Comme ça s'écrit…


Aimez-vous Chet Baker ?

Posted in Admiration par Laurent Gidon sur 30 Mai, 2011
Tags: , ,

C’est un film israélien d’Eran Kolirin sorti en 2007. On y suit un orchestre de cérémonie de la police d’Alexandrie invité à jouer dans un festival en Israël. Une erreur de prononciation à la gare routière les envoie dans une ville perdue où personne ne les attend.

Non, en fait c’est une conférence des Imaginales 2011Ayerdhal annonce qu’il lance sa maison d’édition numérique et que la chaîne de production du livre qui inféode les auteurs à une conception capitaliste est morte. On va enfin pouvoir respirer.

Non, c’est bien un film qui fait se rencontrer les inrencontrables arabes et israéliens sans jamais mentionner le fait qu’il pourrait y avoir un problème entre eux, ou même une légère incompréhension culturelle.
Pourtant je crois que j’ai envie de parler de l’idée de Yal, et de sa position assez radicale. Dans la même conf, Stéphane Marsan (éditions Bragelonne) expliquait et justifiait son chiffre de 21 000 ventes numériques par le fait que, bien sûr, ils avaient publié beaucoup de livres. Et il a raison : la chaîne du livre vit sur la quantité. L’éditeur en publiant 10 nouveautés par mois, le distributeur en plaçant les offices de 10 éditeurs et le libraire en exposant les 100 nouveautés de 3 ou 4 distributeurs. Sur la masse, même s’il ne se vend que 4 ou 5 exemplaires de chaque livre, chacun y trouve son compte.

Ce qui n’est pas le cas des musiciens égyptiens et de leurs hôtes israéliens, tous différents, tous uniques, tous occupant leur temps à leur rythme, et qui pourtant arrivent à se rencontrer dans des bulles temporelles accidentellement contiguës.
Excusez-moi, je voulais dire : ce qui n’est pas le cas des auteurs, qui ne peuvent pas écrire quatre ou cinq livres par mois dans l’espoir que, sur l’ensemble, ils arriveront à trouver quelques lecteurs pour chacun et donc à rentrer dans leurs sous. L’auteur, à quelques exceptions près – quand son livre devient un produit de masse pour quelque raison que ce soit – n’est pas dans cette logique de flux.

D’ailleurs, dans le film, le flux s’arrête. Les musiciens finissent le voyage à pied. On en voit bien un monté sur des patins à roulettes, mais incapable de quitter la rambarde au bord de la piste. Non, ils s’arrêtent, assis, et attendent que quelque chose se passe pour les tirer d’affaire.
L’auteur, lui, ne peut pas attendre indéfiniment. Il faut qu’il se demande s’il doit vraiment continuer d’alimenter ce flux d’obédience capitaliste pour le seul plaisir d’être parfois invité à des salons. Ou qu’il se demande s’il ne peut pas réfléchir un peu à l’avenir de ce qu’il écrit. Et, comme dans le film, ce qui peut le tirer d’affaire c’est la rencontre. Comment on va à la rencontre du lecteur, le seul autre qui compte, alors que tout auteur ayant un peu de jugeote se demande d’abord comment rencontrer un éditeur ?

L’approche d’Ayerdhal, consistant à se passer du problème grâce au contact direct qu’offre le numérique, est une voie. Aujourd’hui, en apposant sa « marque éditoriale » sur des livres numériques qui passeront directement de l’auteur au lecteur, il peut clamer : « publishers, distributeurs, diffuseurs, libraires, on n’a plus besoin de cette chaîne-là, vous n’existez plus ! » Comme semblent inexistants les militaires, policiers, politiciens, terroristes et dresseurs de murs dans le film d’Eran Kolirin. On peut se passer d’eux et raconter l’histoire autrement. Une histoire où le violoniste joli cœur de la bande demande « Aimez-vous Chet Baker ? » avant de sortir sa trompette et de partir dans My funny Valentine. Oui, on aime Chet Baker. D’ailleurs, le chef d’orchestre rigoriste et paternaliste a tous ses enregistrements. C’est plus qu’un gag : la vraie révélation du film sur la nature cachée de l’autre.
Qui va coucher avec Ronit Elkabetz ? Qui va être publié par Ayerdhal ? Qui va avoir de quoi bouffer en écrivant ? Qui va réussir à jouer de la musique en terre dite ennemie ? Je vous laisse le découvrir en regardant le film ou en suivant l’aventure de Yal.

