Comme ça s'écrit…


La prochaine

Posted in Vittérature par Laurent Gidon sur 31 décembre, 2020
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Photo Anne Gerlinger

Ce n’est un secret pour personne, je suis né en l’an 66 du siècle précédent. Pendant toute mon enfance l’an 2000 a été une sorte de phare lointain, le fanal qui attirait tous les espoirs.
Souvenez-vous, ceux de ma génération ou d’avant : nous rêvions de mieux.
Pas de plus, mais de mieux, chacun selon son goût ou son imagination, et tout cela s’appelait 2000.

Aujourd’hui j’ai vécu plus de ma vie d’adulte après l’an 2000 qu’avant.
Avons-nous eu mieux ?
Oui, certainement (Internet et le smartphone, c’est sans doute mieux que le Minitel), et nous avons surtout eu plus.
Certainement aussi, nous avons tous contribué à ce que nous avons eu.
Chacun a joué son rôle, consciemment ou non, pour améliorer, ajouter… ou pourrir le truc.
Rien ne nous est tombé dessus de nulle part.
Même les catastrophes naturelles n’en sont devenues que parce que nous étions sur leur passage.

Vous me voyez venir, n’est-ce pas ?
Que nous souhaiter pour la prochaine, celle qui vient, une de plus ?
Certainement pas plus, mais mieux !
Et surtout un peu de conscience pour voir ce qui va mieux, ce qui pourrait aller mieux, ce qui ira mieux sûrement, dès lors que nous porterons un peu d’attention à ceux qui nous entourent, proches ou plus lointains.
Les prendre pour ce qu’ils sont – d’autres nous-mêmes – et non pour ce qu’ils devraient être ou ce que nous voudrions qu’ils soient.
Pas facile ? Tant mieux !
C’est tout l’intérêt du truc. Sinon, autant s’arrêter tout de suite et laisser la place.

Alors, voici mon vœu pour 2021 : nous pencher les uns vers les autres pour mieux nous redresser.
Les fragiles roseaux que nous sommes ne s’en sortiront pas autrement.

Photo Jean-Marie Vandenbaum

On répare et on repart

Posted in Vittérature par Laurent Gidon sur 25 décembre, 2020
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Une dame d’un certain âge, plutôt bien mise, se fige à l’entrée du salon de coiffure. Elle serre contre elle un petit sac-à-main.
La patronne du salon l’accueille par son nom et l’incite à mettre son masque. La dame semble ne pas comprendre.
« Votre masque, madame Jacquin, il faut le mettre. Vous devez en avoir un dans votre sac. »
La dame ouvre son sac et en sort plusieurs masque qu’elle montre à la coiffeuse. « Mais qu’est-ce que je fais avec ça ? »
La patronne s’approche pour lui montrer comment poser le masque. La vieille dame recule vivement, comme si on l’agressait : « Non, je veux pas voir le docteur ! »
La patronne lui explique calmement qu’elle est chez le coiffeur et qu’elle a pris rendez-vous pour faire sa couleur, mais qu’il faut mettre un masque, c’est obligatoire.
La dame hésite entre cris et larmes. « C’est quoi ces interdictions. Je suis plus à l’école ! »
La coiffeuse ne s’énerve pas, elle lui explique qu’il y a la Covid et qu’il faut juste mettre un masque, « regardez, comme moi ». Elle lui montre le sien, bien posé sur son visage, elle dit que c’est normal, faut pas s’inquiéter.
La vieille dame recule encore, elle se dirige vers la porte comme pour s’enfuir. « Non, vous m’embêtez. Je m’en vais. Je veux embêter personne, je m’en vais. » Elle pleure presque. Non, elle pleure vraiment.
Toujours aussi douce et calme la patronne du salon la prend par l’épaule, lui explique qu’elle n’embête personne, qu’elle doit juste mettre son masque et attendre un peu, assise là, on va bientôt faire sa couleur, comme prévu, elle a rendez-vous, tout va bien.
Les autres cliente se taisent, partagées entre frayeur, compassion et admiration pour la gestion calme et précise par la coiffeuse de ce cerveau qui déraille.

Il y a longtemps que la nature fait beaucoup moins de mal à l’Humanité que l’Humanité ne s’en fait à elle-même. Pourtant, parfois, elle nous met une piqûre de rappel. Une sorte de vaccin contre la tentation de continuer à tous nous esquinter la vie.
Qu’est-ce qu’on peut y faire, sinon accepter la leçon et prendre soin les uns des autres ?

La nature nous a gâtés, cette année. Nous avons reçu plein d’occasions de prendre soin de nous tous.
Des occasions parfois manquées, mais quand même, je me dis qu’il y a eu, toute l’année, des gens qui auraient pu se boucher les oreilles et garder les yeux fermés, mais qui ont fait attention à celles ou ceux qui étaient là, juste à côté, qui avaient besoin d’attention.
Il y a eu des puissants qui n’ont pas abusé de leur pouvoir et ont fait ce qu’ils pouvaient, sinon ce qu’il fallait.
Il y a eu des pulsions et des coups retenus, des colères apaisées, des vengeances oubliées, des revanches pas prises.
Et le reste, le mal qu’on s’est fait, il faudra le réparer, pour avancer.
Comme dit Patrick Boucheron dans le Télérama de cette semaine, on répare et on repart : « par réparation il ne faut pas entendre un retour racorni sur les plaies du réel. »
Voilà. On ne va quand même pas laisser un virus nous racornir l’année qui vient !
Et Joyeux Noël, Mme Jacquin !
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En attendant l’année prochaine j’ai lu La Fille du docteur Baudoin, de Marie-Aude Murail, à l’École des Loisirs.

