Comme ça s'écrit…


Point Scriptorium

Posted in Ateliers,Textes par Laurent Gidon sur 24 août, 2022

Fin juillet de cette année j’ai eu la chance de partir en résidence d’auteur Vacances Apprenantes dans une colonie VVL à Châtel.
Quinze jours en immersion avec 23 jeunes venus de banlieue parisienne, quatre animateurs (dont une trice), un directeur de centre et six employés techniques (cuisiniers, lingère, plonge, ménage…).
Ma part du travail consistait à proposer des médiations sur l’écriture et la lecture (30% du temps) et à écrire un livre (les 70% restants).
Me connaissant, je ne me suis pas limité à cette approche quantitative et mes activités se sont étoffées de randos VTT, trail, escalade sauvage sur mur de pierre, VTT de descente (avec légères blessures)… Je me suis même refait les vingt dernier kilomètres d’une étape du Tour de France.
Bilan très positif, tant sur le plan relationnel – plaisir de rencontrer des gens si différents qui m’acceptent sans questions – que scriptural.
J’étais parti avec un projet de roman pour ados… qui est resté à l’état de projet (une histoire de fillette qui se retrouve en apesanteur dans son chalet de montagne quand son père s’en va travailler). Dès que je me suis trouvé immergé dans la colo, le matériau d’écriture s’est présenté de lui-même, et c’était moi avec tout ce qu’il y avait autour.
Résultat : un nouveau roman narrant les palpitantes aventures d’un écriveur, un peu déphasé, catapulté dans la vie trépidante d’une colonie de vacances en pleine montagne, et condamné à organiser la fuite du grand frère d’un des jeunes.
On y suit la confrontation entre les théories narratives non-conflictuelles de l’auteur et un scénario proche du polar, avec dealers de banlieue et trafiquants ukrainiens russophiles. Tous les personnages de la colo y jouent un rôle.
Plusieurs points de vue narratifs se croisent : externe omniscient pour les contextes ou l’action, intradiégétique pour deux personnages clés.
Le titre : À vaincre sans combattre
Référence au « À vaincre sans péril on triomphe sans gloire » de Corneille (Le Cid) cité en exergue.
237 mille caractères, premier jet écrit en un mois (défi Jean-Paul Dubois), pour des lecteurs dès 13 ans (je pense).

Extrait :

