? Il termine son allocution dans une envolée lyrique dans laquelle il nous affirme que nous constituons « l’élite de la Nation ». Avec pour conséquence immédiate la nouvelle insulte à la mode dans la compagnie : gueule d’élite !

Ensuite, l’ambiance de la formation change. Nous ne sommes donc plus des sous-merdes, mais des élèves officiers. Ce statut est ambivalent, à la fois flatteur et pesant. On nous encourage plus qu’avant, tout en nous demandant sans cesse d’être à la hauteur de nos responsabilités futures. Nous avons droit à l’erreur tant que nous donnons tout, visiblement. Il nous faut de plus modifier notre personnalité de façade pour l’accorder à l’uniforme. Il ne suffit pas d’être bon, nous devons aussi partager des valeurs, une attitude martiale, afficher l’expression quotidienne d’un art de vivre militaire supérieur. Il nous faudrait aimer ça.

Heureusement notre section, ou au moins notre chambrée, semble ne se plier à ce diktat qu’en apparence. Inconsciemment nous mettons en place une forme de résistance qui permet à chacun de rester lui-même tout en donnant l’image d’une parfaite concordance avec l’esprit des écoles. La compétition acharnée à laquelle nous sommes censés nous livrer devient une forme de jeu de masques ou chacun prend à son tour le costume du winner. Les rôles se répartissent. Bones s’est découvert des compétences de marathonien et prend systématiquement la tête des séances de course tout en ralentissant le rythme au bénéfice de tous. Mozart n’a pas son pareil pour nettoyer son FAMAS et nous aide à traquer la trace d’huile ou de poudre pendant que les cotons-tiges volent en vrilles serrées. Avec Potham, qui a réussi à assouplir et domestiquer sa puissance, je forme une sorte de binôme d’instructeurs en second pour les séances de PC (parcours du combattant). Placés judicieusement dans l’ordre de passage nous accompagnons ceux qui ont des problèmes à tel ou tel obstacle pour les relancer ou leur servir de lièvre. À ce jeu, nous développons tous les deux une maîtrise et une endurance qui nous fait engranger des chronos toujours plus rapides, et donc des notes en progression. Pitou, un Pimouss local qui nous a été assigné, connaît bien le coin autour des Écoles et devient notre fournisseur de matériels et denrées extérieures. Le strict confinement du PPEOR s’est en effet assoupli, de même que l’application absurde du règlement. Nous pouvons parfois sortir pendant nos quartiers libres. La demi-toile de tente n’est plus obligatoire, et se voit donc remplacée par une pièce de bâche agricole achetée en gros : étanche et légère, il suffit de la poser sur un fil tendu entre deux arbres pour s’abriter correctement de la pluie permanente.

Chacun a ramené de sa permission des effets permettant de faciliter le quotidien au quartier comme les sorties sur le terrain. Mes pieds vont mieux et je leur consacre un soin particulier doublé de l’utilisation de chaussettes de ski évitant plis et transpiration. La vie devient un peu plus facile et surtout nous sortons de cette forme d’hypnose dans laquelle nous avait plongés le PPEOR : nous réussissons à dormir, à nous nourrir, à passer quelques moments agréables au lieu de fuir en permanence un présent intenable.

Après un mois d’apprentissage des comportements individuels du fantassin – appelé grenadier voltigeur, abrégé en Djev (pour GV) – nous savons donc faire notre lit au carré, plier tous nos habits de façon à ce qu’ils ne débordent pas d’une feuille A4, monter à l’assaut en ligne pour ne pas nous plomber les uns les autres, chanter comme des basses russes des hymnes de guerre dont les paroles plieraient de rire n’importe quel jeune homme doté d’une vivacité d’esprit normale, et contrôler toutes les fonctions de notre corps pour qu’aucune n’entrave l’activité militaire. Les Écoles estiment donc que nous pouvons aborder l’étape suivante et travailler en équipe. Au sein d’une section, l’équipe feu ou l’équipe choc est un quatuor de soldats réunis pour délivrer des tirs (barrage ou précision) ou exécuter des destructions (véhicule, défense isolée…).

L’équipe, c’est l’unité autonome de base. À moins de quatre, nous n’existons pas dans l’infanterie. Mais à partir de quatre, il faut un chef. L’équipe est donc placée sous la responsabilité d’un chef d’équipe, le caporal. Qui doit donner des ordres. Ayant mis un mois pour apprendre à exécuter les ordres les plus absurdes, nous allons maintenant consacrer les quatre mois suivant à apprendre à les donner, étape par étape, la première étape étant l’équipe.