Chet Baker est mort dans une sorte de misère financière et psychologique. Pourtant ,ses enregistrements font perdurer l’émotion qu’il savait transmettre de son vivant, et les industriels de la musique continuent de gagner de l’argent dessus.
Aimez-vous Ayerdhal ? Aimez-vous lire ? Alors trouvons des façons de partager écriture et lecture sans laisser mourir les auteurs. Un auteur ne meurt pas forcément comme un trompettiste, en tombant d’une fenêtre, mais tout simplement en s’arrêtant d’écrire pour vivre autre chose, en direct avec d’autres gens.

D’ailleurs, en lisant la chronique d’Olya sur Djeeb le Chanceur, vous verrez que la rencontre auteur-lecteur ne réussit pas toujours. C’est la magie du direct…

Chet Baker en 1983 – Photo Michiel Hendryckx

« Rhâââl ! » que je n’ai pas écrit

Posted in Textes par Laurent Gidon sur 28 Mai, 2011

Une superbe série d’interviews publiée par le site du Monde demande à des écrivains quel livre ils n’ont pas écrit. A part Djian qui se la pète un peu, tous ont un texte à commencer ou à finir quelque part.
Ce qui me donne envie de répondre à la question que personne ne m’a posée (à part Isabelle Lerein, du Pré aux Clercs) : dis donc, pourquoi que tu n’as pas fini d’écrire Rhâââl ! ?
Rhâââl ! Le projet qui m’a occupé pendant plus de six mois l’an dernier. Tout commence avec Célia Chazel aux Imaginales 2010. On se croise, on se connaît (elle a publié Djeeb le Chanceur lorsqu’elle travaillait pour Mnémos), elle me parle de son nouvelle employeur pour lequel elle cherche des projets d’auteurs français. Vu que savoyard c’est français, je lui propose un ou deux trucs, des idées vagues, elle ne dit pas non, me propose de préciser.
Dans le train du retour, je lis Chien du Heaume. Et tout en lisant, des situations et des personnages se mettent en place dans ma tête. Sans rapport avec la lecture, mais comme ce livre est tout ce que j’ai sous la main, je note toutes mes idées sur les dernières pages blanches. Puis sur celles qui le sont moins, dans les marges et les en-têtes. Dix pages passées au stylo vert, le seul que j’avais.
Ce qui me vient, c’est l’histoire de ces trois peuples qui se partagent un territoire, sans heurt. Ils ne connaissent pas la guerre ni la violence. Les Sylves vivent dans de vastes forêts l’été et dans des cavernes l’hiver, occupés à éduquer leurs enfants dotés jusqu’à leur puberté de pouvoirs surnaturels féroces. Les Eléanthes ont construit de superbes cités dédiées à l’art et s’occupent principalement à développer leurs talents dans diverses disciplines, chacun cherchant à faire gagner sa guilde lors de joutes artistiques qui décident de l’attribution des pouvoirs politiques. Le Grainds vivent eux dans des fermes états et se consacrent à l’exploitation collective de la terre, se livrant une sorte de compétition de productivité entre fermes. Au milieu de tout cela circulent les Vargues, nomades commerceurs ou volarmeurs selon les occasions, qui tissent des liens discrets entre les peuples. L’histoire commence lorsqu’un groupe de volarmeurs enlève un bébé Sylve à sa naissance, pour répondre à une commande secrète d’une ferme Graind qui compte exploiter ses pouvoirs à venir pour gagner en productivité.
Le livre devait se développer en trois phases espacées de cinq ans, et suivre la façon dont les peuples vont apprendre le conflit, développer l’art de la guerre, affiner leurs techniques et leurs stratégies, jusqu’à un embrasement final provoqué par Rhâââl (le bébé enlevé, devenu une fillette sauvage puis une jeune fille perturbée par la coupure avec son peuple d’origine) avant qu’elle ne perde ses pouvoirs.
Célia Chazel n’accroche pas à ce synopsis. J’aurais peut-être dû lui faire confiance. Je décide pourtant d’écrire ce truc qui me plaît bien. J’en parle d’ailleurs à une autre éditrice, rencontrée aussi à Epinal. Isabelle Lerein accroche tout de suite. Nous parlons même de contrat. Il ne me reste plus qu’à écrire le livre.
Et c’est là que tout se met à foirer.
A force de dire que je n’arrive pas à écrire des histoires dont je connais la fin, cela se produit en vrai. On ne fait jamais assez attention au pouvoir des mots. Pourtant, la rédaction commence tambour battant. Je vais vite. Trop vite même : je saute d’un peuple à l’autre, d’un style à l’autre, d’une époque à l’autre, faisant confiance au lecteur pour combler les ellipse. Après avoir lu les premiers chapitres, Isabelle me dit qu’il faudrait développer certaines choses. Je passe outre : tout s’éclaircira plus tard, c’est l’histoire qui mène, et elle cavale.
Mais je commence à douter. Le livre s’éloigne de plus en plus de ce que je voulais en faire. Les personnages virent aux pantins pérorant, sans rapport avec les êtres nobles dont je voulait raconter les déboires. Ils m’échappent pour retomber dans les guéguerres mille fois lues ailleurs.
Le doute se concrétise quand je perds les deux tiers du travail dans une fausse manip irrattrapable : en croyant mettre à jour mes diverses sauvegardes, je remplace partout le fichier le plus récent par le plus ancien, celui du tout début. Une bête erreur de dates.
C’est sans doute un signe. Je demande un délai supplémentaire à Isabelle, pour reprendre le travail à zéro et remettre mes personnages sur la bonne voie. Pendant plusieurs mois, cela va être une lutte presque à mort entre eux et moi. Chaque nuit, dans mon lit, je travaille les scènes dans ma tête. Jusqu’à deux ou trois heures du matin. Le lendemain, hagard, je tente de jeter ces illusions sur le clavier. Rien à faire, le truc m’échappe et vire toujours au grotesque. J’efface plus que je n’écris. Je tape jusqu’à dix-sept version d’un chapitre. J’en perds le sommeil. Cela me bouffe. Plus moyen d’écrire autre chose. Plus moyen d’écrire Rhâââl ! d’ailleurs : rien ne me satisfait. Je sabre, jette, efface, recommence, pour rien. Je deviens fou.
Jusqu’au jour où, épuisé, j’avoue à Isabelle que je n’y arriverai pas. Sa déception me donne presque envie de m’y remettre. Ma femme me l’interdit. J’ai l’œil vitreux, des semaines de sommeil en retard, des clients à bout de patience…
Un jour, peut-être, je m’y remettrai.

