Comme ça s'écrit…


L’humain, cette noble entreprise

Posted in Djeeb,Réflexitude par Laurent Gidon sur 21 mars, 2016
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Photo Lewis Hine 1920

Photo Lewis Hine 1920

Le projet de loi dite Travail ne traite pas du travail, mais de l’entreprise. Pas de l’entreprise en tant que telle, mais de la répartition des pouvoirs et du niveau où ils s’exercent. Elle fait accessoirement de l’entreprise le lieu indépassable du travail et en fige l’organisation : il n’y a pas d’alternative.
Comment contester un projet de loi qui proclame garantir plus de droits aux salariés tout en promettant une plus grande compétitivité aux entreprises ? Des droits, de la compétitivité, franchement, ce serait faire preuve de mauvaise foi. On sent pourtant que quelque chose ne va pas, mais quoi ?
Il faut, pour contester, soit pinailler sur la répartition des pouvoirs, soit questionner la nature même de l’entreprise, ses objectifs et en conséquence les conditions de son bon fonctionnement.
À quoi ça sert, une entreprise ? Qu’est-ce qu’on en attend ?
Des produits et services utiles ou au moins utilisables en tant que consommateurs ou usagers.
Des salaires, si on est employé, avec des perspectives de carrière, donc une certaine pérennité.
Des succès visibles qui font bien sur le CV si on est dirigeant.
Des emplois si on est politique ou au chômage.
Des taxes si on est une collectivité locale, donc un peu de profit.
Des dividendes ou autres revenus si on est actionnaires ou détenteur de parts.
Une certaine innocuité des produits si on est client et du fonctionnement si on est voisin du site ou simplement un être humain vivant sur cette planète.
A priori, ces différentes attentes ne sont pas incompatibles. Elles concourent même toute à ce que l’entreprise soit viable, utile, pérenne et sans danger.
Alors pourquoi le projet de loi dite travail (mais aussi tout le code du travail) se fatigue-t-il à définir ou réformer les différents pouvoirs à l’œuvre ? Ne serait-ce pas à cause de l’organisation qui prévaut dans la plupart des entreprises, laquelle organisation sépare artificiellement les intérêts et donne la quasi intégralité des pouvoirs à un seul type d’attente ? Selon des économistes atterrés, le projet de loi constitue une rupture majeure : « Cette rupture vise à un affaiblissement sans précédent des rapports de force du salariat vis-à-vis du capital.« 
À la tête de l’entreprise, des gens compétents, informés, hautement engagés (l’entrepreneur prend des risques, lui, Monsieur !) et donc incontestables dans leurs attentes de performance, de productivité, de compétitivité et de profit.
En dessous, des gens moins compétents, moins informés, moins engagés – forcément, sinon ils seraient à la tête de l’entreprise, n’est-ce pas ? – et donc très contestables dans leurs basses attentes de rémunération et de confort au travail.
Les uns ont le pouvoir, les autres ne peuvent que négocier les miettes.
C’est dit dès l’exposé des motifs : « Une place sans précédent est donnée à la négociation collective. Le rôle de la loi, qui reste essentiel, est recentré sur ce qui est strictement nécessaire à la protection de l’ordre public. » Rappelons que, dans les conflits liés au travail, la protection de l’ordre public consiste à faire donner la troupe.
Affirmant réformer le travail, le projet de loi dite travail ne fait que renforcer cette hiérarchie des pouvoirs et des intérêts dans l’entreprise, la plaquant sur une réalité beaucoup plus complexe où chacun aurait intérêt à œuvrer dans le même sens.
Il n’y aura pas plus de fluidité, plus d’harmonie, plus d’efficacité, mais au contraire plus de divergences, plus de conflits, plus de blocages le long de cette frontière arbitraire des pouvoirs et des intérêts.
Il sera facile alors de faire porter la responsabilité sur ceux dont les attentes sont les plus floues, les plus diverses.
Face aux dirigeants qui, oubliant leurs intérêts de consommateur ou de citoyens, savent ce qu’ils veulent et savent le demander (plus de liberté d’action, moins de charge), les revendications des employés paraîtront toujours corporatistes, colériques et coûteuses.
On fera donner la troupe.
Et l’humain, cette noble entreprise ? Comme le stipule  l’article 1er du projet de loi dite Travail : «Les libertés et droits fondamentaux de la personne sont garantis dans toute relation de travail. Des limitations ne peuvent leur être apportées que si elles sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché.»
N’y a-t-il pas meilleure formulation pour séparer les droits de l’humain et les intérêts de l’entreprise ?

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Pendant qu’on nous enfume pour nous faire oublier que patrons et employés ont les mêmes intérêts fondamentaux, je me régale du gouleyant La Septième Fonction du Langage de Laurent Binet (merci Laurent, c’est du bon).

