Comme ça s'écrit…


Encore un peu

Posted in Réflexitude par Laurent Gidon sur 3 décembre, 2018

Un faucon en vol stationnaire au-dessus de la route qui dévale en lacets jusqu’à la déchetterie et la zone commerciale. Je le vois là, chaque fois que je passe de jour, même s’il n’est pas visible sur la photo. Il se maintient.

Le long virage toboggan contourne un champ en pente où l’exploitant cultive fièrement des semences Monsanto signalées au printemps par des panneaux promotionnels plantés en bordure.

C’est dans ce sol ravagé de labours et de pesticides que le faucon traque sa pitance.

D’où il est il peut contempler, dans la vallée, nos victoires sur la Terre : goudron, béton, néons, surproductions…

Son œil de faucon lui permet peut-être d’apercevoir le rond-point de l’autoroute à quelque trois kilomètres – à vol ou regard d’oiseau – où des gilets jaunes campent depuis plus de deux semaines.

Il voit aussi l’aéroport, zone de chasse réservée à des rapaces plus gros, buses, éperviers ou gouffres à kérosène.

Il nous voit nous, nous agiter là-dessous, encore un peu.

Il nous voit espérer que les choses changent et tout faire pour que rien ne change vraiment.

Chacun exige ou revendique quelque chose, ici et maintenant, qui contredit nos espoirs de plus tard.

Que voulons-nous vraiment, et que cherchons-nous à ne pas voir ?

Le faucon bat inlassablement des ailes jusqu’à ce que, en-dessous, quelque chose bouge et l’attire. Quelque chose sur quoi fondre en laissant s’exprimer son instinct. Le passage des voitures ne le détourne pas. Il sait par habitude ne plus réagir à notre humanité bruyante. Nos tracas ne le touchent pas ni ne le font dévier de sa cible.

Quelle sorte de faucons sommes-nous devenus pour nous habituer si bien à ce qui se détruit sous nos yeux ?

Les sols, les plantes, les arbres, les bêtes, les gens, les liens, tout s’effrite et s’efface, gangrené.

Nous savons que cela ne peut pas durer. Cela pourra juste survivre encore un peu.

Tous nos espoirs tiennent dans ce « encore un peu ».

Alors c’est tout ce que nous aurons.

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Mon œil de faucon a fondu sur La Papeterie Tsubaki, de Ito Ogawa, traduit aux éditions Philippe Picquier par Myriam Dartois-Ako.