Pour que tout cela ne soit pas en vain, voici le début. Enfin… une version du début.

Rhââl ! première époque : les contours

Chapitre 1

Troisième lune de la saison de neige
Creux Sélène

La lumière de la lune ne pénétrait pas jusqu’au fond de la caverne. Froide, elle ricochait sur les lambeaux de neige accrochés à la falaise. Et dessinait des ombres bleues autour des silhouettes qui approchaient par le sommet. Les pieds chaussés de cuir crissaient, les souffles libéraient une buée éreintée, quelques armes mal arrimées aux harnois cliquetaient. Pas de rage ni d’agressivité dans les grognements, mais une lassitude alourdie par la nuit et la tension du corps avant l’assaut. Cela, c’était dehors.

Dans l’obscurité des profondeurs, les adultes s’étaient levés. Endormis, les enfants n’auraient pas peur de leur absence. Et puis l’un d’entre les grands Sylves restait veiller. Les autres quittèrent la salle des feux et s’enfoncèrent dans les anfractuosités. La lune ne les atteignait pas, mais ils sentaient son lever. Ils le sentaient encore, malgré leur âge avancé qui les avait détachés des forces vives environnantes. Seul leur lien avec la mère Lune demeurait. Comme tous les Sylves, de tous les Creux, ils partageaient cette nuit leur allégeance au visage lumineux, doux, serein, qui parcourait les cieux en les regardant. Pendant que les enfants vifs dormaient, les adultes répondaient à l’appel. Engourdis par l’hiver, leurs pas manquaient d’énergie. Pourtant, ils obéissaient.
Plus que les autres encore, Skria se trouvait lourde. Le temps était venu pour elle. Trois femmes Sylves avaient déjà été libérées, les nuits précédentes. D’autres restaient dans l’attente. Skria n’était qu’une des porteuses de vie en cette saison de neige. Aussi n’avait-elle rien dit : chacun savait et se préparait en silence, dans le partage. Depuis la mi-journée, son ventre se rebellait. Le soir venu, une chaleur humide sur ses cuisses l’avait avertie de l’imminence. Sans l’appel de Lune, elle se serait simplement éloignée et les autres auraient compris. Ils l’auraient laissée seule avec sa douleur, puis seraient venus accompagner son effort au moment où leur aide aurait été utile. Maintenant, elle marchait en se recroquevillant un peu plus à chaque pas. Pour la première fois, son corps la trahissait. Skria était jeune. Elle avait connu ses premiers plaisirs voici trois saisons de pousse. La germination de ses entrailles ne l’avait pas saisie par surprise : elle savait ne pouvoir l’éviter. Elle savait aussi combien l’attente était longue et douloureuse la délivrance. Sa mère d’âme lui avait expliqué. Pas en une fois, mais à chacune de ses questions. Lorsqu’elle était vive encore, jouissant de son lien particulier avec les puissances de l’eau. Puis lorsque ses premiers sangs l’avaient détachée des esprits de l’onde. Elle savait tout ce qu’il y avait à savoir. L’éprouver en elle cependant se muait en toute autre expérience. Elle n’avait aucun souvenir de sa mère de corps. La Transâme les avait séparées lorsque Skria n’avait que trois ans. Vivait-elle encore, quelque part, dans un autre Creux de l’immense forêt ? Elle seule pourrait lui dire ce qu’elle avait ressenti lorsque Skria avait forcé son chemin entre ses cuisses, vers la lumière. Avait-elle eu peur ? Avait-elle hurlé ?
