Comme ça s'écrit…


Berliner round 47 – Kouloir

Posted in Berliner Round,Textes par Laurent Gidon sur 29 août, 2020

À l’issue du premier contingent j’ai droit à quelques jours de permission. Le retour en train est un peu long pour ce que j’ai en tête, alors Tringlot me trouve une place dans un Transall de l’ALAT, l’aviation légère de l’armée de terre. Le voyage n’est pas reposant : cabine mal pressurisée et non chauffée, vacarme des moteurs, vibrations infernales, bancs à lattes de bois disposés le long de la carlingue nue qui sert de dossier… mais ça va plus vite que le rail. En quelques heures on se pose à la base militaire de Villacoublay. De là je saute à Paris et chope un train de nuit pour Annecy. J’espère avoir le temps d’y faire un peu de ski – nous sommes fin novembre et il y a déjà de la neige en station – avant de repartir pour Berlin par la route avec ma Panda.

En me remontant de la gare à la maison, ma mère m’apprend que mon père va mal. Elle ne dit pas le mot dépression, mais quand je le vois prostré dans un fauteuil, incapable de se lever pour m’accueillir, je comprends tout de suite. Son médecin lui a prescrit une cure de sommeil à domicile. En fait de sommeil il passe ses journées dans une hébétude médicamenteuse qui exige que quelqu’un soit toujours là pour s’occuper de lui. Tant pis pour le ski, je ferai donc garde-malade.

Lorsque je repars au volant de ma petite voiture, la neige tombe dru sur l’autoroute. Je traverse avec prudence une partie de la France et toute l’Allemagne jusqu’à Helmstedt. Là, je me dirige vers Checkpoint Alpha et la gendarmerie française pour faire valider mon dossier de passage par le couloir qui conduit à travers l’Allemagne de l’Est jusqu’à Berlin, le même trajet que celui emprunté par le train. Un gendarme un peu stressé m’explique de quoi il retourne.

Je dois prendre la file réservée aux alliés et me présenter à un point de contrôle soviétique. Là, j’entre et attends qu’un guichet aveugle s’ouvre. Je donne mon dossier que l’on me rend tamponné, avec une heure d’entrée notée dessus. J’ai 90 minutes ensuite pour traverser le couloir, arriver à Checkpoint Bravo et y faire de nouveau viser mon dossier au contrôle soviétique. Si je dépasse ce temps maximum, je serai bloqué et cela déclenchera tout une procédure diplomatique conduisant à mon extradition possible, mais pas certaine. Il vaut mieux éviter. OK, merci, je ferai gaffe.

Tout se déroule d’abord comme prévu. Le contrôle soviétique est une petite cabane de bois gardée par un militaire en parka, chapka et kalachnikov. Je lui montre mon dossier qu’il ne lit même pas. Il ne bouge pas non plus. Je ne sais pas quoi faire, je suis sorti de la voiture sans vêtement chaud, la neige commence à tomber. J’attends. Soudain la porte de la cabane s’ouvre et un civil en sort pour s’engouffrer dans une grosse berline. On me laisse enfin entrer. L’intérieur est sombre, mais il fait chaud. Je repère le guichet, obturé par un volet roulant descendu. Je ne sais pas si je dois frapper ou attendre qu’il se relève de lui-même. Je finis par frapper. Rien ne se passe pendant encore plusieurs minutes, puis ça s’ouvre, sans explication. Je glisse le paquet de feuilles qu’une main preste fait disparaître et le guichet se referme. L’attente reprend. Soudain, une porte latérale s’ouvre et un officier entre dans la petite pièce. J’ai à peine le temps de voir, derrière lui, un bureau baigné d’une lumière jaunâtre. Il me regarde du haut en bas, comme s’il contestait ma tenue, trop légère pour un hiver neigeux. Enfin il sort et je l’entend discuter avec le planton. Le volet roulant se relève, mon dossier réapparaît, dûment tamponné. Je quitte le poste sans demander mon reste et m’engouffre dans ma Panda, maintenant glaciale. Je n’ai plus qu’à me diriger vers le couloir des Alliés sous les regards, que j’imagine méprisants, du garde et de l’officier tout deux bien vêtus pour ce temps. Au Checkpoint lui-même je montre la première page de mon dossier par la fenêtre et la barrière se lève, me permettant de rejoindre l’autoroute où convergent les files de contrôle des véhicules civils. Je peux m’enfuir, ouf !

La neige commence à tenir sur le goudron. Il y en a d’abord cinq centimètres, puis dix. Au début, les voitures circulent sur les deux voies, mais bientôt toutes se rassemblent sur la voie de droite, passant précautionneusement dans les traces creusées par les précédentes. La vitesse de ce long train diminue peu à peu. Je fais des calculs dans ma tête : il me reste cent-vingt kilomètres à parcourir, je dispose encore d’une heure et dix minutes, ça peut passer, mais il ne faut pas que la vitesse moyenne descende en-dessous de cent à l’heure. Et voilà qu’on passe à quatre-vingt-dix, puis quatre-vingts : je vais finir par dépasser l’heure limite. Le gendarme a été plus que formel, voire menaçant. Donc, il faut accélérer.

La voie de gauche est vierge. Un vrai spot de poudreuse qu’aucune voiture n’emprunte. Il faut que je m’y décale avant que l’épaisseur de neige soit trop forte. Juste devant moi, un conducteur peut-être inattentif fait mordre sa roue droite hors des traces. L’andain de neige repoussé sur le côté par toutes les autres voiture bloque la roue et la voiture part en toupie autour de cette ancre poisseuse, jusqu’à finir dans le fossé. OK, merci pour l’avertissement.

Je commence par diminuer ma vitesse jusqu’à un petit soixante à l’heure avant de quitter progressivement les traces de plus en plus profondes. J’ai l’habitude de la conduite sur neige, mais tout de même, je ne suis pas fier. C’est le chrono qui dirige alors ma vie, pas la prudence. Les roues restent en ligne, mes pneus encore neufs accrochent dans la neige fraîche : ça tient. Une fois dans la voie de gauche, j’accélère de nouveau, pour me caler à un petit cent-dix. Au début, je suis seul dans ma piste personnelle, jouissant d’un statut de VIP. Bientôt je vois quelques voitures dans mon rétroviseur. Elle suivent mes traces, mais à une distance prudente.

La neige soulevée par mes roues cogne en gros paquets sonores sous les ailes. Le bruit est assourdissant, mais aussi un peu hypnotique. Je traverse ainsi l’Allemagne de l’Est dans une sorte de rêverie concassée, entre ciel et neige, doublant des centaines de véhicules dont les conducteurs me jettent des regards effarés.

À un moment, j’ai l’impression de voir une double trace quitter la voies de droite et escalader le talus neigeux. Vingt mètres plus loin, une grosse Mercedes tourne lentement, posée sur le toit, entre les troncs noirs de la forêt. C’est fugitif, je ne suis pas sûr d’avoir bien vu. Une fois sorti du couloir – juste dans les temps – et mon dossier visé par les autorités soviétiques, je signale l’accident aux gendarmes français. Ils s’en foutent, c’est un civil allemand, pas de leur ressort. OK, bien pris. Rappelez-moi : nous protégeons qui, au juste ?

Me voici avec ma petite voiture dans le sud-ouest de Berlin, à un endroit où je ne suis jamais venu. Il me faut trouver mon chemin pour remonter au nord jusqu’au Quartier. Je n’ai pas de carte, les panneaux signalent des directions sous forme de noms de secteurs – Zehlendorf, Steglitz… – que je situe mal, les bretelles d’accès aux autoroutes me font tourner dans tous les sens, je perds tout repère et finis complètement paumé, comme en exercice topo. Je vais donc mettre presque aussi longtemps à couvrir les trente derniers kilomètres jusqu’à la caserne que pour traverser toute l’Allemagne. Gloire !

Quand je vois enfin se profiler la guérite du planton à l’entrée de Napoléon, la nuit est tombée. Je suis fatigué, je n’ai rien mangé depuis des heures, mais j’ai quand même envie de m’amuser un peu. Au lieu de me présenter à l’entrée, je prends l’avenue qui fait le tour en suivant le rempart. C’est large, éclairé par de nombreux lampadaires, complètement vide et couvert d’une épaisse couche de neige : tentant. J’accélère avant de braquer et serrer le frein à main pour partir en tête à queue. À mon tour de faire la toupie ! J’enchaîne plusieurs virages en drift, m’entraînant à contrôler la reprise d’adhérence avec de plus en plus de précision. OK, c’était fun, maintenant je peux rentrer chez moi. Un dernier demi-tour et je remonte l’avenue dans l’autre sens. Immédiatement un gyrophare apparaît dans mon rétro. Une voiture de gendarmerie française, toute sirène hurlante, me rattrape et me force, comme dans les films américains, à me garer sur le côté.

Deux gendarmes en jaillissent, l’arme au poing. Ils m’ordonnent de couper le contact et baisser la vitre en tenant mes mains bien en vue sur le volant. Je vais mettre plus d’une demi-heure à les convaincre que, non, je n’ai pas fait demi-tour dès que je les ai vus pour échapper à leur contrôle. Non, je ne dissimule pas de substances ou de produits illicites dans ma Panda. Non, cette voiture qui n’est pas enregistrée à Berlin n’est pas un modèle que je destine à la contrebande à Berlin-Est. Oui, je suis bien un aspirant du 46ème RI, et oui, je rentre de permission avec ma voiture perso, ainsi qu’on m’y a autorisé. Ils me font vider toute la voiture dans la neige et me fouille avec acharnement.

Au début ils ont sans doute effectivement cru à un malfrat qui s’enfuyait après les avoir repérés, embusqués qu’ils étaient, tous feux éteints sur le côté de l’avenue (en même temps qui espéraient-ils choper en flagrant délit un dimanche soir en pleine chute de neige?). Ensuite quand ils ont eu compris à qui ils avaient affaire, je les soupçonne d’avoir voulu s’amuser un peu à pourrir la nuit d’un jeune appelé, faux officier, et vrai détenteur d’une voiture qu’il allait me falloir rapidement immatriculer en plaques FZ, pour Französische Zone. OK, c’est de bonne guerre, mais franchement, pour aujourd’hui, la gendarmerie et ses facéties… ça ira !

A suivre par ici…

Berliner round 46 – Kultur

Posted in Berliner Round,Textes par Laurent Gidon sur 24 août, 2020

Il est toutefois heureux – pour mes organes comme pour mes contemporains d’alors – que toute notre vie sociale ne se limite pas à ces excès.

