Comme ça s'écrit…


À trancher

Posted in Non classé,Réflexitude par Laurent Gidon sur 20 octobre, 2020

À celui qui ne veut pas vivre en paix tout est une arme, les mots, les idées, les lames.

Les élèves de Samuel Paty ont eu la chance d’avoir un prof qui fasse confiance à leur intelligence, à leur libre-arbitre et à leur capacité d’apprendre à penser, même si certains d’entre eux ont la malchance d’avoir des parents qui nient cette même intelligence et ce même libre-arbitre, restreignant toute capacité d’apprendre à penser.

On peut croire en Dieu avec ferveur et sincérité, on peut même penser être en ligne directe avec Lui, mais dès qu’on se plie à quelque religion que ce soit on n’écoute plus que des hommes.

Faut-il que je diffuse ici des caricatures de tel ou tel prophète, juste pour apporter la preuve de ma totale liberté d’expression ?
Je vois bien combien cela provoquerait ceux qui ont déjà le doigt sur le détonateur ou sur le fil du tranchoir, mais je ne suis pas certain de prouver ainsi autre chose que ce qu’on sait déjà : la provocation ne fait que creuser une ligne de partage déjà bien marquée.
Ne serait-il pas plus efficace, pour défendre la liberté d’expression, d’inviter à s’exprimer tous ceux qui se sentent choqués, insultés, bafoués, méprisés, stigmatisés, par n’importe quelle forme d’expression ?
Avoir le droit de répondre aux mots par des mots, voire au dessin par un dessin, voilà pour moi ce que recouvre la liberté d’expression. Interdire l’expression verbale ou écrite de la colère, de la frustration, de la douleur, c’est contraindre ces émotions à s’exprimer autrement.

Rappeler aussi que les lois sur la liberté d’expression et la laïcité protègent d’abord ceux qui sont les plus enclins à les combattre : sans ces lois, il serait facile d’interdire et criminaliser telle expression ou telle religion qu’on estime fauteuse de troubles.
(oui, je sais, c’est déjà un peu le cas)

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Pendant qu’on nous horrifiait, j’ai lu Retour de Service, de John LeCarré, dans une traduction d’Isabelle Perrin. Avec l’âge il me semble que John s’éloigne de plus en plus de l’action pour se concentrer sur la finesse de détail, faisant confiance à l’intelligence du lecteur pour y trouver son intérêt.

Berliner Round 53 : liberté

Posted in Berliner Round,Textes par Laurent Gidon sur 1 octobre, 2020

Dernier chapitre d’un voyage d’un an dans mes souvenirs militaires. Ceux que cela intéresse peuvent reprendre au début ici, ou n’importe où par là. Vous pouvez aussi afficher tous les chapitres en cliquant dans la catégorie Berliner Round (en haut, en vert sous le titre).
Merci à ceux qui ont tenu cette lecture sur 6 mois. Je vais laisser ce feuilleton en ligne quelque temps, avant de le proposer à un éditeur : si vous avez des propositions de corrections à y apporter, lâchez vos com (lol) !

Tout ce qu’il m’en reste

Voilà, je crois que nous avons fait le tour, merci d’avoir suivi jusqu’au bout. Remonter ces traces du passé a été pour moi un voyage de plus de quatre mois, débuté pendant le confinement, parfois éprouvant. Il paraît que la vieillesse est un naufrage, mais la jeunesse peut souffrir aussi de quelques écueils et voies d’eau. Une journaliste célèbre avait réalisé une série d’interviews avec des personnalités de renom en leur demandant : « qu’avez-vous fait de vos vingt ans ? » En ce qui me concerne vous avez la réponse sur plus de trois cents pages, la personnalité de renom en moins.

De cette période je n’ai gardé qu’une boîte de munitions qui m’a suivi dans mes multiples déménagements et qui rouille depuis plus de vingt ans dans le chalet au fond du jardin. Je l’ai rouverte pour l’occasion. Elle contient des trucs étranges dont je me souvenait à peine ou pas du tout. Mes épaulettes (merci Papa), insignes de grade et scratch kaki à mon nom. Des invitations, au bal régimentaire, à déjeuner avec le Général ou le Colonel. Quelques goupilles de grenade, un vieux couteau qui ne me quittait pas alors, une plaquette d’alcool solidifié pour réchaud, une brosse à rangers et deux boîtes de cirage certifiées d’époque. Des cartes postales des écoles de Coëtquidan (mais qui a bien pu acheter cela ?!). Un cendrier d’argent aux armes du 46ème régiment d’infanterie et une plaque commémorative à mon nom, précisant les dates de mon commandement à Berlin sur fond de gravure représentant l’église du souvenir (dite aussi église cassée). Quelques pucelles, mon béret, une paire de gants blancs (?), une photo officielle en grand uniforme, ma carte de Service National, numéro d’immatriculation 86-740-10281. Et aussi, surprise, les papiers de situation militaire de mon père ainsi qu’une petite boîte de bois où j’ai retrouvé ses insignes. Je ne sais plus comment ces reliques sont entrées en ma possession. Tout le reste est souvenir, connexions temporaires entre les quelques neurones alloués à ma mémoire.