Une sueur de panique perlait sur son front penché. Skria se suppliait de renoncer. Pourrait-elle retenir en elle ce qui exigeait d’en sortir ? Son corps ne lui appartenait plus, voulait se libérer, pourtant elle crut pouvoir le dompter. Les esprits des eaux sauraient-ils l’aider à retarder encore un peu la déchirure ? Elle avait tant œuvré pour eux pendant la sorcellance de ses années vives. Toutes ces saisons passées à maîtriser ses pouvoirs et ses pulsions ! Toutes ces lunes à honorer son élément majeur, pendant que d’autres se dévouaient aux arbres, aux vents ou aux flammes. Tout ce temps à remplir avec ses frères et sœurs de banc ses devoirs auprès des tutélaires… et en cet instant, si seule ! Pourquoi ? Elle en aurait hurlé. On l’abandonnait, les éléments se détournaient, sa famille du Creux Sélène la laissait affronter l’épreuve, et son corps même la trahissait. Autour d’elle, seulement la nuit et la pierre froide du long couloir qui la menait vers l’horreur. Brûlure dans son ventre. Spasme, crampe, torsion asphyxiante…
Quand, plié de douleur, elle arriva avec les autres au bord de l’œil de nuit, elle eut envie de tourner les talons. De sentir sous ses pieds nus les graviers roulant dans sa fuite. De remonter le boyau de roche pour remonter le temps et disperser la souffrance. De retourner se blottir au creux du bercetronc qu’elle avait quitté voici tant de saisons. Mais, l’appel de la Lune…
Sa clarté tombait sur le gouffre depuis une échancrure dans la roche, loin au-dessus. Bientôt les rayons blancs frapperaient le lac secret. Le rituel débuterait. Chacun se baignerait dans la lumière de Lune. Son visage maternant absorberait toutes les peurs, toutes les douleurs, pour ne laisser que douceur, calme, respect. On s’y laverait, mais on s’y chercherait aussi. Dans ce miroir que leur tendait la nuit, les Sylves, tous les Sylves, se verraient tels qu’ils sont : disséminés en familles libres, dans d’autres cavernes ou d’autres clairières suivant les saisons, mais tous unis. Cette relation entre eux dépassait les pensées ou les sentiments. Il n’y voyaient pas de magie, mais l’expression d’un fait aussi naturel que la pousse d’une feuille ou la tombée de la pluie. Quel que soit l’endroit, un Sylve sous la Lune se sentait lié aux autres, comme s’il les tenait tous par la main. Un lien d’une force sacrée, qu’il était bon de renouer chaque fois que la nuit le permettait. Raviver la sensation d’appartenir au tout de l’espace et du temps, de tenir sa juste place dans le flux de la vie. Être Sylve : faire naître des enfants sorciers, et leur apprendre à donner sens aux forces qui s’exprimaient par eux. Être Sylve : maintenir l’alliance entre les multiples formes de matière et de vivant. Être Sylve : préserver le mystère de l’équilibre et rendre à la Lune tout ce qu’on lui devait. Être Sylve, ensemble.
La Lune donnait le rythme. Sa pulsation lente soumettait les saisons, les corps et les cœurs. Ses fluctuations guidaient les décisions à prendre, les chemins à parcourir. Son silence apaisait les colères transitoires des éléments et du vivant. Sa lumière éclairait les âmes. Vouloir se soustraire à son regard bienveillant était une folie que les Sylves ne comprenaient pas. On savait bien qu’il y avait, par delà les lisières, d’autres hommes qui tentaient de vivre séparés de sa lumière, loin des forces tutélaires. Pauvres peuples qui ignoraient leur erreur et dont il fallait réparer les fautes. Bientôt, les rayons de pure blancheur passeraient par le trou dans la voûte. Bientôt, les Sylves s’avanceraient dans le lac pour se soumettre à la maîtresse de leurs nuits. Bientôt, l’harmonie baignerait la caverne et au-delà. Et partout, dans d’autres Creux de la Terre, à l’abri de l’hiver, des familles entreraient dans cette communion. Un Sylve isolé n’était plus un Sylve s’il négligeait d’y prendre part.