En cherchant la grande bibliothèque qui sert de décor à quelques scènes du film de Wim Wenders (Der Himmel über Berlin) je tombe sur un bâtiment qui m’intrigue par ses façades d’architecture presque déconstructiviste (ce n’est pas encore l’époque, vérification faite il s’agit plutôt de style organique) couvertes d’un bardage de tôle criblée jaune dorée du plus bel effet : la Philharmonie ! J’irai y écouter plusieurs concerts, notamment un avec ma mère – professeur de musique – lors d’une visite qu’elle me fit pendant l’hiver. Pour la première fois que je découvre une salle moderne dont la scène – et donc l’orchestre – est au centre de la pièce, visible de tous les côtés. L’acoustique merveilleuse me vaudra quelques instants de gêne lorsque, une fois le public sorti et les employés occupés à nettoyer, ma mère restera faire des essais, arpentant les travées, poussant de petits cris un peu partout, afin de vérifier la qualité et la régularité de la réverbération. Ce temple d’une culture musicale élevée à son plus haut niveau jouxtait directement le death strip, ce no man’s land particulièrement meurtrier du Mur de Berlin.

Lors d’une autre visite, celle d’un général français cette fois-ci, je dus accompagner la délégation d’état major à l’Est pour une soirée au StaatsOper. Je revêts donc mon grand uniforme et me prépare pour un long tunnel d’ennui. Je viens en effet de passer deux jours sur le terrain avec ma section, y passant des nuits courtes et arrosées. Ce qui était sans doute une récompense de la part du commandement sonne pour moi comme une punition. Je dois être impeccable et charmant, irréprochable avec les officiers supérieurs, brillant et divertissant avec leurs épouses ou leurs filles. Une gageure que je relèverai jusqu’au second acte de Tristan et Iseult, mais pas au delà. Malgré un peu de culture musicale et une connaissance approximative de Wagner, cet opéra m’échappe alors complètement. S’y trouve pourtant le très émouvant passage de la mort d’Iseult (désolé pour le divulgâchage, mais c’est un fait : elle meurt) que l’on retrouve plusieurs fois dans Melancholia de Lars von Trier.

Ce soir-là, après un dîner de gala épuisant au mess et un passage express à travers Checkpoint Charlie, nous arrivons à plusieurs voitures officielles au StaatsOper sur Unter den Linden, les Champs Élysée berlinois, confinés côté Est. Le bâtiment est de facture très classique avec son fronton et ses colonnes à la grecque. L’intérieur l’est tout autant, grands escaliers, tentures rouges et or, marqueteries de marbre et boiseries sombres. Une ode à la culture bourgeoise louis-philipparde, incompréhensible en tant que vitrine du prolétariat triomphant. Est-ce alors une forme de revanche sociale si les sièges basculant du foyer, aux premiers rangs duquel la délégation s’installe, sont épouvantables, inconfortables et trop bas, exigeant de se casser le cou pour voir la scène ? Je me résigne et prends cela comme une punition pour toutes ces richesses étalées. Il fait chaud, ça sent la poussière et un mélange calamiteux de parfums pour dames. L’orchestre met longtemps à s’accorder et quand la musique commence enfin je n’ai plus qu’une envie : dormir. Je ne conserve, de ce qui aurait pu être pour moi un événement culturel majeur, que le souvenir de la sensation de l’eau froide que je me passe sur la nuque, aux toilettes, à l’entracte : ces sanitaires exigus me font alors penser, avec leur petit lavabo de faïence craquelée, leur robinetterie laiton et leur miroir enchâssé dans des panneaux de bois ciré, à un compartiment de sleeping dans l’Orient-Express. Choc des civilisations, mais aussi des époques… Pendant la fin de l’œuvre et malgré les tonitruances wagnériennes je dors, la nuque posée sur le dur montant de mon dossier. Il faut que mon voisin me réveille régulièrement pour que je ne gêne pas les autres avec mes ronflements. Peut-être avons-nous frôlé l’incident diplomatique par ma faute.

Avec Truman (aspirant pharmacien, littérairement surnommé ainsi par Bogoss en rapport avec son activité essentielle : distribuer des capotes) et Fumette nous descendons parfois au sous-sol d’un restaurant boîte de nuit pour y écouter du jazz live dans une salle meublée seulement de quelques barrières où accrocher son ivresse. Le lieu respire l’authenticité et des artistes de renom international s’y produisent dans tous les registres, du be-bop au free le plus désarmant. J’ai eu du mal à me rappeler le nom de la salle, après recherches je pense qu’il s’agissait du Quasimodo.

De passage à Paris lors d’une permission j’ai vu le film Bird, de Clint Eastwood, sur la vie, la carrière et la mort de Charlie Parker. J’ai été tellement impressionné par le saxophoniste (Forrest Whitaker joue à peu près les notes en play-back sur des enregistrements originaux de Parker remixés avec les performances de musiciens actuels) que j’en ai immédiatement acheté la bande originale et cherche à ranimer cette fièvre lors de mes nuits au Quasimodo. Le public est très varié, des vieux barbus à Birkenstock aux jeunes énervés en jean à trous et vieux Perfecto datant de leur grand-père. On peut y boire des cocktails assez élaborés, ce qui attire aussi des couples romantiques de tous âges. L’ambiance change selon le type de musique, mais le niveau sonore reste toujours agréable, permettant d’échanger impressions et idées tout en écoutant. Bref, une bulle de culture cool pour des parenthèses bienvenues dans mes excès quasi quotidiens.

De même il m’arrive de louer des films à la médiathèque de la cité Guynemer, cassettes VHS que je me passe à l’heure de la sieste au foyer de la compagnie. Il y a du porno, bien sûr, mais aussi pas mal de classiques qui me permettent de boucher quelques trous inacceptables dans ma cinéphilie. Le cinéma L’Aiglon, situé dans le Quartier à moins de cent mètres de la 11, programme des films grand public en version française, sur quelques séances hebdomadaires, et pas mal de Disney pour les enfants du personnel d’active. Je me souviens y avoir vu au moins deux fois Die Hard (qui s’appelait alors Piège de Cristal) et avoir été étonné de retrouver Sydney Poitier et Tom Béranger dans Randonnée pour un tueur. Mais d’une manière générale cette salle ne m’a pas apporté autant d’évasion que celles d’Angers l’année où j’avais parié (et tenu) que j’irais voir tous (TOUS !) les films qui sortiraient. Je n’ai pas testé les autres salles berlinoises, la barrière de la langue me semblant beaucoup plus difficile à franchir que le Mur.

Deux fois au moins je suis allé contempler le buste de Nefertiti (fake ? pas fake ?) au musée égyptien de Dahlem. La pièce y était présentée en majesté, mais beaucoup plus accessible que la Joconde au Louvre : posée sur un piédestal blanc et protégée par une simple vitrine cubique. On pouvait s’approcher, en faire le tour, apprécier les détails et les éraflures du temps, se laisser impressionner par le charme trouble de son regard monoculaire.

Mes contacts avec une certaine expression culturelle ne se cantonnent pas à l’extérieur du Quartier. Je reçois un jour une invitation à dîner chez le colonel Bonasse, commandant du 46ème RI, invitation rédigée et signée comme il se doit par son épouse. Avec Bogoss et Oracle nous compulsons le manuel du parfait officier pour vérifier nos obligations face à cette invitation presque menaçante. Il y est question de la tenue appropriée (précisée sur le carton), des conversations à privilégier et du baise-main. Celui-ci doit être exécuté sur le seuil de la propriété, à l’abri d’éventuelles précipitations mais avant de pénétrer à l’intérieur, en s’inclinant respectueusement sur la main tendue (et non en la montant à son visage) pour y apposer, non un baiser des lèvres, mais un souffle élégant.

Ainsi fut fait, avec un peu de complicité ironique mais sans second degré aucun. Madame la Colonel est une élégante personne d’une cinquantaine d’années, impressionnante de maintien, mais aussi emprunte de simplicité et chaleureuse dans son accueil. On sent qu’elle a l’habitude de recevoir de jeunes officiers appelés, et donc mal dégrossis, qu’elle sait les mettre à l’aise tout en fixant les limites de ce qui est acceptable dans sa demeure. La soirée sera tout à l’avenant, à la fois détendue, érudite et surveillée. Nous retrouvons à table, outre bien sûr le colonel, son second et son épouse, plusieurs lieutenants du 46. J’ai la surprise de découvrir en Gengis – celui qui, sous faux grade de sergent, m’avait fait passer mes tests physiques de bizutage – un historien raffiné et diplômé, toujours prêt à mettre en perspective tel fait communément admis comme grandiose ou détestable. Non seulement il maîtrise les points de vue de différentes écoles historiques, mais il tire des synthèses précises et inattendues, mettant à mal quelques mythes militaires. De la culture, oui, et de la belle.

Peut-on parler de culture pour le bal du Général ? Il aurait bien fallu. Le commandant Secos, adjoint du colonel, me convoque dans son bureau pour me confier la tâche d’en organiser le décor. « Le thème sera napoléonien, Gidon, alors trouvez-moi des trucs, des idées, quelque chose qui ait de la gueule ! »

Pourquoi moi ? Parce que je suis diplômé en marketing et communication, pardi ! Quand je tente de lui expliquer que ça n’a rien à voir et que je n’y connais rien en décoration de salon, il se renfrogne. Déjà déçu que je ne sois pas plus investi dans la vie militaire, n’ayant même pas demandé à être muté en compagnie de combat, voilà que je le déçois encore en cherchant à me défiler. « Bordel, débrouillez-vous ! »

OK, je me débrouille. Je me rappelle un gars passé dans ma section au contingent précédent : il avait fait les Beaux-Arts et pourrait prendre en charge le chantier. Secos ne veut rien savoir, à moi de voir ça avec le chef d’unité du peintre. Ce que je fais.

Le soldat VanGogh est détaché pendant un mois comme chef de chantier. Il conçoit quelques panneaux qui vont transformer l’entrée du mess et la salle principale en décor plus ou moins Empire. Il gère une équipe improvisées de menuisiers et de barbouilleurs. Ça l’amuse, même si le Général fait modifier ses œuvres au dernier moment, voulant absolument y mettre sa patte. De toute façon, ça ne ressemble à rien et il faudra quelques soldats déguisés en gardes nationaux pour faire croire à ce Napoléon Revival.