Bien sûr, quelqu’un qui aurait vécu les EOR ou Berlin à cette époque-là, voire en même temps que moi et dans les mêmes conditions – les autres aspirants du 46, par exemple –, aurait peut-être une vision différente de ce qui s’y passait et de comment cela s’est passé. Nous pourrions diverger sur quelques détails ou sur l’ensemble, les personnes, les lieux, les situations… J’ai pu me tromper, oublier, reconstruire.

Cela fait plus de trente ans qu’à l’occasion je raconte ces souvenirs militaires, à des amis, à mes enfants : le long polissage du temps et des répétitions à pu les faire évoluer, un peu comme ces répliques cultes de cinéma que l’on répète sans cesse et qu’on est tout surpris de retrouver très différentes lorsqu’on revoit le film. Il m’a fallu vérifier – Internet est mon ami – la topographie de certains lieux (toujours mes soucis de topo) et les données techniques des armes que j’ai utilisées. À ma grande surprise, ma mémoire concernant ces dernières était à peu près exacte. Le rabâchage de Coëtquidan, sans doute. Pour les événements en revanche, surtout ceux qui n’ont concerné que moi, autant m’excuser une bonne fois pour les erreurs et modifications que je leur ai peut-être apportées sans le vouloir. Si cette somme de variations a modifié les souvenirs de ces quelques mois en kaki, c’est seulement dans la lettre, pas dans l’esprit.

Et puis, en écriveur sincère mais soucieux d’efficacité narrative, j’ai aussi pu en raccommoder quelques-uns, reconstituer des conversations que ma mémoire avait perdues pour le bon déroulé de l’anecdote. Il a pu m’arriver de raconter des événements comprenant personnages, dialogues et décors à partir d’une seule trace d’impression fugitive, ceci non pour le plaisir ou le besoin d’enjoliver, mais pour que le lecteur se représente la scène de manière vivante. C’est écrit pour être lu dans le mouvement, pas pour servir de référence historique, encore moins juridique. Et même si cela a pu être parfois refabriqué, ce n’est faux qu’en termes photographiques : les impressions, les émotions et la course des actions sont fidèlement rendues dans l’empreinte qu’elles ont laissée en moi. Reformulées, mais authentiques.

Ainsi donc, chacun aura pu vivre les choses à sa manière, le lecteur d’aujourd’hui comme le témoin d’alors, sans que la contradiction apparente ait une quelconque importance. D’autant que le témoin d’alors peut à son tour donner sa propre version des lieux et du moment : il y a de la place pour tous les témoignages. L’époque était féconde, notre présent l’est tout autant.

La vie m’a conduit jusqu’à aujourd’hui. Elle ne s’est bien sûr pas arrêtée après ces douze mois d’armée. Elle m’en a libéré, pour me confronter à d’autres murs. Je n’avais pas l’impression alors d’avoir beaucoup changé mais je ne me voyais pas poursuivre les mêmes objectifs qu’avant mon incorporation. Pour être honnête, j’avais l’impression de n’avoir aucun réel objectif, et encore moins d’ambition. Il n’était juste pas question pour moi de retourner gagner ma vie dans le marketing.

Un type croisé à la sortie d’un cinéma d’Annecy me propose alors un job de chef d’expédition dans une entreprise qui fabrique du matériel scolaire. Il s’agit d’organiser la préparation des commandes des grandes enseignes de supermarché en prévision de la rentrée des classes. C’est un boulot en équipes, aux trois-huit. On me propose de diriger et j’ai l’impression de savoir faire. Je prends.

Mes gars (oui, mes gars, comme à l’armée) parcourent les allées bordées d’immenses rayonnages dans un entrepôt de stockage, listing de commande en main, poussant une caisse sur trans-palette pour ramener les produits voulus qu’une dizaine de jeunes femmes rangent dans des cartons avant que tout soit étiqueté et chargé en camion. J’apporte mon ghetto blaster pour travailler en musique (rock et jazz à plein tubes), organise des courses de trans-palettes et des concours de porter d’employées, offre des pauses supplémentaires, sors la nuit ou le jour avec les plus résistants, et dors encore moins qu’à Berlin. À de rares exceptions près, j’arrête l’alcool.