Et quitte a parler bouquins, voici quelqu’un qui parle très bien d’un des miens, non en disant du bien (encore que) mais en exprimant ce que sa lecture a produit sur elle : « Je pense que seul le temps pourra ou non confirmer le résultat de l’agitation intérieure qui m’anime depuis que j’ai bouclé ma lecture. […] sachez que je me retrouve aussi remuée et ensorcelée que les spectateurs à la fin de la prestation du grand Djeeb le chanceur. « 

Chat qui chasse, temps qui passe

Posted in Vittérature par Laurent Gidon sur 18 mars, 2016

Le chat vient de manquer un oiseau sur la terrasse. Il regarde le volatile sauter la haie à tire d’aile, puis tourne en rond, se couche sur place, l’œil aux aguets.
Son museau a beau être inexpressif, je ne peux pas m’empêcher d’y lire la déception et l’attente. Le chat y a cru un instant, ce bref instant pendant lequel il tortille des fesses en miauloutant avec un claquement de dents saccadé, avant de bondir.
Le chat n’a pas faim, sa gamelle est pleine de croquettes, mais comme la proie est là quelque chose le pousse à chasser. C’est du présent. Il ne sait pas ce que sera demain, alors il chasse.
Pourtant, le temps existe pour lui… Il attend sur la terrasse un moment, ses oreilles aiguisées suivant les bruits vivants tout autour. L’oiseau était là ; le chat imagine peut-être qu’il y reviendra dans un plus tard mal défini, mais existant.
Chat 002Et puis il rentre se recoucher en rond sur son fauteuil. Demain existe comme un rêve flou peuplé de croquettes et de câlins. Une confiance bien apprise.
Chaque matin la porte s’ouvre, les caresses pleuvent, la gamelle se remplit. Le chat le sait, il y croit et supporte très bien sa défaite face à l’oiseau. Ce n’était qu’un jeu, une manche perdue.
Quelle défiance avons-nous apprise du quotidien, pour toujours vouloir amasser, stocker, sécuriser le temps ?
Le temps passe sur nous bien sûr, poussant devant lui un avenir inconnu, mais par quoi sommes-nous conditionnés à le peupler de peurs ? Que peut-il me manquer de si indispensable dans le temps caché qui vient ?
Dans les prochaines minutes, je n’ai besoin que d’air pour respirer. Un vrai besoin, vital. Mon seul vrai besoin, si j’y réfléchis bien. Qu’est-ce qui fait alors que je n’ai pas peur d’en manquer et respire sans crainte ni réserve ?
Plus tard, on verra bien.

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Le temps de regarder le chat j’ai posé le livre que j’avais pris mardi à la bibliothèque : Quand le Diable sortit de la salle de bain, de Sophie Divry. Je le rendrai ce soir, sans regrets.