De mon côté je n’ai qu’à en prendre la responsabilité de l’opération sans vraiment m’en occuper. Je comprends ce que Secos voulait de moi en fait : qu’un officier assume le truc et fasse la courroie de transmission avec les hommes du rang, pour que lui-même puisse éviter d’approcher ces artistes, et donc ne pas entrer dans des rapports professionnels de compétences incompatibles avec la hiérarchie militaire. C’est un peu ce que j’avais vécu à Coët avec le Capitaine Poirier lorsque les exigences commerciales de l’imprimerie avaient dû primer sur la discipline par contention. À Berlin, il semblerait qu’on ne puise pas se permettre ce genre d’arrangement.

Le bal lui-même sera une sorte de pensum interminable durant lequel, en tant qu’aspirant, je devrai être le cavalier commis d’office d’une jeune américaine aimable comme une bûche mais fille d’un officier US de haut rang. Le protocole voudra que nous ouvrions collectivement le bal, tous les aspirants ainsi collés à une progéniture étrangère, en une valse qui mettra à mal mes orteils, l’Américaine élevée au burger et au milk-shake pesant son poids de maladresse. Je finirai ivre comme il se doit, et elle rentrera seule, déçue mais pas déshonorée, accompagnée de son père galonné satisfait d’avoir été exposé au raffinement français et à ses souvenirs d’Empire.

A suivre ici

Encore un peu de courage

Posted in Textes par Laurent Gidon sur 23 août, 2020

Voici quelques mois j’avais brièvement parlé poésie et osé partager un petit texte.

C’était pour un concours, le texte a été primé, je suis allé hier soir écouter les poèmes des autres lauréats, déclamés dans les jardins des haras d’Annecy.


Et puis je me suis rappelé que j’avais écrit autre chose pour ce concours, un truc aussi sur le thème du courage et que je n’avais pas envoyé.

Alors voici :

Si j’avais le courage de te dire que je t’aime,

j’aurais peut-être aussi celui

de tomber tous mes masques, de te paraître nu

pour que tu voies en moi ce que je n’ose voir

pour que tu me racontes ce que je n’ose vivre

 

Si j’avais le courage de te dire que je t’aime,

peut-être aurais-je celui de jouer le grand jeu,

affronter les marées, relever les montagnes

crever l’œil du destin et rire en face du diable

pour qu’un peu de nous deux survive au temps mauvais

 

Si j’avais le courage de te dire que je t’aime,

j’aimerais avoir celui, au tout dernier moment

de regarder la mort me venir en pleine face

lui dire : ce n’est pas grave, nous avons tout le temps

occupe-toi bien de moi, laisse donc tranquilles les autres

—————–
En attendant, je lis Comment parler à un Alien, de Frédéric Landragin, pour étoffer l’aspect linguistique de Quelque Chose d’autre, roman déjà moultement remanié et qui me tient à cœur.

Berliner round 45 – alerte !

Posted in Berliner Round,Textes par Laurent Gidon sur 21 août, 2020

Au lecteur occasionnel désireux de comprendre de quoi il s’agit, tout est expliqué à cette page (clic).
On y trouve notamment un accès direct à tous les chapitres de l’affaire.
En résumé, ce billet est le 45ème épisode du feuilleton qui m’a conduit des landes de Coëtquidan au Mur de Berlin lors d’un service militaire des plus formateurs.
Il reste encore huit chapitre après celui-ci.

Quant à l’image ci-dessous, elle s’expliquera quelques paragraphes plus bas…

Le soir où les Anglais ont fait tomber une partie de nos lieutenants dans un traquenard (voilà, j’y reviens aussi) un parfum d’alerte planait sur le quartier. L’exercice d’alerte est vital à Berlin. C’est autant une répétition pour nous qu’un spectacle adressé à l’ennemi : le Soviétique ou l’Est-Allemand doit y voir une démonstration de force bien huilée, impressionnante de fluidité, mortellement dissuasive. Voilà pourquoi les alertes surprises, surtout quand elles concernent l’ensemble des forces françaises stationnées à Berlin, sont toujours précédées de fuites permettant à chacun de s’y préparer. Pas question de rater son entrée en scène ou de savonner son texte.

Ce soir-là donc, je passe la nuit au Quartier alors que plusieurs autres aspirants sont invités par à Smuts Barracks. Les Français flairent le piège, les Anglais leur ayant envoyé cinq jeeps pour les véhiculer, interdiction leur étant donnée de prendre leurs voitures personnelles. Le message est clair : vous ne rentrerez pas debout, encore moins assis au volant ! Bogoss et Poilade se préparent en avalant un peu d’huile censée leur tapisser l’estomac et réduire les effets de la boisson. Cela ne suffira pas. Fumette les regarde avec condescendance ingurgiter le liquide visqueux qu’il ne tolère que sur la salade, en vinaigrette. Lui ira dans son état de nature, assumant ses faiblesses avec élégance si jamais elles apparaissent au grand jour.

Ils rentreront tous vers trois heures du matin. Les conducteurs dans les jeeps auront démonté les sièges pour entasser les Français à l’horizontale et ensuite pouvoir plus facilement nettoyer les vomissures au jet. Les autres chanceux qui comme moi n’ont pas été invités m’aident à coucher les alcooliques pour un bref sommeil. Vers six heures, soit encore en pleine nuit, le téléphone sonne au bout du couloir. Je quitte ma chambre, résigné. Une voix me déclare sereinement que l’alerte est lancée. Bien, merci. Je raccroche et vais réveiller tout le monde.

Je devrais sans doute courir dans le couloir en hurlant « Aleeeerte ! » et cogner furieusement à toutes les portes, mais ce n’est pas mon premier exercice. Je frappe chez ceux qui ont bien dormi et vais tirer mes deux buveurs du lit. Poilade se lève sans rechigner, je le laisse s’habiller : il trouvera bien le chemin de sa section de combat et se rendormira dans son VAB. Pour Bogoss c’est un peu plus dur. Il faut que je l’aide à boucler ses rangers pendant qu’il marmonne des trucs incompréhensibles, mais globalement ça va. Nous sortons de Wagram à peu près dans les temps, pour tomber sur un blinder qui se gare devant l’hôtel. Un sergent apparaît à l’écoutille de tourelle et nous demande où est l’aspirant Fumette. Toute son unité du Génie est prête pour prendre ses fonctions, cruciales en cas d’attaque – gérer ponts et voiries pour bloquer l’avancée des véhicules ennemis tout en garantissant la fluidité de circulation de nos propres troupes – et il n’en manque plus que le chef.

Fumette ! Nous l’avions oublié… Je cours le secouer : impossible de le réveiller. Je le sors du lit et l’habille comme je peux, sans réussir à le tirer de son coma éthylique. Nous nous mettons à deux pour le porter jusqu’à son blindé où je le confie au sergent, catastrophé. Heureusement cet appelé connaît la routine et va pouvoir assurer le commandement par intérim.

Je cours à la onzième compagnie récupérer ma section rassemblée par Mastard. Lafeuille, déjà en train de transmettre les ordres, n’apprécie pas mon retard. Il semble apprécier en revanche que je n’en rejette la faute sur personne. Nous sautons dans les camions pour aller sécuriser le dépôt de munitions : c’est la seule mission tactique qu’une compagnie d’instruction peut assumer. Une fois sur place, Bogoss se trouve un coin à l’ombre et termine sa nuit avec des hoquets d’ivrogne. Je prends sa section en charge et distribue le boulot. Nous devons vider le dépôt et tenir tous les projectiles à disposition, rangés par type d’armes, pour les unités de combat qui vont passer faire semblant de se réapprovisionner après avoir fait semblant de consommer toute leurs dotations de sécurité emportées lors de leur premier mouvement.

Mes hommes font donc les manutentionnaires au soleil levant quand le général se pointe avec son état-major. Tout le commandement du secteur français est rassemblé ici, sur quelques mètres carrés de gazon encombrés par des tonnes d’explosifs en caisses de formats divers. J’aurais été un Soviétique un peu malin ayant bien écouté La Java des Bombes Atomiques de Boris Vian, j’aurais su où faire péter ne serait-ce qu’une petite grenade, mais bon.

Le général a l’air satisfait de l’avancée du boulot quand arrive un blindé du génie. Le chef de char semble planté en biais dans l’écoutille de tourelle. Sous le casque lourd posé de travers, je reconnais Fumette qui dodeline de la tête, fume-cigarette entre les dents. Son sergent est sans doute en train de lui maintenir les jambes par en-dessous. Le général s’approche et demande comment vont les choses du côté des points clés du dispositif. Fumette, impérial, les yeux mi-clos, fait un geste sinueux de son fume-cigarette tenu du bout des doigts et murmure d’une voix à la Gainsbourg, période Gainsbarre : « Tout baigne… » Puis il tombe plus qu’il ne redescend au fond son véhicule, lequel fait demi-tour dans un crissement de chenilles et retourne au combat, laissant le général estomaqué.

Vers midi l’état d’alerte est levée. Nous pouvons de nouveau ranger toutes les caisses de munitions dans les abris du dépôt. Les gars, debout depuis six heures, ont faim et soif. J’ai demandé un repas, mais l’intendance n’a pas suivi : les cuistots font probablement aussi partie du dispositif, chacun avec une pétoire, en train de surveiller un carrefour ou un bâtiment. J’en conclus qu’un conflit militaire à Berlin serait considéré comme une guerre éclair. Pas besoin de prévoir de la nourriture de campagne, tout sera plié avant l’heure de l’apéro et on se retrouvera vite autour d’une table à l’ordinaire, au mess, ou en enfer.

Les lieutenants, à peine remis de l’embuscade anglaise, préparent leur revanche. Je n’aurai pas l’occasion d’en voir le résultat, ayant été libéré avant que le plan puisse être mis à exécution. Mais cela promettait d’être sanglant. L’idée tournait autour d’une recette de cocktail à base de Ratzeputz, un alcool au titrage impressionnant – plus de 65°, la version récente de ce vitriol ayant été ramenée depuis à un honnête 58° – qui ressemblait selon moi à ce qu’aurait pu donner de la résine de pin distillée dans un alambic rouillé ayant préalablement servi à produire du white spirit. Le truc, à base de gingembre, brûle la bouche et la gorge, y déclenchant un incendie de lave impossible à éteindre. En y ajoutant de longs traits de tabasco et un doigt de liqueur de cacao pour la couleur on arrivait à un mélange détonant et vicieux proche de la mine artisanale. Nous l’avons testé, je le regrette encore. J’espère que les Anglais s’en sont remis. Le Mur, lui, est tombé cinq mois plus tard. Coïncidence ? Je ne crois pas.