La colo, je ne sais pas encore si j’aime, c’est ma première.
Je m’appelle Sonia, j’ai bientôt quinze ans mais je ne les fais pas (j’ai autre chose à faire). On me prend pour une gamine. Quand j’étais plus petite – OK, disons quand j’étais ENCORE plus petite – ça m’a un peu gavée, j’avoue. Là maintenant, c’est plutôt mieux, j’en joue. On ne me calcule pas, je n’intéresse pas, juste la mioche qui ne dépasse pas. Résultat : je regarde et j’écoute, j’enregistre, tranquille.
Les autres filles se connaissent, elles voulaient toutes se mettre ensemble. Les anim’ ont tranché et je me suis retrouvée dans une chambre de quatre avec juste deux pestounes qui se prennent pour des dames. Shayann et Zoé, des prénoms qui ne vont tellement pas ensemble, et pourtant : pas possible de les décoller. Elles parlent mecs, fringues et maquillage, comme si leur top à peine bosselé pouvait les classer parmi les croqueuses. Les hommes, même les garçons, elles ne connaissent que par les vidéos TikTok : jamais elles n’y ont touché, et encore moins elles ne se sont laissé toucher. Mais j’en parle, je n’en sais rien. On verra.
Les anim’, ça va. J’aime bien Abbas, tout calme, du genre à te faire croire qu’un dieu veille effectivement sur nous. J’espère qu’il ne va pas choper le stress comme Amaury, ce serait dommage. Nous ne sommes que douze, sauf qu’un petit troupeau bien énervé, par temps d’orage, ça fait vite quelques dégâts. Stampede, ils appellent ça, les cow-boys dans les westerns. Et quand je regarde les garçons qui se la jouent un peu, je trouve qu’on n’est pas loin des bêtes à cornes. Mais bon, si ça se trouve ils sont charmants. Au moins quelques-uns. Au moins un. Sofiane, je ne connaissais pas comme prénom. Ça sonne presque fille, genre Sophie-Anne, sauf que lui, non, pas fille du tout. Plutôt le genre loup solitaire, ombrageux. Il faudra quand même que je vérifie ce que veux dire ombrageux dès qu’ils m’auront rendu mon téléphone. Ce serait dommage que je traite Sofiane juste de parasol.
Et puis il y a ce grand sifflet d’Antoine. Lui aussi, je me demande bien dans quel bac à fleurs il a poussé. Là, on dirait juste qu’il a été transplanté à la brutale dans un champ d’orties. Au moins il n’essaye pas d’avoir l’air de ce qu’il n’est pas. Et puis, quelqu’un qui déclare vouloir prendre son temps pour écrire des trucs ne peut pas être complètement mauvais. Tous les livres que j’ai lus, il a bien fallu qu’une autrice ou un écrivain les écrivent, non ?
Bon, l’atelier d’écriture : cata’ totale ! Le pauvre Antoine nous a fait un cours sur la chaîne du livre et la misère des pauvres écrivains qui ne gagnent pas une thune avec tout leur énorme travail qui n’intéresse personne. Je résume, mais c’était l’idée. Pourtant, il y avait quelques infos intéressantes sur les rapports auteur-éditeur, sur la ronde d’intermédiaires qui se passent le bouquin avant qu’il rejoigne ma bibliothèque, sur le doute quant à la qualité de ce qu’on écrit alors que le succès viendra minimum un an plus tard, ou pas du tout… Personne n’écoutait. Visiblement, au bout d’un quart d’heure il ne savait plus quoi nous dire.
J’ai tenté de le relancer un coup avec une question du genre « c’est où que vous trouvez vos idées ? » et c’était comme si j’avais mis cinquante euros dans le juke box. Il est reparti, sans s’arrêter même pour souffler, à nous balancer sa théorie de narration non-conflictuelle et comment on est trop formatés par les fictions qu’on voit ou qu’on lit partout. Toujours le même schéma, avec un héros qui a une mission, un combat à mener, une menace à éliminer, une belle à sauver. Il se paumait dans des exemples qui ne parlaient à aucun des djeuns : « Prenez Star Wars, le premier, enfin, le quatrième mais celui qui est sorti en premier, il y a tous les éléments, on dirait un catalogue, le jeune et sa quête, le vieux mentor, le pire méchant qui soit, et la princesse à secourir, une vraie caricature et… »
Même moi j’ai décroché. Pourtant, des livres j’en ai lus plein, et pas que des mauvais. Il faut bien qu’il se passe quelque chose dans une histoire, sinon c’est chiant. Mais Antoine, justement, il affirmait que non, c’était une question de talent de l’auteur. Il fallait oser sortir des schémas faciles, se détourner des trucs qui marchent à tous les coups, prendre le risque d’essayer de raconter autrement. Sinon, il disait, on façonne les imaginaires, on pré-scénarise les réponses aux crises dans la population. « Il n’y a plus qu’à désigner l’ennemi, et tout le monde est prêt à se battre, comme si c’était la seule solution. Il faudrait écrire d’autres histoires pour rappeler à chacun qu’il y a toujours plusieurs solutions, plusieurs choses à faire face à chaque situation, plusieurs… » Il était tout énervé à parler tout seul, avec de grands gestes, les cheveux en bataille. Une vraie caricature, comme il disait.
Il a fini par se taire pour boire un coup à sa bouteille. Les autres parlaient entre eux ou se bousculaient pour se faire tomber des chaises, complètement à côté du sujet. Ça m’a presque fait mal pour lui. Mais non, tranquille, comme s’il avait l’habitude du désastre, il a repris le cours de son atelier.

Voilà, c’était le début du chapitre Trois (il y a un chapitre Zéro). Prochaine tâche : faire relire, améliorer et trouver un éditeur. Facile…

En parallèle je lis Un Jardin de sable, de Earl Thompson, traduit par Jean-Charles Khalifa chez le très estimable Monsieur Toussaint Louverture.