Dehors, le silence se rida de grommellements assourdis. Loin en dessous, l’entrée de la grotte restait masquée sous un ressaut de rocher. Mais quelques lueurs de flammes s’en échappaient et venaient danser sur l’éboulis qui dévalait jusqu’à la plaine. Peut-être des silhouettes en mouvement, impossibles à situer, à dénombrer. Des yeux habitués à la clarté, qui verraient apparaître les assaillants en pleine lumière. Dangereux. On risquait de déboucher sans visibilité, éblouis, sans protection, dans un piège. Une erreur : la première reconnaissance avait mal évalué le terrain. La décision fut prise d’ajourner l’opération. On rebroussa chemin en veillant à ne pas s’écarter des traces laissées à l’aller. L’air sec dépliait les poumons auparavant oppressés par l’approche. Une détente presque joviale, doublée d’une insatisfaction qu’il fallait reléguer au fond des esprits agacés. Laisser parler les corps, allonger le pas, libérer les musculatures serrées de tension. Un homme s’écarta de la file, par réflexe, pour aller soulager plus loin sa vessie. À son passage, un léger pont de neige s’effondra sur sa droite. Le glissement feutré attira son regard. La neige parut s’engloutir dans le sol. D’un appel rauque, il stoppa la colonne.

L’attente approchait de son terme. Skria tentait de se tenir debout, comme les autres, autour du lac. La famille du Creux Sélène formait un cercle lâche dont les liens se passaient de contact. Chacun guettait les premiers reflets directs de la mère Lune dans l’eau pour s’y avancer, et saluer par ses frissons l’expiration du ciel. Skria sentit en elle la caresse des autres. Ils étaient là, tout autour, présent et attentifs. Les douleurs lui pliaient toujours le ventre, mais sa peur se dispersait. Elle avança aussi. L’envie de hurler se diluait dans le froid qui lui gagnait les orteils, les chevilles, les mollets… Pourtant, elle n’avait pas encore touché l’eau. Et puis la glace lui gagna les doigts, les poignets, remonta vers l’épaule, descendit sur son front et sa nuque. Le lac n’y était pour rien ; la Lune n’y pouvait rien : son corps venait d’entrer en guerre. Une contraction plus forte la secoua, tordant sa fine silhouette autour de son ventre rond. Elle recula d’un pas, puis deux, s’assit sur le sol poli par des générations de cérémonies.
Autour d’elle, la famille frémit. Une vague contradictoire agita la centaine d’adultes et d’anciens, perturbés par la double imminence. Le cas s’était déjà produit, et la tension avait chaque fois été forte. Alors que Skria haletait doucement, les Sylves les plus proches se regroupèrent autour d’elle. La tension n’avait pas fléchi : tous conservaient le regard fixé sur l’eau, cherchant les premiers éclats de Lune franche. La jeune femme profita d’une accalmie de son ventre pour se remettre sur ses pieds.
Accroupie, genoux relevés, elle attendit la prochaine bourrasque dans sa chair. Lorsqu’un peu de neige tomba de l’œil ouvert dans le plafond, chacun l’attribua au soulèvement de la naissance prochaine. Tout était lié sous le regard de la Lune. La chute des flocons s’évanouit dans le miroir d’eau. Il n’y eut bientôt plus qu’une ride en cercles s’élargissant jusqu’à venir mourir sur la berge entre les chevilles des Sylves communiants.
Skria se retint de crier lorsque la déchirure atteignit son bas-ventre. Un instant, elle avait espéré que le père de l’enfant serait près d’elle. Mais maintenant, cela n’avait plus d’importance. Elle concentra toute sa douleur et toutes ses larmes dans un grondement de gorge, souvenir de ses années vives. Le son charriait comme dans un torrent de galets ce que son esprit voulait expulser. Pendant que son corps se libérait.
Les Sylves la tenaient maintenant, par la main, par l’épaule, par la hanche. Ils accompagnaient leur soutien de mélopées légères où se croisaient les voix de tous les tutélaires. Chaque divinité était convoquée à l’ouvrage, pour veiller sur les premiers instants de la nouvelle vie. Aucune rancœur ne devait naître d’un oubli. L’enfant naîtrait dans l’harmonie et ses saisons vives ne seraient entachées d’aucun déséquilibre.