Après mes excès répétés des premiers mois, j’essaie maintenant de contrôler ma consommation d’alcool, sans grand succès. Il nous arrive souvent de dépasser les limites. Un matin, au petit jour, nous sommes trois dans le sud de la ville – vers Dahlem je crois, mais ma mémoire n’est pas très claire sur ce point – et il nous faut remonter au Quartier pour le rapport. Aucun de nous n’est en état de conduire. C’est ma voiture qui est garée là, au bord du trottoir. Pas question de prendre le métro : ce serait trop long et il me faudrait revenir chercher mon véhicule plus tard. J’y trouverai probablement un petit mot de la Polizei, m’avertissant de façon respectueuse que, sans doute par inadvertance, j’occupe un emplacement interdit ou dangereux et que, si je n’ai pas la possibilité de déplacer mon véhicule, leur service de fourrière s’en chargera, à regret et à mes frais. C’est ainsi que les forces de l’ordre allemande s’adressent aux forces d’occupation – pardon : de protection – identifiables à leurs plaques FZ. C’est gentil et sans doute sincère, mais je préfère éviter cette forme atténuée de contredanse.

Je me souviens que nous avons discuté brièvement et à mots pâteux avant de décider que le conducteur serait celui qui tiendrait debout le plus longtemps sans s’appuyer à quoi que ce soit. Mes deux acolytes ayant perdu l’équilibre en moins de dix secondes, j’ai pris le volant. Je ne sais toujours pas comment j’ai réussi deux exploits concomitants : retrouver le Quartier et éviter les accidents.

Une autre nuit dont je n’ai aucun souvenir, on m’a raconté avec un peu de fiel dans la voix que j’étais ivre au point de serrer d’un peu près une sergente d’active, allant jusqu’à chercher à l’embrasser dans le métro qui nous ramenait. Ce qu’on me reprochait n’était ni l’excès de boisson ni le comportement déplacé envers une jeune femme dont j’ignorais même le prénom : moi, officier, je m’étais abaissé à rechercher l’intimité d’un sous-officier ! Les autres sergents semblaient aussi m’en vouloir de ce manquement à l’étiquette militaire. Apparemment, même parmi les appelés que nous étions il y avait certaines barrières sociales à ne pas franchir.

Quelques semaines avant mon retour à la vie civile la lieutenance se rappelle à moi sous forme de corps constitué : une soirée tradi. C’est la première qui est organisée depuis mon arrivée à Berlin, ou en tout cas la première à laquelle je suis invité. Je découvre donc, avec appréhension, ayant toujours quelques préventions contre toute forme d’expression militariste. Cela se passe en sous-sol du mess, dans une salle décorée de fresques graveleuses où domine la thématique nichons et braquemart. L’expression artistique semble récente, mais le lieu est ancien et devait probablement servir d’abri pour Göring en cas de bombardement, lesquels n’ont pas manquer d’équarrir les bâtiments de surface sans atteindre ce point de repli. La pièce des lieutenants donc, accessible par un étroit escalier et dans laquelle personne d’autre n’a le droit de pénétrer, pas même le général.

Le plus jeune dans le grade – ce n’est plus moi, heureusement, mais un certain Oracle, déjà bien dégrossi – est censé animer la party, servir à boire, lancer les chants. Il est sur la sellette, les plus anciens ou les plus vicieux cherchant à le piéger sur des points de tradition, et de toute façon à le faire boire jusqu’à ce qu’il tombe. Des types que j’ai connus autoritaires avec leurs hommes, impeccables avec leurs supérieurs et élégants avec les dames, se comportent dans cette cave comme des carabins hargneux, vociférants, toujours prêts à fustiger chez l’autre l’écart impardonnable par rapport à une mythologie qui devrait pourtant nous réunir et non nous mettre en compétition. J’aimerais quitter l’endroit, mais il n’en est bien sûr pas question : toujours cette idée qu’il n’y a pas de survie possible en marge de la meute. Il me faut donc boire et beugler à l’unisson. Je m’en remettrai, Oracle aussi.

A suivre ici (clic)

L’usage de Jean-Paul Dubois

Posted in Admiration,Vittérature par Laurent Gidon sur 19 août, 2020
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Fond noir, bords blues…

L’euphonie du titre de ce billet avec celui du livre de Nicolas Bouvier n’est pas un hasard (oui, je fais attention à ce que j’écris) : il y a tout un monde dans ce que Jean-Paul Dubois nous offre à lire, et il nous revient d’en faire usage.
Ce monde n’est pas le direct reflet du nôtre mais nous pouvons l’arpenter d’un pas prudent en nous disant, entre amertume et nostalgie : ah ouais, quand même, bien vu !

J’en veux pour preuve ce qu’on lira page 193 de Hommes entre eux : « Pourtant, quand son esprit n’était pas obnubilé par les tempêtes, son intelligence naturelle lui permettait de deviner bien des choses et, notamment, de différencier les livres qui disaient vrai des autres. »

Admettons donc que Jean-Paul Dubois écrit vrai, plagiant par anticipation nos petites existences traumatiques, et allons-y gaîment.
Comment nous voit-il ? Avec précision, sans ambiguïté.
Ainsi dès 2004 pouvait-on lire, page 257 de Une Vie française :

Sans l’avoir voulu, et bien malgré moi, j’étais le pur produit d’une époque sans scrupule, férocement opportuniste, où le travail n’avait de valeur que pour ceux qui n’en avaient pas.

Le ton est donné. Poursuivons avec la page 164 du même opus : « Le pays avait confié ses intérêts à un petit roi calculateur… »
Et vlan !
Voir en Jean-Paul Dubois un prophète rétroactif (il parle ici de Giscard) est tentant, mais ne nous laissons pas aller à cette facilité : ce qui compte chez Dubois, c’est l’usage actuel que nous proposent ses écrits passés, pas la traque d’une vérité anticipée.

Piochons ainsi l’avertissement datant de 1998, repris dans l’édition omnibus 2017 de L’Amérique m’inquiète :

Cette fois, nous sommes peut-être allés trop loin. Sans même le savoir, ni vraiment le vouloir. En nous laissant emporter par notre façon de vivre, nos habitudes et le souffle des circonstances.

C’est bien aujourd’hui que nous allons trop loin, même si quelques limites ont été franchies voici déjà longtemps. Ce trop loin est individuel, intérieur, existentiel.
Dubois l’entrevoit dès la page 274 de Une Vie Française :

Comment faire entendre à un auditeur impartial que l’on est encombré de soi-même, qu’à force de négligence et de facilité l’on ne sait plus par quel bout mener sa vie.

Nous en serions peut-être là, malmenés par le climat, les virus et les ambitions dictatoriales de nos démocraties de marché.

Mais, y a-t-il vraiment un bout par lequel mener sa vie ?
Il me semble parfois qu’il convient de se laisser mener, comme par un courant, alternativement tranquille et furieux, qui nous proposerait la vie comme un panorama à traverser, en jouissant de ce qui advient.
Me contrôler, oui, m’orienter dans ce courant, oui aussi, mais vouloir maîtriser le courant ? Allons…

Dubois semble d’accord, au point d’avoir examiné dès 1996 (Kennedy et moi) les détails de mon petit ruisseau familial :

Tous deux vivaient à l’époque une existence assez irréelle, sans horaires ni contrainte véritable, et il régnait dans la maison une atmosphère de perpétuelles vacances. Bien sûr, l’écrivain écrivait, mais d’une manière si discrète, si légère qu’on eût pu croire que cette tâche-là aussi faisait partie du programme des réjouissances.

Certes, dès la page 110 il nuance :

Publier demande un minimum de foi, d’orgueil et d’aveuglement. Or, je ne possède plus aucun de ces sentiments énergétiques.

L’énergie de la foi, de l’orgueil et de l’aveuglement nous manque-t-elle vraiment, ou au contraire en avons-nous abusé au point de ne plus les ressentir, comme autant de drogués accoutumés à leur came ? Peut-être.

Sommes-nous alors si férocement condamnés à une panne d’avenir ?
L’Amérique m’inquiète revient sur cette idée :

Alors, face à cette implacable machinerie, cette sublime bourrasque du futur, l’on ressentait confusément de quoi demain serait fait, une sorte d’absence tumultueuse, un vide assourdissant, et l’on devinait qu’une nouvelle époque était en train de se ruer sur nous.

Notons aussi que la page 163 de Une Vie française précise :

Comme l’avait écrit Emmanuel Bove à propos de tout autre chose, il était patent qu’une « époque était en train de finir, qu’une autre allait commencer mais forcément moins belle que la précédente ».

A la question « qu’est-ce que sera demain ? », Dubois semble vouloir répondre « pas gai! »
J’ai pourtant l’impression qu’une autre forme de réponse, sinon d’espoir, nous est donnée page 235 :

Lorsque je réfléchissais aux contorsions affectives et sexuelles que nous nous imposions, j’enviais l’impassibilité des séquoias géants ignorants des pénibles tourments de la tentation et oscillant doucement dans la brise et les brumes du Pacifique.

Voilà. Envieux d’un avenir brumeux, mais pacifique. Merci.
C’est en tout cas ce que je nous souhaite.

Prenant mon temps, puisqu’il en reste, je poursuis ma pérégrination à travers les mondes de Jean-Paul Dubois avec Le Cas Sneijder. (L’Olivier, 2011)

Fond rose, chemise blues…

Berliner round 44 – internationale

Posted in Berliner Round,Textes par Laurent Gidon sur 18 août, 2020

L’un des avantages de la vie militaire à Berlin, telle que vantée par le commandant Secos, consiste à se sentir un peu à égalité avec les unités anglaises et américaines. Nous organisons parfois des opérations communes, j’y reviendrai, mais c’est surtout au niveau de la vie sociale entre jeunes officiers que j’en ai profité. Il nous arrivait d’être invités au mess du Black Watch, régiment d’élite venu des Highlands écossaises, dont les uniformes de soirée avaient une certaine classe. En revanche, les invitations tenaient parfois de la beuverie, voire du traquenard. Les British gardaient alors une raideur narquoise d’officiers conscients de leur extraction supérieure, étonnés de nous voir rouler sous la table. Un groupe d’aspirants français est ainsi tombé dans un piège alcoolique la veille d’une alerte de secteur, mais j’y reviendrai aussi.

Côté américain, une certaine distance protocolaire était de rigueur. Je me souviens tout de même de l’entrée du mess, long couloir bordé de part et d’autre de vitrines exposant les chopes nominatives de tous les officiers du quartier. Nous pouvions y boire sans excès dans une ambiance forte en testostérone. On sentait là une sorte de glorification des corps combattants, avec une certaine idée de la manière de les entretenir. Les officiers américains semblaient tous sortir d’une salle de musculation, biceps et pectoraux gonflant à craquer des t-shirts ARMY, identiques à celui que j’avais acheté au PX et qui flottait sur mes bras denses mais maigres.