Un ordre militaire est une expression très codifiée dont il faut maîtriser le code. Un ordre a un ordre (cela semble idiot, mais oui), c’est-à-dire qu’il faut délivrer les informations dans une séquence précise. À qui on s’adresse, dans quel objectif, selon quel mode d’action, quel déplacement, quelle direction… Chaque mot a sa place et il convient de le choisir dans un lexique restreint d’une précision redoutable. On voit bien l’idée : un ordre donné par n’importe quelle autorité doit pouvoir être compris sans ambiguïté et exécuté efficacement par n’importe quelle unité. Avant même de donner son ordre l’autorité doit avoir analysé la situation, décrypté le terrain et envisagé toutes les solutions possibles en fonction de l’objectif qui lui est assigné, avant d’en sélectionner une : l’action qui permettra d’atteindre l’objectif sans mettre son unité en danger. Selon cette approche, un pré et un petit bois n’ont plus rien d’un paysage bucolique. Il faut évaluer les distances, les dangers potentiels, les voies d’accès, les voies de repli, les zones favorables à un poste de tir, les secteurs de tirs pouvant se recouper, ceux qui ne doivent absolument pas se chevaucher au risque d’envoyer les hommes se flinguer entre eux… Pour le béotien habitué à ne faire qu’obéir, émettre un ordre est un casse-tête.

Le travail sur le terrain change en conséquence. L’ambiance aussi. Comme ces ouvriers qui travaillent mieux quand on augmente la lumière de l’atelier, puis de nouveau quand on la baisse, et puis chaque fois qu’on modifie un paramètre de l’environnement, nous mettons plus de cœur à l’ouvrage. L’entraînement sport évolue aussi : fini la tenue légère short-Tshirt-baskets, nous ferons toutes les séances en treillis-rangers. Les fana-mili pourraient jubiler, mais ils sont de moins en moins nombreux (beaucoup de casse et de démotivation pendant le PPOER) et ont souvent changé d’état d’esprit : finis les airs supérieurs, ils en ont bavé pour faire leurs preuves comme les autres. Leur utilité se révélera plus tard.

L’armement s’étoffe. Nous apprenons à utiliser un LRAC modèle F1 de 89 millimètres, source de joies ineffables. L’engin dont nous disposons pour faire la guerre pour de faux n’est qu’un tube doté d’une poignée et d’une lunette de visée factice. Lunette et tube forment un angle idéal pour offrir une sorte d’oreiller au servant du LRAC une fois celui-ci correctement posté. Certes, le poids de l’engin s’ajoute à celui du FAMAS réglementaire, mais on comprendra pourquoi je me porte toujours volontaire pour m’en charger : pendant que le chef d’équipe à l’entraînement bafouille ses ordres (ce qui peut durer) sous le regard courroucé de Boulaz, je m’offre une petite sieste réparatrice.

Je suis maintenant bien rodé à la préservation de mon équilibre physique et mental. Un peu comme si j’étais tombé dans un torrent furieux : après quelques efforts pour dominer l’environnement tout en regrettant ma chute, je finis par me laisser aller dans le courant sans plus me poser de questions, évitant seulement les écueils et les tourbillons les plus dangereux. Tout repos est bon à prendre. Toute occasion de me préserver ou me réparer est à saisir. C’est devenu un réflexe. Ballotté ainsi, cette forme de lâcher-prise permet aussi quelques moments de joie volés aux conditions. Ainsi des entraînement au tir sur lance-roquette.

Bien sûr nous n’allons pas cramer chacun plusieurs roquettes de 80 mm, même à blanc, pour le plaisir de faire du bruit en acquérant la procédure. Le LRAC d’entraînement est donc doté d’un tube réducteur, sorte de fausse roquette approvisionnée d’une cartouche à balle traçante dont le tir est déclenché par impulsion électrique.
Toutes les manœuvres sont les mêmes qu’avec une vraie roquette, mais au lieu de balancer une charge creuse nous voyons un trait de lumière rouge façon blaster de Star Wars fendre l’air et éclater sur la cible… ou à côté. L’engin est en effet capricieux, il est difficile d’aligner le tube et la lunette de visée, et de surcroît le canon très court fait partir la balle en spirales souvent erratiques. Bref, c’est très drôle à regarder et ça ne coûte quasiment rien. Mais le meilleur de l’opération reste le bruit. Le tube du LRAC résonnant comme un tuyau d’orgue, le départ de la balle produit un schtoooiiing proche des bruitages du film Les Tontons Flingueurs lors du combat au pistolet avec silencieux.
À chaque tir c’est comme une décharge d’endorphines à travers toute la section : les Djev en position de tireurs couchés se roulent par terre sous les imprécations de l’adjudant commandant la séance. Nous en viendrons à supplier Boulaz de nous offrir d’autres entraînements comme autant de récompenses pour nos efforts. Il refusera toujours.

Allez, la suite au clic

De la propriété (2) comme narration

Posted in Réflexitude par Laurent Gidon sur 12 Mai, 2020

Photo E. Curtis

Le début est ici (clic)

Je possède quelque chose parce qu’un enchaînement narratif me permet de me l’attribuer en racontant l’histoire de cette propriété à quelqu’un qui me croit. La propriété est une fiction sans fondement réel.

Telle qu’elle nous a été enseignée, et telle que nous la pratiquons assidûment, la propriété nous semble naturelle, évidente, imprescriptible, voire sacrée, en tout cas protégée (article 17 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme). Mais la propriété existe-t-elle au-delà des seuls mots ?

