Comme ça s'écrit…


La vie surf

Posted in Vittérature par Laurent Gidon sur 8 juillet, 2014

Regardez-le sur sa vague : il se redresse d’un coup de rein, glisse, accélère, cherche la plus grande pente, revient vers la mousse bouillonnante pour retrouver l’épaule là où elle pousse le plus, redescend, remonte encore, et puis sort par le haut, abandonnant le monstre à son explosion de colère devenue impraticable.
Cela dure peut-être cinq secondes, c’est du surf. C’est intense, c’est la vie. Et pourtant ce n’en est que l’écume, ce qui se voit. Il y a autre chose, ainsi va la vie.
Vous pouvez vous entraîner sur une planche au sec, enchaîner des manœuvres délirantes de radicalité, devenir aussi affûté qu’un rail de thruster, vous ne ferez pas de surf.
Parce que, comme la vie, le surf commence ailleurs, avant d’être sur la vague.
Il faut déjà ramer pour rejoindre le line up, l’endroit où l’on se retrouve tous, chacun assis sur sa planche, de l’eau aux genoux ou jusqu’aux épaules selon le volume du flotteur, pour attendre la prochaine vague. Ramer, c’est se tirer sur l’eau à la force des bras, passer les barres d’écume successives un peu comme autant d’épreuves d’initiation, une sorte d’enfance du surfeur, pas encore debout, même pas à quatre pattes. C’est à la portée de tout le monde et d’ailleurs tout le monde y passe, mais c’est dur, très dur même quand on manque d’entraînement. Certains s’en sortent mieux que d’autres, évitent les plus gros déferlements par le côté – on dit qu’ils ont du nez ou de la chance – ou par en-dessous en acceptant de plonger. Cela s’apprend, il faut passer par là.
Ensuite il va falloir se placer. Là où ce sera le meilleur, le plus gros, le plus puissant, avec le plus de chances de saisir une bonne vague. Au milieu des dominants, de ceux qui osent et de ceux qui se sentent prêts à s’y faire une place. Ou un peu plus loin, plus près du bord, à droite, ailleurs, là où les vagues sont plus fantasques, irrégulières, mais aussi où la concurrence est moins rude. On en aura moins, mais on sera chez soi, on fera sa vie à soi.
Après, il faut encore attendre. Mais pas attendre sur place, à l’arrêt, au repos. C’est une attente dynamique. On cherche au moins à rester sur l’endroit choisi, à contrer le courant qui nous entraîne, le vent qui nous rabat, les vagues qui nous chahutent. On tente aussi de juger la prochaine série sur quelques indices, maigres et lointains : une ondulation, un friselis… Puis de ramer jusqu’au point probable, espéré, de la meilleure vague. Parce qu’il faudra être celui qui sera le mieux placé, le plus proche du pic, cet endroit magique où la vague se creuse juste avant de déferler. Il faudra y être avec un peu d’avance, pour prendre de la vitesse et se jeter dans la pente sans qu’elle ne nous casse dessus, mais pas trop tôt sinon elle nous passera mollement sous le ventre. Et il faudra y être seul, ou au moins le premier, pour faire respecter son droit de priorité. Une vague pour une planche, pas deux.
Enfin, après avoir trouvé le bon endroit, saisi le bon moment, jugé la vague et s’être calé sur le bon timing, après avoir vérifié que personne n’est mieux placé, enfin seulement pourra-t-on tenter ces quelques secondes d’intensité manœuvrière, cette décharge d’adrénaline qui justifie tout le reste, ce plaisir si bref qu’il laisse forcément accro. Avec de la chance, ce sera réussi. De toute façon, on pourra recommencer. On en veut.
Le surf ne sert à rien. La vie non plus. Il ne s’agit pas de gagner, d’être vu, de réussir. C’est une sensation.
Devenir riche, produire, sauver des emplois, gagner la compétition de l’économie mondialisée, se battre pour ses droits, rétablir un semblant d’équité entre les loups et les tondus… Où est le surf là-dedans ? Où est la vie ?

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Lorsque je n’étais pas sur ma planche, j’ai lu Les Pilleurs d’âmes que m’avait dédicacé l’ami Laurent Whale. On pourra me taxer de favoritisme, mais j’ai bien aimé.

Là où sa casse, ça passe !

Là où ça casse, ça passe !