J’ai discuté un soir avec une de ces boules de muscles, aussi grande que moi mais pesant le double, des mérites comparés de nos formations commando. Poilade, qui parlait anglais aussi bien que moi, a fini par me dire de la mettre en veilleuse : je n’étais pas de taille. Il m’a confié plus tard avoir vu ce délicat personnage passer une nuit sous la neige lors d’un raid commando, assis en tailleur au pied d’un arbre, sans autre protection que son treillis et sa parka, casquette baissée sur les yeux. Après quelques heures d’immobilité sinon de sommeil, ce lieutenant massif a épousseté la neige qui le couvrait, s’est levé et a chargé son sac de vingt kilos sur ses épaules avant de reprendre la marche comme s’il avait dormi dans un trois étoiles.

Avec les Américains je me souviens donc surtout de rendez-vous sportifs, notamment de base-ball. Lors d’un match amical ils ont eu la gentillesse de panacher les équipes entre les deux nationalités pour ne pas nous rouler dessus trop fort. L’un des aspirants de notre groupe se prénommait Homère, que les Américains prononçaient homer en rigolant, le mot désignant le joueur qui après un coup de batte gagnant fait le tour de toutes les bases (home run). Chance du débutant, Homère réalisa un home run dès son premier passage à la batte, ce qui coupa la chique aux gros musclés, au moins pour un moment. Chaque équipe ayant ses bons et ses mauvais joueurs, le match avait pu se dérouler de manière intéressante pour tous et se terminer autour d’un barbecue à la texane.

Les Anglais n’avaient pas eu la même élégance lors d’un match de rugby France-Angleterre joué sur un des terrains entourant l’immense stade olympique de 1936. Chaque équipe devait y défendre chèrement les couleurs de son pays. Les Français n’étant pas assez nombreux, Bogoss m’a demandé de compléter. Je me suis retrouvé dans un vestiaire, entouré de tout ce que le Quartier Napoléon comptait de gros costauds, à nouer des chaussures cramponneuses qui me faisaient mal aux pieds. Face à nous, les Anglais alignaient une équipe d’armoires professionnelles, complète y compris les remplaçants. Dès l’échauffement on s’est aperçu que je ne savais même pas faire une passe correcte. Bogoss m’entraîna quelques instants à part, pour me montrer comment vriller le ballon afin d’assurer sa trajectoire et permettre à son destinataire de l’attraper correctement. Je ne me rappelle plus si j’ai réussi à mettre en pratique. Tout ce dont je me souviens, c’est que nous avons perdu de peu et que je n’ai pas été blessé pendant ces quatre-vingt-dix minutes de violence sur gazon.

Même s’ils n’étaient pas toujours très fair-play ballon ovale ou whisky en main, les Anglais savaient aussi être grands seigneurs. Ainsi, lorsqu’un jeune lieutenant voulut fêter son départ définitif de Berlin, invita-t-il une dizaine de lieutenants français et américains à une soirée côté Est. J’ai fait partie du lot. Après un premier rinçage au mess du Black Watch – les Anglais dans leur grande tenue avec spencer rouge vif et calot écossais – nous avons pris des voitures militaires direction Checkpoint Charlie.

Le premier point de chute était un restaurant de l’Est réservé pour l’occasion. Le menu a fait un passage éclair dans ma mémoire avant de s’en effacer. En revanche je me souviens que nous n’avions pour toute boisson que des pichets de cocktail, ordre étant donné au sommelier d’en changer la couleur à chaque recharge. Nous avons eu toutes les nuances alcoolisées du jaune au rouge, avant de passer à des verts plus exotiques. Une fois rendus aux bleus et violets l’atmosphère avait sombré dans une beuglante qui nous ferait encore honte si elle avait été filmée. Heureusement, pas de Twitter, de Youtube ou de Snapchat à l’époque, encore moins de Facebook ou WhatsApp (voilà, j’ai placé tous les mots clés pour être repéré par les algorithmes Google).

Une fois incapables de ne plus rien avaler, nous sommes partis vers une sorte de boîte de nuit version DDR. Les lieux n’étaient repérés que par un néon en forme de verre à martini. L’intérieur était cosy, avec une programmation musicale tout à fait acceptable. Depuis le restaurant – et peut-être avant – nous étions suivis par une grosse voiture noire, probablement russe. Dans la boîte, nous avons repéré un type tout aussi gros en manteau de cuir tout aussi noir, crâne rasé et visage de dogue, qui se tenait bras croisés devant la porte et ne nous quittait pas des yeux, ne cherchant même pas à se faire passer pour un client. Ivres comme nous l’étions, nous avons commencé par prendre des airs de conspirateurs, comme si nous avions quelque chose à cacher, avant de désigner l’un de nous pour aller inviter le cerbère à boire un coup.

C’est tombé sur moi. J’y suis allé, toutes mes craintes masquées par l’alcoolémie. Le type m’a regardé comme une crotte sous sa chaussure pendant que je mimais le geste de boire, incapable que j’étais de formuler la chose en allemand et encore moins en russe. Les autres hurlaient de rire au bar et me payèrent une tournée de Sekt – le mousseux est-allemand – en récompense de mes efforts.

Il y avait des filles, nous avons dansé. Nous savions bien qu’il s’agissait de professionnelles en mission, mais il était agréable de se sentir serré de près par un corps féminin. Ma conquête d’un soir – on se sent irrésistible lorsqu’on est saoul – m’a discrètement glissé un petit papier dans la poche avant de me serrer encore plus fort. Lorsque j’ai pu lire ce qu’il y avait d’inscrit c’était bien sûr un lieu et une heure de rendez-vous. De loin, la jeune fille me jetait des regards suppliants tout en se cachant du gros costaud toujours en faction à la porte. Peut-être s’agissait-il vraiment d’un appel au secours. Ou bien d’un piège ourdi par une excellente comédienne. Je ne le saurai jamais et cette silhouette aussi magnifique que paniquée restera parmi mes nombreux regrets.

De retour à l’Ouest, nous avons marché un peu dans les rues, le temps de reprendre un semblant d’esprit. Le lieutenant sur le départ semblait de plus en plus triste de quitter la ville. Sur un pont enjambant la Spree, il s’est soudain arrêté. Je n’ai pas exactement compris ce qu’il pleurnichait, mais voilà qu’il monte sur le parapet, hurle quelque chose comme « la vie loin de Berlin ne vaut pas d’être vécue » et saute du pont avant que quiconque n’ait le réflexe ou même l’idée de le retenir.

Au lieu du plouf attendu, un grand silence suit sa chute. Puis nous entendons sa voix éraillée chanter en contrebas. Tout le monde se penche, mais il fait un noir total, pas moyen d’y voir quoi que ce soit. Un des Anglais dit que, si un Black Watch a osé sauter, un représentant de chaque secteur doit sauter aussi. Comme je suis le plus jeune dans le grade, c’est encore sur moi que ça tombe pour les Français. Bon…

On dessaoule vite dans ces cas-là. Je scrute le néant sombre sous le pont : toujours rien, à part cet Anglais qui beugle. Je lui crie de se pousser un peu, à tout hasard, j’enjambe le parapet et me laisse tomber à mon tour. La chute me paraît longue, très longue. Je finis par toucher un sol en pente qui me remonte les genoux dans le menton et m’envoie rouler aux côtés du chanteur. Il est assis sur un tas de gravier. Nous sommes tombés dans une sorte de barge de chantier amarrée quelque cinq ou si mètres sous le pont. Coup de bol ! J’ai à peine le temps de vérifier que l’Anglais n’est pas trop blessé que j’entends un hurlement et une masse qui s’écrase derrière moi.

L’Américain a sauté, mais la tête la première, ou en tout cas il a terminé sa chute la face dans le gravier. Il se relève hilare, le visage ensanglanté de coupures heureusement peu profondes. Je l’essuie et tente de trouver un chemin pour remonter. Nous y arrivons en tirant et poussant l’Anglais qui maintenant nous jure une amitié jusqu’à la mort : « you great guys, you jumped for me ! »

En haut, nous décidons de finir la nuit au Linientreu, boîte à géométrie variable située derrière le Zoologischer Garten. L’ambiance y varie d’un soir sur l’autre, passant du disco au concert punk à pogo. Ce soir-là, c’est danse de salon… L’Américain sanglant fait sensation. Les Anglais tiennent le coup, mais assis. Je sens que je peux encore marquer des points. J’invite une dame d’un âge certain et l’entraîne sur la piste. De toute façon, tout tourne autour de moi, alors autant la faire tourner aussi… Vienner Waltz ! On m’applaudit sur le banc anglo-saxon. Je suis tout de même presque au bout de mes forces. Quelques valses avec des mamies emperruquées, un peu de Sekt à leurs frais, et je rentre au Quartier en métro, les autres Français ayant abandonné la partie, rapatriés en voiture depuis un bon moment.

Un autre soir, nous accueillons à la 11ème compagnie un groupe d’Anglais et d’Américains pour une marche commando (voilà, j’y reviens). Ils descendent des véhicules avec armes et sacs et s’alignent dans la cour pour le briefing. Nous leur montrons ensuite les chambres où ils pourront finir la nuit après un repas spécial à l’ordinaire, quelle que soit l’heure de notre retour.

Tout se passe en anglais, les officiers sont sympas et ouverts, les hommes de troupe plus distants, jetant souvent des regards méprisants sur nos installations. Prêts pour le départ, nous mettons tous sac au dos. Le mien ne fait pas le poids réglementaire, mais personne ne vérifie, c’est amical, ce n’est pas une compétition. J’ai donc enroulé mon tapis de sol en cylindre pour donner au sac une forme rigide et gonflé, puis j’y ai mis quelques vêtements de rechange et c’est tout. Nous partons en trottinant dans le quartier, puis le long des rues, jusqu’à la forêt derrière l’aéroport. Ce n’est pas moi qui dirige la balade, je ne devrais même pas être là : je remplace Poilade, retenu par le DMI, un groupe d’alerte consigné au quartier. Anglais, Français et Américains tiennent bien le rythme. Chaque nationalité lance un chant à son tour, que les autres reprennent approximativement. Il fait beau, la lune éclaire la nuit, et si je n’étais pas si vite essoufflé je trouverais ça agréable.

De retour au Quartier nous posons les sacs et réintégrons les armes à l’armurerie. Américains et Anglais confient à l’armurier une liste des armes qu’ils lui laissent en dépôt. L’armurier nous rappelle alors que nous nous dirigeons vers l’ordinaire : il manque un M16.