Le chant des sangliers

Posted in Vittérature par Laurent Gidon sur 10 décembre, 2020
Faudra attendre un peu pour retourner grimper

En montant à la falaise au-dessus de la maison j’aperçois un panneau annonçant les horaires de chasse : lundi matin et après-midi, on prévoit des « tirs sélectifs ».

La semaine dernière (clic) un jeune homme qui coupait du bois a été abattu par le tir sélectif d’un chasseur.
Ce n’est pas pour me rassurer.
Je porte une veste vert fluo et une polaire orange : cette sélection de couleurs m’évitera-t-elle d’être pris pour un sanglier ? Je reconnais ne pas me tenir assez au courant de la mode vestimentaire chez les suidés.

Après deux heures de nettoyage d’une voie au piolet (l’attestation attestant ce déplacement lié à l’activité physique ou aux loisirs individuels) je redescends à la nuit tombante.
N’ayant aucune envie de compter parmi les victimes de tirs, aussi sélectifs soient-ils, je me mets à chanter.
Les sangliers ne chantent pas, hein ? Ça devrait me démarquer un peu.
Sauf que la première chanson qui me vient aux lèvres est signée John Lennon… lequel s’est fait assassiner par balles voici tout juste 40 ans. Mauvais choix.

Alors j’improvise, en variant la scansion et sur un rythme de marche entraînant  :
Messieurs les chasseurs
j’aurais un peu moins peur
si vous aviez l’idée
d’éviter de tirer
Comme vous pouvez
le constater
je ne suis pas un sanglier

(Reprendre ad lib.)

Je vous offre ce petit couplet pour ce qu’il vaut et pour vos prochaines sorties en forêt.

Red Alert

Posted in Réflexitude par Laurent Gidon sur 6 décembre, 2020

Cela ressemble à un canular. En décembre 2019, l’Agence de l’innovation de défense auprès du ministère français des armées à lancé un appel (clic) pour la constitution d’une Red Team qui aurait pour mission d’imaginer et de créer des scénarios futuristes et disruptifs au profit de l’innovation militaire.
Un an plus tard le canular est devenu un projet bien avancé (clic) , impliquant des auteurs de science-fiction, des illustrateurs et des designers.
Oui, des artistes ont accepté cette mission tordue : se creuser l’imagination, non pour pratiquer leur art mais pour donner un avantage concurrentiel à la France dans les guerres à horizon 2040.

Le Français de demain !

La France ? Mais quelle France ? L’esthétique retenue pour la communication autour de ces premiers « scénarios futuristes et disruptifs » semble trempée dans un bain de militarisme totalitaire et permet de mieux comprendre l’idéologie à la manœuvre. Starship Troopers, c’est déjà demain, le second degré en moins !

Starship Troopers : join ze Raid Team !

Comme le précise Alain Damasio dans sa master classe (clic), le propre de la fiction est de pré-scénariser des comportements : en décrivant les conditions des conflits futurs, la Red Team ouvre un frayage mental vers notre adhésion.
Damasio toujours : « J’évite de pré-scénariser de la merde ». Comme de juste, il ne fait pas partie de cette Red Team.

Qu’est-ce qui a pu motiver des personnes normales (j’ai pu croiser et apprécier certaines lors de salons littéraires ou science-fictifs) à s’engager dans un tel projet délétère ?
Au-delà d’un patriotisme viscéral, toujours possible, une nouvelle interprétation de l’expérience de Milgram nous donne peut-être un début de réponse.
Plus qu’à l’autorité, il est possible que les sujets obéissaient à une certaine idée de la science et du progrès pour infliger, sans séquelles psychologiques sur eux-mêmes, une série de décharges électriques à un cobaye hurlant de douleur.
Deux humains sur trois seraient ainsi prêts à violer leurs principes moraux pour la satisfaction d’avoir fait progresser la science.

Cette idée même de la science et du progrès qui incite le Comité d’Éthique (clic) du Ministère des Armées à rendre un avis favorable à la recherche sur le « soldat augmenté », et donc drogué, pucée, implémenté de ferrailles et systèmes divers.
Cette idée toujours de la science et du progrès qui conduit Philippe Starck à claironner « un miracle technologique qui appartient à la magie et au génie de l’évolution humaine »  pour vanter une bagouze de paiement (clic) aussi élégante qu’une American Express Gold portée en sautoir.
Cette idée de la science et du progrès encore, contre laquelle alertaient Yuval Noah Harari (Homo Deus) et Laurent Alexandre (lequel, même si je ne l’aime pas beaucoup, semble parfois avoir été mal compris) et bien d’autres, comme créatrice de deux humanités séparées : les dieux transhumanistes, détenteurs jusque dans leur chair du progrès scientifique et technologique, et les inutiles, définitivement hors course.
On pourrait croire que nous y sommes déjà, et depuis longtemps, vu l’écart technologique entre un mendiant de Calcutta et un Elon Musk. Mais cet écart est réversible, puisque l’un et l’autre partagent la même nature humaine, le mendiant de Calcutta disposant encore d’une chance de devenir un Elon Musk.

Qu’en sera-t-il quand la technologie transhumaniste aura creusé l’écart entre les corps de façon irréversible ?
Et surtout, que se passera-t-il lorsqu’une troisième classe d’humanité aura été conçue : les surhommes de guerre, à la fois augmentés par la technologie et contrôlés par cette même technologie ? Et quand ces sur-soldats deviendront aussi des sur-flics au service du gouvernement ?
Il ne sera plus alors question de pinailler sur la réécriture de l’article 24.
Même les grottes les plus profondes ne nous permettront pas d’échapper au pouvoir de quelques-uns sur tous les autres.

Merci à la Red Team de nous imaginer un scénario de sortie. Vite.

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Étonnamment et par pur hasard je lis Homo Deus de Yuval Noah Harari, dans une version anglaise publiée par Vintage.