Lorsque la tête parut, la première lune frappa le lac. Sauf les Sylves retenus autour de Skria, toute la famille du Creux Sélène s’avança dans l’eau glacée. Une vieille femme s’agenouilla entre les cuisses écartées, tendit les mains. Le trouble créé par chacun s’éloignait de la rive et venait rencontrer les rides des autres, en plein centre. La chaleur des corps autour d’elle sembla pousser le froid hors de Skria. Les rayons de lune se brisèrent sur les vaguelettes, brouillant l’image dans l’eau du plafond et de l’œil. Effaçant le reflet des lourdes cordes déroulées depuis le bord du trou. Skria serra les dents, bloqua sa respiration dans une ultime poussée. La glace qui emprisonnait son corps dans le travail se brisa. Comme le silence.
Le bébé cria. Le groupe autour s’empara de l’air pour chanter sa bienvenue sous tous les tutélaires. Skria libéra un rire de soulagement. Le reste de la famille, de l’eau jusqu’aux genoux, battit des mains en clamant son allégeance à la lune. Les grenades fumeuses sifflèrent et explosèrent au sol, assourdissantes. Aveuglantes.
Quinze guerriers en armes surgirent de l’éblouissement. Ils saccageaient l’eau à lourdes bottes. Ils projetaient la lune à chaque pas, dans leurs éclaboussures. Ils évitèrent les Sylves aux sens brouillés, ne cherchant même pas à les bousculer. Ils se ruèrent vers l’étroit couloir sous le roc, vers la salle des feux, vers les enfants vifs endormis. Ou déjà éveillés, apeurés, paniqués. Le dernier d’entre eux, peut-être plus grand, sûrement plus lourd, s’arrêta devant Skria.

Autour de la jeune femme, ses proches s’étaient resserrés. La vieille avait recueilli le bébé, toujours dans son premier cri. Le guerrier s’avança, sans violence. Les Sylves nus le fixaient du regard. Certains parmi les plus jeunes lancèrent des invocations privées de substance pour libérer des forces vives qui leur étaient à présent hors de portée. D’autres tentèrent un geste pour stopper l’assaillant. À chaque main posée sur lui, l’homme opposait une force souple. Ses mouvements, fluides et lents d’apparence, accompagnaient son déplacement pour repousser les bras, déséquilibrer les jambes, plier les corps. Lorsqu’il arriva devant Skria, il sortit une dague du fourreau. Négligeant un jeune accroché à son dos, il s’accroupit. La vieille voulut protéger le bébé, mais il n’y prêta pas attention. Sans quitter des yeux la face rougeaude et glaireuse du nouveau-né qui lui hurlait au visage, il trancha le cordon d’un coup net. Puis, seulement, il menaça de planter sa lame dans l’œil de la vieille. Qui lâcha l’enfant dans un réflexe apeuré.
Le guerrier rattrapa la petite chose de chair, de sang et de colère, avant qu’elle ne touche le sol. Puis il se tourna vers Skria hébétée.
― Comment l’appelleras-tu ?
La voix assourdie par le casque au groin de fer sembla réveiller la jeune femme. Elle voulut se jeter sur le guerrier. Glissa dans ses propres miasmes coulées de son corps. S’effondra sur la carapace de cuir et d’acier qui tenait son enfant. L’homme ne la repoussa pas. Il abaissa son masque. Sa barbe piquetée de gris, ses yeux tombants, accentuaient la douceur de sa voix.
― C’est une femelle, reprit-il. Alors, comment l’appelleras-tu ?
Le jeune Sylve dans son dos cherchait toujours à le déséquilibrer, à lui dévisser le crâne, à le frapper de ses poings lisses. Le guerrier le négligea, rengaina sa dague et passa une main gantée sur la joue et les larmes de Skria. Elle lui cracha au visage un hurlement de haine où se mêlaient toutes les puissances des eaux de la Terre. Ce râle glissa sur l’armure et partit rejoindre les glapissements de terreur soudain jaillis des couloirs.
― Bien ce sera comme tu dis. Rhââl sera son nom.