Mon équipe ayant un rendement supérieur aux deux autres, on tolère mes excentricités. Lorsqu’un jour le patron fondateur de l’entreprise débarque dans les stocks alors que je fais tourner une jeune fille sur mon épaule, il tique un peu. Je continue ma démonstration, ignorant ses regards de plus en plus courroucés : désolé, mais ici, c’est moi le chef. Le lendemain, je suis viré. Tant mieux ! J’ai bien aimé l’expérience de ce commandement sans grade, mais je ne compte pas y faire carrière.

Deux jours plus tard, une amie m’envoie la liste des agences de publicité parisiennes. C’est un beau cadeau qu’elle me fait. Pas d’Internet à l’époque, pas même de minitel chez moi : pour avoir accès à ce type d’information il fallait compulser les pages jaunes de la région Île de France ou un annuaire professionnel. Sans avoir pratiqué, je connais un peu le monde de la communication tel qu’on me l’a enseigné pendant mes études. Je sais par exemple que le personnel des agences se divise en deux grands pôles : les commerciaux qui manient les chiffres en contact avec les clients, et les créatifs qui jouent avec les idées, les images et les mots. Le commercial m’écœure d’avance. Ne connaissant rien à l’art, au dessin et aux couleurs, il ne me restent que les mots. J’envoie une candidature de rédacteur au bluff dans plusieurs agences choisies au hasard. Un type à la voix de gamin m’appelle dès le lendemain : il m’attend, je dois monter à Paris pour le voir. J’y vais.

Je suis reçu par ce petit gars qui va changer ma vie. Il veut voir mon dossier. Je réponds que je n’en ai pas, puisque je n’ai encore jamais travaillé dans la pub, mais que j’apprends vite. « Ok, suis-moi ! » Il me fait monter dans les étages jusqu’à un bureau où un jeune homme est assis, en train d’écrire. Le petit gars lui dit sur un ton de caprice : « Toi, tu te casses ; lui, il te remplace ! » J’apprécie l’assonance et le sens de la formule. Nous sommes bien dans la pub !

Le jeune homme a quitté le bureau sans demander son reste. Je ne l’ai jamais revu et je n’ai jamais su pourquoi il s’était fait dégager de façon aussi expéditive. Depuis ce jour, je gagne ma vie avec ce que j’écris.

Le 9 novembre suivant j’ai vu, stupéfait, les premiers Est-Allemand passer librement Checkpoint Charlie sur l’écran d’une vieille télé au noir et blanc neigeux dans un petit studio du 17ème arrondissement. La définition parasitée était toutefois suffisante pour que je reconnaisse Willgood et Ractiv parmi les badauds qui les accueillaient du bon côté. Le seul bon côté, le nôtre. Allégresse et soulagement vont nous clore les yeux sur le rouleau compresseur de la réunification, qui sera plus tard qualifiée de pure et simple annexion.

J’ai ensuite partagé quelque temps un appartement en colocation avec Bogoss. Nous avons régulièrement revu Fumette, Poilade, Trainglot et Willgood. Il m’est arrivé avec eux de traverser Paris à cent à l’heure assis sur la portière d’une voiture vitre baissée, revolver au poing et hurlements plein la gorge, pour dégager le passage. Je me rappelle avoir aussi dû négocier une paire de prostituées pour un enterrement de vie de garçon. Nous avons parfois exagéré. Nous n’étions plus couverts par l’uniforme. Heureusement, nos âneries n’ont pas eu de conséquences dramatiques. Le lieutenant Para s’est lui tué dans un accident de voiture idiot, laissant une femme et deux enfants. Depuis, d’autres sont morts aussi, sans doute. Peu à peu les liens se sont distendus.

Nous sommes retournés fêter le 1er janvier 1990 dans Berlin réunifié. On vendait des bouts de Mur à chaque coin de rue, l’esprit avait changé. Pour le mieux sans doute, forcément pour le mieux. J’y suis retourné encore l’année suivante, et puis plus du tout. L’important était ailleurs. Mon père avait encore cinq ans à vivre. J’en ai profité pour renouer vraiment avec lui. Il m’a appris à grimper, nous avons écumé les falaises autour d’Annecy jusqu’à ce qu’il décide que la vie avait assez duré et saute d’un pont.