Hommage ante mortem 2 : Peter Hammill

Posted in Admiration par Laurent Gidon sur 14 mars, 2016
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PH1
Voilà que ça recommence : Keith Emerson vient de mourir et partout les hommages se multiplient. C’est gentil pour ceux qui l’aimaient, utile pour ceux qui le découvrent sur le tard, mais lui n’en profitera plus.
J’ai entendu parler de Keith Emerson pour la première fois quand j’avais 11 ou 12 ans (ceci n’étant pas un hommage de plus, je peux parler de moi autant que de lui). Un vieux – au moins 30 ans – à qui je tentais de transmettre ma passion pour Van der Graaf Generator m’avait répondu qu’il connaissait mais qu’il préférait Emerson Lake and Palmer. Dont je n’avais jamais entendu parler. La honte.
En revanche, j’avais beaucoup écouté Van der Graaf, et surtout son leader, Peter Hammill. Respect aux morts, hommage aux vivants ! (comme pour Neil Young).
Pour moi, la plus belle formation de Van der Graaf Generator repose sur le saxo de David Jackson, les roulements à 5 temps de Guy Evans, les grandes orgues de Hugh Banton, et surtout le feulement de Peter Hammill. Non content de composer à partir de quintes augmentées, l’énergumène est capable de passer du minaudage prépubère au hurlement fou furieux juste parce que son texte le justifie.
Oui, Peter écrit les textes, en plus de jouer de la guitare sursaturée et marteler du clavier. Je me souviens avoir croisé dans mes jeunes année un Anglais à qui j’avais fait écouter Sill Life dans l’espoir de négocier une traduction des paroles. Il m’avait répondu, embarrassé : « c’est pas facile, c’est de la poésie, un peu ».
Non, beaucoup. Et comme toute poésie ça se murmure ou ça se hurle à décrocher les enceintes de la petite chaîne stéréo familiale. Car à l’époque la musique se déchaînait. Maintenant, elle s’acronymise en MP3…
Les disques de Van der Graaf et de Peter Hammill solo étaient arrivés sur la platine par l’entremise d’un copain de classe que je ne remercierai jamais assez (Thierry, encore merci). Fan de la première heure (et d’Alice Cooper) il m’avait quasi forcé à écouter Pawn Heart en affirmant que je n’en reviendrais pas.
Évidemment, je n’en suis pas revenu. Après Thierry, c’est Peter Hammill que je dois remercier aujourd’hui d’avoir été à la source de mes émerveillements.
Moisson VDGGIl avait fallu que je monte à Paris pour m’acheter mes premiers disques introuvables à Annecy. C’était dans un tout nouveau magasin au fond d’un trou, aux Halles. Là et nulle part ailleurs on trouvait, on fond d’un bac tiroir, du Van der Graaf et du Peter Hammill en import. J’y avais claqué ma tirelire, pressé de retourner dans ma province pour enfin écouter ma moisson. Dans le train, j’admirais seulement le Mad Hatter du Famous Charisma Label, anticipant les plaisirs à venir.
Pawn Heart et son explosion radicale (longtemps avant celle du Wall des Floyd), World Record et le fugato de Murglys III, Still Life, l’Arrow tirée toute droite de Godbluff, et l’abri contre toute tempête que constituera toujours My Room.
My Room, justement, complètement à part dans les compositions de Peter Hammill. Une balade qui ne semble suspendue qu’aux variations saxistes de David Jackson, soutenue par une basse et une batterie aussi discrètes qu’indispensables, et surtout dessinée par la voix de Peter, donnant dans les graves retenus avant de monter jusqu’à des cieux que seul le saxo ténor peut encore percer. Ce saxo… Jamais je n’ai entendu un tel son, si moelleux et rond au début qu’on croirait une clarinette. Mais c’est bien un saxo, nous rappelle Jackson, lorsqu’il lui prend l’envie brutale de le faire couiner comme un canard à l’agonie avant de le ramener au murmure velouté. Cette chanson toute simple, avec ses méandres et l’alternance de joie et de larmes qu’elle balance au cœur, m’a toujours servi de spot de repli quand ça chahutait trop dur. Essayez, ça marche. Faites attention, c’est addictif. Quand on y trempe, on reste longtemps mouillé.
Chez Peter Hammill, la complexité n’est pas rebutante, l’intelligence musicale se partage, elle ne se sépare jamais de l’émotion, elle la fait grandir.
Longtemps j’ai cru compter parmi les rares à aimer cette musique que j’avais l’impression de reconnaître par bribe chez Bowie (mais on peut reconnaître toute l’histoire de la musique chez Bowie), chez Genesis, chez Pink Floyd, parfois, et donc chez Emerson Lake And Palmer. Et puis j’ai assisté à un concert de Peter Hammill.
PH2C’était dans les années 90, au Passage du Nord-Ouest à Paris. J’avais dans les 25 ans et Peter déjà des cheveux blancs. J’ai vu, dans cette petite salle à boire et à fumer, des Papis de 50 ans se marcher dessus et s’écraser contre le bord de la scène pour réussir à effleurer la chaussure du maître. Je les ai entendus hurler leur passion entre chaque morceau. J’ai senti la ferveur quasi religieuse qui accompagnait la prestation, guitare sèche et voix ravageuse, jeu de scène limité à un tabouret de bar. Je me suis presque senti jaloux, trahi par ce succès bruyant, ces ventres à bière capables de déclamer des textes d’albums que je croyais réservés à mon seul usage. Je me trompais, bien sûr, mais je l’ai vu et entendu, en vrai. Ça compte.
Voilà, Peter Hammill c’est ça : un gars inconnu du grand public qui, à près de 70 ans, se pointe encore sur scène avec une guitare et un tabouret pour y déclencher des trucs qui vous ramonent de fond en comble.
Il compose encore (plus de 30 albums solo), se renouvelle, continue d’être une star adulée en Italie mais ignorée dans son pays, et souvent encore il réchauffe mon cœur.
Je reviens brièvement à Emerson pour conclure. Écouter Pawn Heart de Van Der Graaf et Tarkus d’ELP est une expérience troublante : la même année de production (1971), la même complexité musicale, les mêmes accords étranges, les mêmes progressions qui tiennent lieu de riffs sans fin… Et pourtant les uns ont connu le succès et rempli des stades alors que les autres n’ont fait que toucher quelques cœurs. Mais en profondeur. Peut-être parce qu’il y a chez Van der Graaf la palette vocale de Peter Hammill. Ce quelque chose en plus qui vous berce au plus près de l’humain. Une voix unique qui vit encore et j’en remercie tous ce que l’univers compte de dieux ou d’astres favorables.
Parce que, se donner la chance de rendre hommage à un artiste vivant, c’est quand même se dire qu’il va continuer à vous embellir le quotidien avec des trucs dont vous – et lui – n’avez pas encore idée. Ça crée, Peter, merci !

PH3

Mise à jour 2021 : un indispensable coffret Van Der Graaf Generator / The Charisma Years 1970-1978 est paru voici quelques mois. 17 CD et 3 blue ray pour s’asperger du parfum capiteux de ces années-là.

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Pendant que Peter Hammill chante encore et qu’au gouvernement on tente de nous faire croire que l’entreprise a plus de droits que l’humain (il faudrait un billet sur ce projet de loi dite « travail »), j’ai abandonné la lecture du nouveau Joël Dicker (j’avais déjà parlé du précédent) pour me consacrer à L’Amour sans visage de Hélène Waysbord.