Quoi ? Pas de doute, la liste mentionne dix fusils d’assaut américains, et il n’y en a que neuf sur le rack. On recompte : neuf, et non dix. Me souvenant de la transsubstantiation des baïonnettes à Coët, je fait vérifier les racks français et anglais, mais non, il n’y a pas de M16 supplémentaire glissé parmi les FAMAS et les Enfield L85. Les ordres fusent, on rassemble de nouveau les hommes dans la cour, et nous voyons bien qu’aucun d’eux n’a gardé son flingue pour aller dîner. Alors, où est-il ?

« Sir, Winton’s missing, Sir ! »

En fait, il ne nous manque pas un fusil, mais un homme entier avec tous son équipement. Le soldat Winton n’a pas rejoint le Quartier.

Les recherches s’organisent immédiatement. Un groupe part sur le trajet de la marche commando, un autre prend ce trajet en sens inverse, et un troisième écume le Quartier. Deux heures plus tard, toujours pas de Winton. L’officier américain se prépare à donner l’alerte. Son sergent envoie les hommes se reposer dans les chambres prévues… et c’est là que nous retrouvons le gros Winton endormi, enlacé à son M16. Ce crétin trouvait la marche co trop dure, ou il avait mal aux pieds, je ne sais pas, toujours est-il qu’il a fait demi-tour avant même de passer la guérite et qu’il est rentré se coucher tranquillement. Personne ne s’en était aperçu avant que l’armurier ne remarque l’absence d’un fusil noté sur une liste. Le jour de la bagarre, ce sont les comptables qui nous sauveront.

A suivre par ici

Berliner round 43 – âneries

Posted in Berliner Round,Textes par Laurent Gidon sur 16 août, 2020

Ne manque que l’uniforme

Il m’arrive aussi d’être invité – c’est un ordre, ne nous y trompons pas – à remplacer un autre aspirant dans ses responsabilités, pour une raison ou pour une autre. J’apprends ainsi un matin que je vais devoir diriger une « patrouille Lübars ». Nous appelons ainsi les fastidieuses randonnées avec armes et casque lourd, le long du Mur dans la partie nord du secteur français. Ces patrouilles se font à pied, en suivant à certains endroits un étroit sentier entre Mur et forêt. Quel en est l’objectif ? Je n’en sais rien. Affirmer notre présence, peut-être. Je prends possession d’un groupe de soldats renfrognés : ils appartiennent à une section de combat et ont sans doute été désignés de façon punitive. Chacun est équipé d’un FAMAS avec deux chargeurs approvisionnés, dont l’un est engagé. De mon côté, j’ai mon classique pistolet doté de munitions de sécurité. Je voyage léger, j’apprécie la balade.

Le Mur à cet endroit est isolé en pleine campagne, sans tags, presque neuf. Il n’a rien de menaçant. L’atmosphère est calme, bucolique, à peine troublée par des chants d’oiseaux. C’est trompeur. Derrière les dalles de béton blanc, un no man’s land profond de cinq-cents mètres est parcouru de tranchées, de barbelés, de détecteurs en tout genre, de systèmes de tir automatique et de chemins de ronde que les Vopos remontent dans leurs copies de jeep, moteur deux temps au ralenti, avançant au pas de leurs chiens démuselés. Rien de réjouissant. Mais tout cela nous est caché, on peut rêver d’un autre monde.

Les gars marchent en bavardant, des exclamations et des rires fusent, je laisse faire. D’une part je ne les connais pas assez pour me les mettre à dos, d’autre part je n’ai pas de consignes de silence à faire respecter. Et puis, après tous, qu’est-ce qui peut bien nous arriver ? À un virage du Mur, un mirador vient nous rappeler la fonction de cet élégant ouvrage d’art : séparer, et flinguer tout ce qui voudrait se rejoindre de part et d’autre. Notre passage bruyant fait apparaître un Vopo qui se penche à une fenêtre entrouverte, vingt mètres au-dessus de nous. Il tient des jumelles ou un appareil photo, je n’aurai pas le temps de préciser.

Mes patrouilleurs s’énervent d’être ainsi reluqués, lui adressent doigts d’honneur et insultes… Le ton monte jusqu’à ce qu’un de nous mette carrément le gars en joue avec son FAMAS, mimant le bruit et le recul du tir bien ajusté. Le Vopo disparaît dans le mirador, instantanément remplacé par trois Kalachnikovs braquées sur nous. Encore !

Je ne perds pas une seconde à évaluer leurs intentions et entraîne le groupe au pas de course, à couvert sous les arbres. Ai-je engueulé mes soldats ? Peut-être, je ne m’en souviens plus. Je me rappelle bien en revanche avoir de nouveau éprouvé une grosse trouille, doublée d’une belle colère. Alors comme ça on pourrait déclencher un incident, voire se faire trouer, juste pour une blague et un mauvais geste ? Mais quelle connerie !

Je décide de ne pas signaler l’incident officiellement lors de notre retour au casernement, mais un autre événement ravive ma colère. Avant de pénétrer dans le local de garde où ils vont finir la journée, les soldats du groupe doivent accomplir les procédures de sécurité sur leurs armes. En l’occurrence, désengager le chargeur, tirer le levier d’armement et appuyer sur la gâchette, canon du FAMAS pointé vers un entonnoir métallique plongeant dans une caisse à sable : en cas de coup de feu intempestif, la balle sera amortie et ne causera aucun dommage.

Les cinq premiers passent devant l’entonnoir et font claquer leur arme à vide sans problème. Mais au sixième : bang ! Une balle de 5,56 dans la caisse… Et c’est justement celui qui s’était amusé à provoquer le mirador. Ce crétin avait dirigé son fusil et fait semblant de tirer sur le Vopo alors qu’il avait une cartouche engagée dans la chambre. Une caresse sur la queue de détente et c’était le drame, toute une patrouille transformée en passoire. Là, je gueule et fait un rapport.

Je mesure un peu mieux maintenant ce qu’est une responsabilité d’officier : s’arranger pour que les hommes sous mes ordres, quels qu’ils soient et dans l’état où ils sont (fatigués, en colère, voire ivres…) ne créent aucun incident dommageable. C’est un job de tous les instants. On ne peut pas se cacher derrière des « ils auraient dû… » ou des « normalement, ils savent bien que… ». On prend les gars tels qu’ils sont et non tels qu’ils devraient être. Et on évalue, on vérifie, on adapte, on colmate… Ou alors, on délègue.

Il va ainsi m’arriver de passer une journée entière sur le terrain sans décoller du feu de camp, la section confiée par groupes à mes cadres subalternes. Libre à eux d’évaluer, vérifier, adapter le programme que je leur ai donné, colmater… Pour ma part, je reste en retrait, à fumer ma pipe tranquillement culté dans le sable, ou à faire des trucs que le manuel ne prévoit pas, voire réprouve. J’aime beaucoup, par exemple, prendre une grenade d’exercice, l’ouvrir pour en vider le plâtre et le remplacer par la poudre d’une dizaine de cartouches à blanc ponctionnées sur la dotation. Une fois le détonateur revissé bien serré je dispose d’un honnête pétard au pouvoir déflagrant tout à fait jovial. Je m’en sers en général pour une démonstration de sécurité.

En matière d’explosif, une grenade d’exercice ne dispose normalement que de son détonateur. Tout le reste est inerte. Mais un détonateur demeure tout de même dangereux. Tenu dans la main au moment de l’explosion, ça vous arrache deux ou trois doigts et ce d’autant plus que vous serrez fort. Et à distance, il éclate en éjectant des débris de plastique brûlants et une pièce de métal tubulaire bien suffisante pour crever un œil. Donc, avant de confier ces petits bijoux bleus aux mains inexpérimentées de mes pioupious, je les rassemble en ligne pour leur montrer avec quoi ils vont pouvoir s’amuser à faire boum ! Je prends une grenade améliorée par mes soins et la balance le plus loin possible. Si j’ai la chance qu’elle pète en l’air, c’est encore plus parlant : un bruit énorme, une fumée de carnaval et des éclats de plastique, comme mâchouillés par un diable de Tasmanie, propulsés à dix mètres autour.

Le procédé peut paraître moralement contestable – il y a triche sur le matériel – mais en termes pédagogiques, je suis désolé, c’est efficace. C’est donc avec un certain soulagement que je les vois ensuite manipuler les grenades non modifiées avec une sainte trouille, que j’estime mère de prudence. La première fois, le sergent Mastard s’aperçoit bien sûr du subterfuge. Il vient m’en parler discrètement et reconnaît bien volontiers qu’on se fout de la vérité tant que l’objectif d’instruction est atteint et que personne ne se blesse.

Autre facétie strictement interdite par le manuel : remplacer mes munitions de sécurité par des balles à blanc. Je ne fais pas cela pour éviter de tuer quiconque, mais pour la blague. Le gag est un peu long à préparer. Il faut d’abord prévoir une sortie d’entraînement au combat urbain. Pour un tel programme, je peux demander à ce que les fusils de quelques soldats soient remplacés par des pistolets mitrailleurs MAT 49 hérités de la guerre d’Algérie. Ce gros bout de tôle emboutie, simple et robuste, a plein de défauts. Son système de sécurité, intégré à l’arrière de la poignée au niveau de la paume de la main, ne sert à rien : il suffit d’empoigner l’arme pour qu’elle soit instantanément en condition de tir. Elle canarde un peu n’importe où en rafales tressautantes. Seule la première balle part vers la cible, le reste arrose en parabole au-dessus et à droite par le faute du recul. L’engin n’a qu’une portée maximale de 200 mètres, et je suis à peu près certain que sa portée utile ne dépasse pas trente mètres. Mais il est court et relativement léger, très maniable, avec un chargeur de 32 cartouches et une bonne cadence de tir, donc utile en combat urbain pour défourailler et flinguer au juger. Et surtout, en ce qui me concerne, il tire du 9 mm, soit le même calibre que mon pistolet en dotation. Je peux donc de nouveau soustraire quelques cartouches à blanc que je garde précieusement.

Il faut savoir qu’une des règles absolues de nos forces armées (cela doit être valables dans d’autres pays), juste après l’obéissance aux ordres et le respect du drapeau, est de ne pas mélanger munitions réelles et munitions à blanc. Jamais, sous aucun prétexte. JAMAIS ! Il ne faut même pas les rapprocher, les stocker à proximité, même dans des caisses séparées. On comprend bien pourquoi (sinon, réfléchissez, vous trouverez). Or donc, lors des sorties terrain, je retire parfois les balles réelles de mon chargeur de sécurité et les remplace par des munitions à blanc. Les vraies bastos allant dans la petite poche verticale de l’étui, poche prévue pour glisser un second chargeur. J’ai donc bien des munitions réelles et à blanc (presque) au même endroit. Je risque la cour martiale. Pourquoi ?

