Comme ça s'écrit…


Civilisation Flee

Posted in Admiration,Réflexitude par Laurent Gidon sur 12 juin, 2022

Une séquence du documentaire d’animation Flee (clic pour replay), bien que située dans les années 90, m’a semblé parler encore d’aujourd’hui et nous poser toujours les mêmes questions.
Deux jeunes réfugiés afghans sont arrêtés par des policiers russes à Moscou. Ils n’ont pas d’argent sur eux, rien à troquer contre leur liberté à part une vieille montre. Après les avoir battus les policiers les entraînent vers leur camion stationné dans une impasse en renfoncement d’une grande avenue passante. Dans le camion attend déjà une jeune fille. Les Afghans sont précipités à l’intérieur, prennent quelques coups, mais tout s’arrête lorsqu’un capitaine apparaît, demandant avec autorité ce qui se passe.
« Ces deux-là ne veulent pas payer, mais celle-ci pourra payer d’une autre manière » répond un des flics.
Les deux gamins sont tétanisés de peur. La fille semble être ailleurs. Pas résignée, mais déjà dissociée, comme le sont parfois les victimes de traumatismes qui se sont « absentées » de leur corps le temps de souffrir.
Le capitaine fait dégager les garçons pendant que deux flics entrent dans le camion pour « s’occuper » de la fille.
La caméra recule, révélant l’impasse vide, puis l’avenue où se presse la foule – le camion policier est bien visible, les coups et les cris bien audibles – et un panoramique vers la droite montre ce vers quoi la populace se dirige : l’inauguration du premier McDonald’s de Moscou, avec musique, mascottes animales qui dansent en jetant des prospectus vers les passants, discours des responsables…
L’avenir radieux à l’occidentale ne sera pas dérangé par quelques violences et corruptions locales.

Flee de Jonas Poher Rasmussen (copie d’écran)

Tout a du sens dans cette séquence, tout peut s’appliquer à notre quotidien, plus de trente ans après.
Le renfoncement qui ne cache rien mais permet juste de ne pas voir ce qu’on ne veut pas voir, il suffit de ne pas tourner la tête.
La corruption prédatrice, capable de déshumaniser ses proies pour mieux en presser quelques gouttes de valeur ou de plaisir.
La perversion du grade et du pouvoir en général qui, au lieu de remettre de l’ordre, accentue l’injustice en l’officialisant.
La trivialité des promesses offertes par notre civilisation censée triompher de la barbarie alors que cette même barbarie se perpétue et se perpètre à quelques mètres.
L’engouement de la foule, aveuglée et assourdie par ses désirs ineptes – mais à cette époque, au sortir de soixante ans de soviétisme, même nos inepties semblaient hautement désirables.
La dissociation que le logo McDo offre aux passants hypnotisés, lesquels passants, bien que n’ayant pas de quoi se payer un Big Mac, peuvent en rêver et se croire enfin passé du bon côté de la civilisation.
Et surtout l’évidence béante de la loi du plus fort, sans contre pouvoir ni contrepartie, du côté de la matraque comme du côté du dollar.
De nombreux libertariens affirment que chacun est fondé à se défendre soi-même, à faire usage d’une force qui est par nature légitime lorsqu’on se protège. Que faire du corollaire énonçant que celui qui ne peut se défendre n’a qu’à souffrir en silence, libre de ne demander justice à personne, tout juste autorisé à se dissocier de son drame ?

Des élites russes actuelles fustigent notre occident pourri et dépravé, alors que, bien avant l’ouverture du McDo de Moscou (et de tractations financières d’une autre importance) ils baignent dans cette civilisation honnie et en jouissent sans même l’entrave d’une loi commune à respecter ou d’une colère populaire à craindre.
En introduction du film, le personnage principal – réfugié afghan maintenant adulte et diplômé – décrit ce que lui évoque le mot maison : c’est l’endroit où il se sent en sécurité, un endroit où il peut rester et qu’il n’est pas contraint de quitter.
La fille du camion n’a pas eu la chance de pouvoir considérer son propre corps comme étant sa maison.
Combien de temps considérerons-nous encore notre civilisation pourrissante comme étant notre maison ? Ou plutôt, quand aurons-nous suffisamment de courage pour la quitter, construire autre chose et nous sentir enfin en sécurité parmi nos semblables ?
Ce que nous appelons civilisation, culture ou art de vivre n’est pas un fait de nature, inéluctable, qui s’appliquerait à nous comme le passage du temps ou la pesanteur.
Il ne s’agit que de choix, souvent inconscients, mais répétés.
Comme disait Coluche, il suffirait que les gens arrêtent d’acheter pour que ça ne se vende plus : il suffirait de choisir de vivre autrement pour que notre civilisation, célébrée ou condamnée, change sans même avoir à mourir.
Mais nous préférons râler ou nous effrayer de tout changement, dissociés de nous-mêmes et de nos vrais besoins.

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Hasard, je lis Au printemps des monstres de Philippe Jaenada (respect !).