Comme ça s'écrit…


Le temps des arbres

Posted in Vittérature par Laurent Gidon sur 30 juillet, 2018

Nous avons planté dans le jardin un arbre qui n’a rien à faire là.
Il provient d’une région lointaine, presque tropicale. Après quelques années à végéter comme une baguette surmontée de branchettes en plumeau, il a soudain grandi, grossi, poussant des branches vigoureuses depuis un tronc devenu solide comme ma cuisse.
Il a trouvé sa terre, comme l’on dit ici, façon de reconnaître que l’endroit lui convient. Pas seulement la richesse de l’humus, mais aussi l’eau du ciel, l’ensoleillement, l’alternance des saisons et des températures, l’affection des vivants.

Chaque année il produit des milliers de fleurs roses que le vent emporte après quelques semaines. Je ne vois jamais d’insecte ou d’oiseau les butiner et je me demande à quoi sert cette floraison qui me semble excessive. Cherche-t-il à se reproduire à des milliers d’exemplaires ? Pas une seule pousse n’est sortie de terre en dix-sept ans (l’âge de mon fils pour la naissance duquel il a été planté).
Peut-être lui faudrait-il un autre arbre de la même espèce.
Peut-être toutes ces fleurs sont-elles un appel, un message, la bouteille à la mer d’un naufragé sur une île lointaine, hospitalière certes, mais déserte de tout compagnon.
D’autres arbres l’entourent, des arbres d’ici : sans doute ne parlent-ils pas la même langue.
Nous avons planté aussi, de l’autre côté de la maison, un arbre étranger qui provient à peu près de la même région du monde. Il faudra à ces deux-là un certain temps pour se rejoindre et communiquer par le réseau de leurs racines. L’année du contact, peut-être n’aurons-nous plus de fleurs roses, ou seulement moins.

Aujourd’hui le vent souffle fort. Loin là-bas je le vois agiter un bosquet de hêtres, d’érables, de frênes peut-être aussi. Des arbres locaux qui communiquent sans entraves.
J’entends des branches mortes qui tombent.
Le vent nettoie les arbres. Il secoue leurs vieilles cellules et leurs parasites.
Il les masse avec ce qui nous semble de la violence mais leur paraît peut-être douceur ou tendresse. Le temps des arbres étire tout, même la tempête.
C’est l’occasion pour eux de se toucher les uns les autres, de se saluer en s’effleurant, de croiser des effluves. Un bref langage corporel qui vient compléter leurs longs dialogues racinaires.
Quand le vent se renforce il pourrait les déraciner s’ils étaient isolés. Mais appuyés les uns sur les autres ils se soutiennent et ne font qu’en profiter pour se parler du bout des feuilles, se caresser, se connaître plus intimement. La tempête ne les effraie pas comme nous, au contraire. Au pire elle leur permet de mieux se connaître. Ils sont là pour durer, ils se la raconteront plus tard, lors de la prochaine.
Puissent les tempêtes à venir nous aider à mieux nous connaître et nous inciter à nous parler autrement.

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Pendant que les arbres chuchotent, je lis (bien sûr) L’Arbre du pays Toraja, de Philippe Claudel.

Ici : un slogan

Posted in Non classé par Laurent Gidon sur 19 juillet, 2018

Cette nuit j’ai fait un rêve étrange où un jeune homme présentait un court-métrage militant censé emporter l’adhésion sur un sujet controversé mais important. Je ne me souviens plus ni du sujet ni du slogan qui résumait son idée, mais je me souviens que je critiquais son slogan comme étant une interdiction de penser.
Un slogan bien troussé confisque la réflexion. Il impose une réponse dotée d’un impact émotionnel suffisamment fort pour qu’on y adhère sans avoir à être convaincu rationnellement.
C’est d’ailleurs étymologiquement prouvé : le mot slogan vient du gaélique écossais sluagh-ghairm signifiant « cri de guerre ». Il n’y a pas mieux pour emporter l’adhésion sans réflexion jusqu’à la mort.


Des gestes peuvent avoir valeur de slogan. Comme celui de Atla, activiste environnementale qui démolit les lignes électriques en Islande pour contrer l’expansion de l’industrie de l’aluminium. Certes, ce n’est qu’un personnage d’un film (Woman at War), mais justement le film choisit de traduire l’ambiguïté du slogan en tant qu’acte de parole : ce que le personnage fait a confisqué sa réflexion et n’est perçu par le reste de la société que comme une agression.
En me réveillant après mon rêve, j’ai repensé au slogan que j’avais pondu en soutien aux grèves SNCF :

Cesser le travail, partager ce qu’on a, regarder les riches tomber.

Tout de suite on m’est tombé dessus en mode « qui va payer mon loyer, qui va nous donner à bouffer, qui va vider les poubelles, qui va soigner les malades… »
Confiscation de la pensée : mon slogan empêchait de réfléchir sur les termes « partager ce qu’on a ».
Partager ce qu’on a si on cesse de travailler, c’est avant tout partager du temps. Le consacrer à ce qui est utile ici et maintenant. Alors que l’argent nous donne accès à l’ailleurs et au plus tard.
Les deux ne sont pas incompatibles. Nos choix collectifs nous ont juste conduit à privilégier l’argent, l’ailleurs, le plus tard, mais aussi l’autre en tant que réservoir de travail toujours accessible.
Ce que je ne fais pas, je paye un autre pour le faire à ma place… jusqu’à ne plus rien faire du tout, en tout cas rien d’utile. Certes, des activités rémunérées ont toujours une grande utilité, du boulanger au médecin. Mais combien de bullshit jobs (voir ce qu’en dit Graeber), de traders ou de planificateurs média en proportion ?
Cesser le travail et partager ce qu’on a, c’est donc se recentrer sur l’utilité propre de chacun, sans pour autant abandonner ce que l’argent permet en termes d’extension du domaine d’action. Et c’est là qu’il y a matière à réflexion. Désolé d’en avoir tiré un slogan confiscatoire.

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J’ai lu beaucoup depuis le dernier post, notamment Millénium Blues de Faïza Guène.