Il peut y avoir des éléments de preuve de ma propriété – contrat, facture, mouvement de fonds… – mais ceux-ci ne prouvent rien d’autre que ma capacité à raconter cette histoire. Ils peuvent avoir été falsifiés, ou inventés de toute pièce. D’ailleurs, si je trouve un trésor ne dira-t-on pas que j’en suis l’inventeur ? Et même avérés, ils ressortent encore de la fiction.

L’acte d’achat, la plus simple des preuves de propriété, ne repose que sur la fiction de l’argent, fiction à deux bandes dont la valeur implique d’abord que j’y croie et ensuite que je croie que tous les autres y croient. Sinon, l’argent n’est rien d’autre qu’un bout de métal ou de papier, et maintenant des pixels sur un écran, tout aussi inutiles.

Utiliser l’argent pour acquérir la propriété de quoi que ce soit implique de croire à cette histoire extraordinaire : les pixels générés par ce rectangle de plastique sur cet écran, ou les mots rédigés sur ce rectangle de papier, ont la même valeur que ce qu’on achète.

Et même, acheter à qui ? Qu’est-ce qui me prouve que celui à qui j’achète est bien propriétaire de mon achat ? Narration toujours, fiction enchâssées qui dépendent de la façon de les raconter et de la capacité donnée à chacun d’y croire.

On voit ce fonctionnement fictif à l’œuvre dans l’incompréhension entre certains natifs des Amériques et les colons auxquels ils ont été confrontés. Les Amérindiens ne croient pas à la fiction européenne de la propriété. Par exemple, ils n’envisageaient pas du tout qu’on puisse se dire propriétaire de la terre que les colons voulaient leur acheter (avant de la leur voler). C’était aussi farfelu pour eux que de posséder l’air ou les nuages qui flottent au-dessus, comme l’exprime le discours attribué au Chef Seattle (peut-être un faux, au moins une adaptation) : « Comment pouvez-vous acheter ou vendre le ciel, la chaleur de la terre ? L’idée nous paraît étrange. Si nous ne possédons pas la fraîcheur de l’air et le miroitement de l’eau, comment est-ce que vous pouvez les acheter ? ».

La possession semblait pour ces Amérindiens se limiter à la capacité de prendre et d’emporter. Cette possession n’est pour eux ni sacrée ni définitive. Elle ne repose pas sur une narration, mais sur des actes. C’est l’acte de prendre et d’emporter qui importe. Même si leur perception de la possession raconte ou résume ces actes, cette phase n’est que transitoire, jusqu’à ce que quelqu’un (ou quelque chose, le vent, la pluie, le temps) d’autre prenne et emporte.

George Catlin rapporte comment une succession de luttes – de la compétition fraternelle à l’acte de guerre – ont permis in fine à un chef Sioux de s’emparer d’une peau de bison blanc très convoitée : une fois en sa possession, il attache la peau au sommet de son wigwam et la laisse pourrir aux yeux de tous, comme signe à la fois de sa victoire et de son détachement. Ce qu’il possède ne le possède pas. Sa possession n’est que le résumé de l’histoire de ses actes et n’a pas d’importance en elle-même.

Ce n’est manifestement pas le cas dans notre culture, trop millénaire pour qu’on puisse l’appeler uniquement occidentale. Chez nous, posséder est un verbe d’action qui dit au lieu d’agir.

Certains actes pourtant sont sources de possession. Encore faut-il que les mots prennent le relais. Clôturer son terrain n’est acte de propriété que si un papier chez un notaire (ou une concession du gouvernement, le célèbre Government Claim étasunien) le certifie.

Même le fait de tirer quelque chose de la terre ou de l’eau (miner, cueillir, pêcher), n’en fait ma propriété que lorsque je raconte l’en avoir tiré.
L’acte de fabriquer n’est pas moins narratif. Je peux prendre un peu de terre pour en faire un bol : une fois réalisé ce bol ne sera que « à côté de moi » – comme dans le « être avec » du dialecte sans verbe avoir –, et non à moi. Il me faut encore raconter aux autres ma fabrication, ou les en rendre témoins direct, pour que cette propriété existe.

En droit, le simple usage d’un bien ou d’une terre sur une période (et donc sa narration) peut constituer une preuve de propriété. Il s’agit bien d’une histoire passée : je ne peux pas me déclarer propriétaire de quelque chose au futur, parce que « je vais m’en servir ». Cela ne suffit pas. Et même cet usage passé du bien ne tient comme preuve que tant que personne ne la conteste. D’ailleurs, pour contester il faudra opposer à cet usage une autre histoire plus crédible.

Nous sommes propriétaires de tout ce que nous possédons dès que nous pouvons raconter de façon convaincante ce qui nous en a rendu propriétaires. Et il nous faut en partager l’histoire avec ceux qui nous entourent.

Encore à suivre, ici (clic)

Page suivante »