Expression libre

Posted in Réflexitude par Laurent Gidon sur 20 Mai, 2011
Tags: , ,

Voilà ce qu’il a dit (c’est traduit, et en plus recopié depuis un site de presse, vous pensez bien que je n’y étais pas) :

« Pendant longtemps j’ai pensé que j’étais juif et j’en étais heureux. Puis j’ai rencontré Suzanne Bier (réalisatrice danoise et juive) et ma joie a passé. Mais ensuite, j’ai découvert que j’étais nazi. Que ma famille était allemande. Et ça aussi m’a procuré un certain plaisir. Comment dire ? Je comprends Hitler. Je pense qu’il a fait de mauvaises choses, oui, mais je peux imaginer sa solitude, dans son bunker à la fin. Attention, je dis seulement que je comprends l’homme. C’est pas vraiment un brave type, mais je comprends de quoi il est fait et je sympathise un peu avec lui. Mais bien sûr je ne suis pas pour la Deuxième Guerre mondiale, je ne suis pas contre les juifs. Je suis de leur côté évidemment, mais pas trop, parce qu’Israël fait vraiment chier. »

Lars von Trier a dit aussi que l’esthétique nazie le passionne. Et en désespoir de cause que, OK, il est un nazi.
Levée de boucliers. Inacceptable, on ne peut pas dire ça, personna non grata… Jusqu’à certains qui affirment sur facebook avoir pu tracer cette idéologie nauséabonde dans l’œuvre de Von Trier, dès Breaking the waves, et se réjouir que l’homme soit enfin pilorisé en compagnie de ses films qui puent.
Ouais.
D’abord, selon moi, on peut tout dire… et en accepter les conséquences. Lars s’est excusé (d’avoir dit ou d’avoir été mal compris ?) et a accepté son éviction personnelle du Festival de Cannes. Prise de conscience, acceptation. Voilà pour la forme.
Pour le fond, je cherche. Je ne sais pas ce qu’il reproche à Suzanne Bier, on va les laisser régler ça entre eux, mais la limiter à sa judéité me paraît stupide. OK, Lars von Trier dit des choses stupides et en pense peut-être. Qui ne le fait pas ?
Comprendre Hitler ? Il n’est pas le premier, et le film La Chute a fait preuve bien avant lui d’une empathie à la fois superbe est nécessaire. Le monstre était un humain, accompagné d’humains, il faut l’accepter et accepter ce que l’on a de commun avec lui. Je comprends Lars.
Israël fait chier ? C’est peu dire, cela remplit les journaux et encombre les programmes d’histoire. Peut-être ne faut-il pas se limiter à l’un des belligérants, et surtout ne pas assimiler les juifs de la Shoah à l’Israël d’aujourd’hui. Le raccourci est bête, facile, digne d’Armadinedjad, mais relève toujours de la liberté d’expression. Une brève plongée dans n’importe quel Café du Commerce en apportera la preuve à tout esprit curieux. OK, Lars von Trier n’est pas plus malin qu’un pilier de comptoir. Je relève seulement que personne ne s’insurge du rapprochement nazi/allemand, comme si tous les Allemands avaient été nazis.
Ce qui m’amène à la passion, que je traduirais plutôt par fascination, pour l’esthétique nazie. Les idées d’Hitler ont-elles suffi à embrigader tout un pays (moins quelques résistants et une forte proportion d’indifférents) ? Je ne crois pas. C’est le pack complet qui a fait le boulot. La voix, le décor, les costumes, la musique… l’esthétique nazie. Cette cohérence totale qui a fait croire à M. Schlutz, honnête buveur de bière bavarois, qu’il serait un peu le maître du monde, ou en tout cas qu’il pouvait le devenir. J’ai eu la chance de jouer un match de rugby a Berlin dans le stade des Jeux Olympiques. J’étais logé dans l’ancien quartier général de Goering. J’ai vécu au quotidien l’effet d’une esthétique qui vous fait vous sentir invincible et vous inféode en même temps à un pouvoir qui vous dépasse. Mais je retrouve la même adéquation d’objectifs et de moyens à Babylone, dans l’Égypte, la Grèce et la Rome antiques, certaines civilisations de l’Amérique précolombienne, certaines périodes dans l’histoire de la Chine et du Japon, et bien sûr à Hollywood entre les années 30 et 50 (tiens ?). Von Trier est plus fasciné par l’esthétique nazie ? OK. Vue son histoire personnelle, je le comprends. L’esthétique totalitaire est fascinante, c’est sa raison d’être.
D’autres s’effarouchent de ses propos ? Je les comprends aussi. Je comprends surtout quelles peurs cela réveille en eux. Être en paix avec ce qui est et ce qui a été demande plus d’efforts que l’indignation réflexe, giclée d’adrénaline de la pensée correcte.
Plutôt que de conspuer ou d’exclure Lars von Trier d’un festival qui l’a déjà honoré, j’aurais envie de me pencher sur l’homme et l’aider à panser quelques blessures encore vives. Sont-elles à l’origine de son œuvre ?
D’où mon envie aussi de le remercier pour ce fardeau qu’il porte et pour les émotions que m’ont offertes ses films, avec une tendresse particulière pour Les Idiots, allez savoir pourquoi…