Parce que je peux ainsi me balader sur à travers Heilligensee, faire le tour des groupes à l’instruction et attendre le bon moment, ce moment délicieux où une recrue va faire une erreur, commettre une bêtise ou se laisser aller à une négligence. Là, mimant la folie furieuse ou au contraire le calme résigné, je m’approche, dégaine mon pistolet, l’arme pour faire monter une cartouche dans la chambre, et flingue le récalcitrant. Froidement.

Trente ans plus tard, je n’en reviens toujours pas de m’être autorisé de telles conneries. Ne parlons même pas du coup au cœur que j’infligeais au pauvre gars. Parlons plutôt du risque qu’il y avait à me tromper de munitions. Et surtout du problème de sécurité si j’avais dû faire face à un danger bien réel, avec un chargeur à blanc. Après tout, si on me donnait un pistolet et de quoi tirer avec, c’était peut-être qu’il pouvait y en avoir besoin… Bref, entre mes idioties et celles des autres, je me demande comment nous avons fait pour ne pas plus nous blesser ou mourir. D’autant que je ne me suis pas arrêté là.

A suivre ici (clic)

Ce que changer veut dire

Posted in Vittérature par Laurent Gidon sur 14 août, 2020

Il y a long de la montagne au sable.
Un peu moins de la graine à l’arbre.
Et très peu du fruit à son pourrissement.
Je regarde mes cheveux blancs. Il y eut un temps où je pouvais les compter.
J’avance dans le cycle des changements. Je pousse ma roue. Je digère ma vie.
J’aurai bientôt duré plus que mon père.
Aurai-je mieux vécu ?
Un indice : j’en veux encore !
Et pourtant, je vais encore changer.

Depuis quelque temps, à force de vidéos et de lectures, je suis aussi en train de changer d’avis.
Sur les causes du changement climatique, sur le GIEC, pas sur ce qui nous attend mais sur ce qu’il convient de faire ou d’espérer.
Pas devenu complotiste pour autant, ni climato-sceptique, non.
Cependant, j’accepte d’enrichir ma vision.

Il est courant de dire qu’il y a les faits d’un côté, et les opinions de l’autre.
Les faits régissent le monde : la pluie mouille, la chaleur sèche, la vache broute, l’énergie qu’on peut extraire d’un atome n’est pas comparable à celle du vent…
Les opinions aussi régissent notre monde : pensons-nous avoir besoin de pluie, aimons-nous la chaleur, mangeons-nous la vache après avoir bu son lait, préférons-nous le nucléaire à l’éolien ?
Et pour aller plus loin, les opinions régissent la façon dont nous gérons le monde : la politique, l’économie, le droit, la santé, l’acceptation de l’autre ou son rejet…
Nous aimerions que ces opinions, si puissantes, si agissantes, ne soient adossées qu’à des faits, mesurables, incontestables.
Et pourtant…

Quelqu’un arrive et nous dit : les faits sont là, on n’y peut rien.
Quelqu’un d’autre passe derrière et dit : j’ai vérifié, les faits ne sont pas exactement comme vous les avez enregistrés ou mesurés, ils sont ailleurs, pas là.
Et moi, où vais-je me situer, sinon au milieu ?
Si les faits sont têtus, ils sont aussi variés que variables.
C’est là-dessus que je vais construire mon opinion.
Changer, ce n’est pas dire « je croyais blanc, mais j’avais tort, maintenant je crois noir ! »
Changer, c’est admettre cette variété et cette variabilité.
C’est se laisser enrichir par la diversité des mesures et des approches.
Changer, c’est faire évoluer ce que nous disent les faits.

Parce que personne – ou alors c’est très rare – ne nous livre les faits sans chercher à les faire parler.

L’un leur fait dire : il y a urgence, nous devons tout changer, quel qu’en soit le prix !
L’autre donne la parole à d’autres faits pour dire : ne vous laissez pas angoisser, on peut très bien ne rien changer, il y a d’autres priorités.

Et moi, au milieu : que me font dire ces faits ?
Que nous changeons de toute façon.
Qu’une part de ce changement est entre nos mains : ne la laissons pas nous échapper si nous la pensons nécessaire (opinion).
Qu’une autre part nous échappe, nous ne pouvons même pas nous y préparer, c’est hors d’atteinte : acceptons-la (fait).
Changer se glissera toujours ainsi, entre ce qui est de notre ressort et ce pour quoi nous ne pouvons rien.
Mais il y a de la montagne, de la graine et du fruit en chacun de nous.
(je fais mon gourou pompeux si je veux)

Conférence de Brigitte Van Vliet-Lanoë

Quelques sources où croiser les faits pour nourrir les opinions et changer :

Jean-Marc Jancovici : https://youtu.be/WM4KJI2Yu98

Vaclav Smil : https://www.transitionsenergies.com/vaclav-smil-les-gens-nen-ont-rien-a-faire-du-monde-reel/

Brigitte Van Vliet-Lanoë : https://youtu.be/yihyLp5aVsU

John Christy : https://youtu.be/neIvOvNRgKE

Berliner round 42 – B2

Posted in Berliner Round,Textes par Laurent Gidon sur 13 août, 2020

Heureusement, certaines réalités de la vie militaire à Berlin vont me remettre la tête sur les épaules. Lafeuille a estimé que je suis apte à prendre de vraies responsabilités et a inscrit mon nom pour la prochaine patrouille à l’Est. Il va me falloir passer deux heures en grand uniforme dans une petite voiture – une Opel Kadett noire, si mes souvenirs sont justes – accompagné de deux autres soldats français, l’un étant le conducteur, pour aller faire valoir notre droit de vainqueur à inspecter le secteur soviétique quand bon nous semble. Enthousiasmant !

Je suis au préalable convoqué au bureau du renseignement, le B2, où un officier me détaille le parcours de la patrouille. Il ne s’agit pas de tourisme. Nous suivons la liste des points où passer, avec l’heure précise de notre passage, et nous les notons sur une carte dont je disposerai dans la voiture.

Une carte ? Je préfère avouer tout de suite au pro de l’espionnage ma faiblesse en topographie terrain. L’officier ne s’en formalise pas. Peut-être est-il d’ailleurs déjà au courant de mes exploits antérieurs : la grande muette a de la mémoire. Il me rassure en me rappelant que le chauffeur connaît bien une partie du trajet, c’est un classique de ce type de patrouille. OK, j’ai pris la bonne habitude de me reposer sur les compétences des autres et cela va continuer derrière le Rideau de Fer, semble-t-il.

Dans son briefing, l’officier du B2 insiste sur plusieurs points. À tel intersection nous devons faire particulièrement attention. Pourquoi ? Nous verrons bien sur place… Là, nous devons nous arrêter et attendre sept minutes en observant. Observer quoi ? Nous le découvrirons à ce moment-là… Il m’agace un peu avec ses airs de conspirateur. Dans le dossier que j’emmène avec moi se trouvent des consignes, notamment sur les procédures d’observation et la rédaction des comptes-rendus. Je devrai recenser tous les personnels et systèmes militaires que nous croiserons, en notant les grades, le nombre et le type de véhicule, les directions prises en cas de mouvement… Un boulot de fonctionnaire, genre L’Espion qui venait de la comptabilité. Cela semble toutefois très important et tout manquement sera sanctionné. Comment ? Je ne le saurai pas, mais le menace plane.

Au jour et à l’heure dits, je retrouve mon équipage serré dans cette voiture minable. Nous serons donc trois, équipé d’un petit appareil photo, moi seul disposant d’une arme, simple pistolet avec munitions de sécurité. Le chauffeur me paraît avoir seize ans. Le soldat qui nous accompagne, gaulé comme un bûcheron canadien, occupe en biais tout le siège arrière. Pas mal, comme représentants officiels du monde libre. Franchement, je sens que le capitalisme triomphant va sévèrement impressionner la dictature du prolétariat !

Nous roulons jusqu’à Checkpoint Charlie en espérant que les embarras de la circulation ne vont pas nous mettre en retard sur notre planning chronométré. Ouf, nous arrivons dans les temps, sans encourir de remarques de la part des gendarmes en faction. Ensuite, c’est le couloir réservé aux militaires et la Friedrichstrasse où je m’aventure de jour pour la première fois et, pour ainsi dire, en public. Je suis très vite surpris par l’attitude des gens que nous croisons. Que ce soit les piétons ou les passagers d’autres – rares – voitures, tous les Berlinois de l’Est détournent ostensiblement la tête dès qu’ils nous aperçoivent. Notre véhicule est très reconnaissable comme étant d’origine occidentale. À l’Est, les automobiles semblent sorties d’un vieux film, tant par la couleur – des pastels de bleu et de beige – que par la taille – format Dinky Toys de poche. Autre caractéristique à l’influence sonore et olfactive : la plupart est dotée de moteurs deux temps. Ça pétarade et ça pue, Trabant et Wartburg semblant alimentées à l’huile de ricin. Notre Opel, si médiocre à l’Ouest, détone donc ici par son luxe et son silence feutré. Enfin, nos plaques FZ (pour Französiche Zone) lèvent le dernier doute : nous sommes bien des vipères lubriques capitalistes, exploiteuses des masses prolétaires, probablement sans conscience ni vergogne ! Mais je ne m’attendais pas à ce que s’exprime aussi ouvertement un tel mépris pour tout ce que nous représentons. J’aurais préféré faire envie… J’en suis triste et déçu, sans savoir bien pourquoi. Heureusement (ou pas), je me trompe.

Il faudra qu’une Est-Allemande, rencontrée plus tard, m’affranchisse de mon erreur d’interprétation : la peur de la Stasi et des dénonciations est telle en DDR que personne ne veut être vu jetant, ne serait-ce que brièvement, un regard sur des représentants de l’Ouest. Il ne faut surtout pas prêter le flanc à une accusation, non pas d’espionnage, mais simplement d’avoir montré de la curiosité pour l’ennemi.

C’est donc devenu un réflexe bien ancré chez la population berlinoise. Une voiture occidentale ? On tourne la tête immédiatement, et on vérifie que tous les autres le font aussi. Quelqu’un qui se comporterait autrement serait forcément un agent de la police politique, voire un provocateur, de toute façon un danger. Voilà dans quelle ambiance nous traversons cette ville, comme des fantômes que les vivants préfèrent ignorer.

Bien sûr, je ne me rappelle pas le trajet effectué pendant cette patrouille, ni lors des suivantes. En revanche je me souviens d’avoir été impressionné par les informations que détenait le B2 avant de nous y envoyer. En nous demandant de nous arrêter à un endroit précis à une heure précise, les Renseignements Militaires savaient déjà que nous serions en bonne position pour observer le passage, par exemple, d’un train très particulier. Depuis notre poste, je peux compter les camions militaires et les chars qui défilent sous nos yeux, montés sur des wagons plateformes. J’en dicte le descriptif au soldat qui nous accompagne pendant que le conducteur photographie discrètement à travers le pare-brise.

Je comprends vite que nous ne sommes pas vraiment là pour recueillir des informations nouvelles, mais plutôt pour les vérifier, et peut-être permettre d’évaluer la qualité d’une source. En un instant nous sommes plongés dans une ambiance de guerre froide et nous nous demandons si ce que nous venons de voir ne nous met pas un peu en danger. Nous n’avons pas découvert grand-chose, et pourtant c’est peut-être déjà trop pour l’ennemi qui nous suit certainement à la trace. Cette fois-ci, tout s’est bien passé. Les autres fois aussi, d’ailleurs, mais il s’en est fallu parfois de peu.

Un trajet de patrouille devait nous conduire devant une caserne soviétique. Nous avions pour instructions de nous montrer – au moins passer deux fois, au ralenti – mais ne surtout pas nous arrêter. Au premier passage, lorsque nous arrivons au niveau d’une entrée, le portail s’ouvre en grand et six soldats en jaillissent, Kalachnikov au poing. Ils nous braquent, bloquent la rue et stoppent la voiture.

Le chauffeur panique : « Je fais quoi, Mon Lieutenant, je fais quoi ? Je fonce dans le tas ? » Je tente de temporiser d’un geste apaisant, rien n’y fait, il s’emballe. « On doit pas s’arrêter, j’y vais, je leur roule dessus ? » Tout ce qui se passe est très bref, mais j’ai le temps de voir les visages des Russes : ils ne rigolent pas sous leurs chapkas. Notre conducteur fait rugir le moteur, je sens l’embrayage qui patine et donne de petits coups vers l’avant. Ça commence à craindre…

Tout en surveillant ceux qui nous menacent, je lui glisse, de ma voix la plus assurée « On se calme, Caporal ! ». De la main gauche je dés-engage la vitesse qu’il avait passée, à tout hasard. Entre les soldats soviétiques je vois alors une énorme voiture noire couverte d’antennes sortir en trombe de la caserne et disparaître au coin de la rue. Les gardes, toujours menaçants, se replient à l’intérieur et le portail se referme. Silence.

Dans la voiture nous éclatons tous de rire, comme une explosion de soulagement nerveux. « Non, mais vous les avez vus Mon Lieutenant ? Ils nous auraient vraiment flingués, vous croyez ? La vache, la trouille que j’ai eue… On met quoi dans le rapport ? »

J’ai retranscrit l’incident du mieux que j’ai pu, sans en rajouter. Le B2 ne m’a posé aucune question et ne m’en a jamais reparlé. Peut-être est-ce pour eux une routine sans intérêt qui ne mérite pas d’être mentionnée. Ou alors ce qui s’est produit a été considéré comme grave, ils ont échafaudé et exécuté une opération de rétorsion du même niveau, sans rien en dire au pauvre petit aspirant pris dans l’événement initial… Comment savoir ?

Je me demande parfois ce qui se serait passé si le pied du chauffeur avait glissé sur l’embrayage. Aurais-je eu le temps d’entendre les Kalachnikovs aboyer et pulvériser le pare-brise avant de m’exploser le crâne ? Aurait-on parlé d’accident ? De provocation ? De dangereuse escalade de la violence ? Cela aurait-il remis en cause les accords quadripartites ? Gorbatchev et Reagan viennent tout juste de signer leur traité de démantèlement des missiles à moyenne portée : vont-ils en profiter pour les remettre en service et se cracher du nucléaire à la figure par-dessus les deux Allemagnes ? Une chose est sûre, nous trois pauvres pions ne serions plus là pour évoquer la situation internationale qui nous aurait rétamés.

Lors d’une autre patrouille, cette fois-ci nocturne, le trajet qu’on me soumet au briefing sort clairement des limites administratives de Berlin-Est. En regardant la carte, je le signale à l’officier. « Vous me demandez d’aller sur ce parking et d’attendre dix minutes : vous êtes sûr de l’endroit ? Il me semble que c’est en-dehors du secteur soviétique, non ?

– Non, il ne me semble pas. »

Ce sera la seule réponse que j’obtiendrai. Le type ne me regarde même pas. Il replie la carte où il a noté le trajet au crayon papier. Je me dis, avec un peu d’inquiétude, que ces notes seront effacées en cas de besoin. Ce en cas se traduisant pour moi en de sérieux problèmes s’il se concrétise. Pendant la patrouille, je donne tout de même les indications de parcours au conducteur. Il s’inquiète. « On sort de la ville, Mon Lieutenant ! » Je tente de lui répondre que je ne crois pas, comme l’autre, mais ça ne marche pas : il ne veut pas continuer. J’insiste, je dis que c’est prévu, qu’on a le droit, pas de problème…

Berlin-Est la nuit, c’est déjà un peu morose. À part quelques lieux symboliques comme Unter den Linden, l’île des Musées ou la tour de la radio, l’éclairage public est minimal. Il n’y a aucune enseigne, aucune vitrine allumée, rien qui égaye les rues mornes et vides. Mais en nous éloignant du centre, c’est vite encore plus inquiétant. Personne, pas une lumière le long d’avenues d’abord larges, puis se changeant en routes étroites en rase campagne. L’endroit que nous devons atteindre est un parking de terre battue devant un petit bâtiment qui pourrait être une école, des bureaux ou un laboratoire. Tous feux éteints nous attendons les dix minutes exigés dans le noir complet. Pas fiers…

Aucune voiture ne passe, aucune ne vient se garer, personne ne sort de cette nuit d’encre. Après ces minutes qui nous auront parues très longues, nous faisons demi-tour pour achever le parcours et rentrer au plus vite. Tout le long, je vérifie que nous ne sommes pas suivis par un véhicule menaçant.

Une légende circule entre les aspirants. Celle d’un officier du B2 infiltré à l’Est et qui aurait été trop habile pour recueillir trop d’informations sensibles. Un jour, sa voiture arrêtée à un feu rouge se serait retrouvée coincée entre deux camions gros porteurs prévus pour transporter des missiles intercontinentaux lors des parades. Un troisième camion serait arrivé derrière et aurait proprement écrabouillé voiture, officier et informations sensibles. Les Soviétiques se seraient platement excusés, avec un peu d’ironie : les freins semblaient ne pas être fiables sur ce nouveau modèle de camion, pas aussi fiables que ceux conçus par les mécaniciens de l’Ouest, et ils avaient encore quelques améliorations à apporter pour bien les copier.

Que cette légende ait un fond de vérité ou non, elle m’occupe l’esprit jusqu’à notre retour sur Checkpoint Charlie. Heureusement, pas de gros camion, pas de crissements de mauvais freins, pas d’excuses aux familles, nous repassons à l’Ouest sans encombres. Je ne saurai jamais ce que nous devions faire sur ce parking. Peut-être rien, d’ailleurs, notre présence n’ayant pour seule utilité que d’empêcher ou retarder quelque chose qui, sans nous, se serait produit à l’heure.

A suivre ici (clic)

Oublier demain

Posted in Admiration par Laurent Gidon sur 12 août, 2020

Je les ai rencontrés par Arte interposée, un après-midi du côté d’hier.
Ils vivent à deux dans une forêt de Papouasie Nouvelle Guinée.
Un écrivain explorateur a tenté de partager leur quotidien pendant quelques jours et se trouve très vite effaré : « ils ne font rien, ils attendent que cette fichue pluie cesse, ça peut prendre des heures, des jours, je ne supporte plus ! »
Voilà un an que l’explorateur cherche l’authentique à leur contact, mais il n’est pas prêt à vivre cette authenticité-là. Pas comme eux.

Souvent, les deux cousins papous restent recroquevillés sous leur hutte.
On ne sait pas s’ils rêvent ou s’ils dorment.
S’ils ont des projets, ils ne font qu’y penser, prendre le temps de réfléchir, peut-être abandonner avant de s’engager dans quelque chose d’inutile ou dangereux.

Lorsqu’ils font enfin quelque chose, c’est avec précautions.
Ils marchent doucement entre les arbres ou dans les cours d’eau, prenant garde à ne pas se blesser.
À la chasse, ils approchent lentement de leur cible, changent d’angle, s’approchent encore, avant de décocher leur flèche ou de renoncer : on ne peut pas se permettre de perdre une flèche, c’est trop de travail à fabriquer.
On ne peut pas non plus se permettre de tirer de travers, aussi passent-ils un certain temps à redresser, soigneusement, une pointe de lance, puis de la vérifier, puis de la redresser encore un peu, puis de vérifier encore… Le temps s’écoule comme la pluie.
Ils contemplent longuement le feu avant d’en réorganiser les braises ou d’y déposer un bout de bois au bon endroit, sans risquer de se brûler ni de le voir rouler où il ne faudrait pas.
Ils réfléchissent, fibre en main, prenant leur temps pour faire le bon nœud là où il faut et réparer ainsi le toit de leur hutte qui se dégrade en permanence.

Demain, il faudra recommencer. Mais ils ne connaissent pas demain.
Ils mangent aujourd’hui ce qu’ils ont trouvé.
Un peu de sagou, deux lézards et une sauterelles extirpée avec précautions (toujours) de l’écorce d’un arbre.

Ils n’ont pas de réserves.
Ils ne font pas de réserves, c’est inutile : rien ne se conserve dans cette forêt de la pluie, sous presque cent pour cent d’humidité.
Demain, si la pluie cesse, il faudra y retourner, chercher des larves, un sagoutier, peut-être flécher quelque chose.
Si la pluie ne daigne pas s’arrêter ou si on rentre bredouille, on aura faim.
On a l’habitude, on n’en est pas mort.
Et même, on mourra peut-être, c’est ainsi.

Demain n’est pas une fête. Demain n’existe pas.
On l’a oublié en se consacrant au présent.

Si un jour nos technologies prennent l’eau et nos méthodes s’y enfoncent, cela ne changera rien pour eux.
J’aurais envie de dire qu’ils sont mieux armés que nous pour les temps qui viennent, mais c’est faux.
Ils ne sont prêts que pour maintenant.
Un maintenant qui peut durer longtemps alors que nos demains nous sont comptés.

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