Edit : voici la conférence de presse en VO, pour que chacun comprenne bien le degré d’ironie, mais aussi de déchirement intérieur dans les propos (un côté fuite en avant pathétique). Notez la fin, pas ou peu reprise ailleurs, où von Trier parle de la tendance à faire les choses à une sacrée échelle que nous avons, « nous Nazis », ainsi que de « solution finale pour les journalistes »…

Un printemps au poêle !

Posted in Vittérature par Laurent Gidon sur 17 Mai, 2011

Nous avons remplacé la cheminée par un poêle. Une bête de pierre qu’il faut apprivoiser. Sa ration de bois se pèse au dixième de kilo, dit la brochure. Nous commençons par l’amadouer avec un peu de palette refendue à la hachette. L’allumage se fait par le haut. Oui, dans cette gueule-là le feu descend. Nous suivons les instructions sans trop y croire. La colonne de pierre baille en attendant l’allumette qui va tordre le papier froissé, tout en haut de la pile. La flamme hésite. Elle cherche l’air quand je referme la porte guillotine de verre. Le tourbillon monte, puis rabat la danse naissante. La cagette ne prend qu’après avoir été bien léchée. Puis le bois dur, qui noircit avant d’expectorer une flammèche.
C’est vrai, ça flambe. Un feu orange occupe tout le foyer et déborde, avalé par le circuit de double combustion. La chaleur traverse le verre immédiatement. Nous nous congratulons : il fallait plus d’une demi-heure à notre vieille cheminée ronflante pour nous faire l’obole d’une vague tiédeur derrière sa vitre cramée de suie.

Il n’y a pas de hasard : bien que nous soyons à la mi-mai, la température extérieure plonge. On a prévu de la neige à mille quatre cents mètres demain. Juste à temps pour tester l’installation. Ce soir, le poêle rayonne. Tout sourit, les enfants, nous, même la maison saoulée de plâtre et de poussière après un mois de travaux. Une sorte de dieu jovial a pris possession du séjour. Une idole taillée à la serpe mais qui cache des appétits de Commandeur. Il se gave de chaleur, toute celle qui ne gicle pas sur nous directement. Il la garde au chaud, dans ses bourrelets d’une roche tirée d’un vieux volcan nordique. Il va nous la rendre toute la nuit, généreux. Moi qui l’avait traité de pierre tombale !

Vivement l’hiver…

Tulikivi, le Dieu chaud venu du froid

Jeudi (après lundi)

Posted in Ateliers par Laurent Gidon sur 5 Mai, 2011

Depuis lundi dernier, toute la presse est unanime pour relater un fait d’importance : on a tué un homme.
Il y en a pour se réjouir, d’autres pour chercher la justice, d’autres encore pour en douter. Bien que ma première réaction aux manifestations de joies enregistrées ici ou là ait été l’effroi, j’ai préféré prendre un peu de recul avant d’en penser quoi que ce soit, ou d’en parler.
Le recul pris, l’effroi demeure : comment peut-on ainsi conditionner soulagement, liesse, justice, à la mort d’un homme ? Certains argumenteront qu’il s’agissait d’un symbole, mais quand même, l’homme sous le symbole…
Et j’ai bien fait d’attendre, parce qu’un livre ouvert mercredi soir m’a donné au détour d’une page un semblant de traduction littéraire de ce que je ressentais. Alors voilà, Erri De Luca, pour la citation épisodique du jeudi.

« Tu cherches à tout prix un saint. Il n’y en a pas, pas plus que des diables. Il y a des gens qui font quelques bonnes actions et une quantité de mauvaises. Pour en faire une bonne, tous les moments se valent, mais pour en faire une mauvaise, il faut des occasions, des opportunités. La guerre est la meilleure occasion pour faire des saloperies. Elle donne la permission. En revanche, pour une bonne action, aucune permission n’est nécessaire. »

Erri De Luca – Le Jour avant le bonheur