Comme ça s'écrit…


Exercices d’exergues

Posted in Admiration,Textes par Laurent Gidon sur 14 janvier, 2023

Le terme exact pour désigner une sentence placée en tête d’un livre ou d’un chapitre serait plutôt épigraphe, mais exergue assonait mieux pour l’exercice.
Donc voici la recension de cette petite manie qui m’a prise : au cours de mes lectures, repérer toute phrase ou passage qui aurait sa place en exergue (ou plutôt en épigraphe, donc) d’un de mes romans, puis l’y placer.
Pour chacun je ne mets que le titre, les épigraphe proposées permettant aux esprits joueurs de se faire une idée du thème de l’ouvrage.

Persistance

Si je ne suis plus ici tu pourras encore me parler. Tu pourras me parler et je te parlerai. Tu verras.
Cormac McCarthy – La Route

Comme tu avais toujours été certain qu’il vivrait jusqu’à un âge avancé, tu n’as jamais trouvé urgent de dissiper la brume qui avait toujours flotté entre vous, et, par conséquent, quand l’évidence de sa mort soudaine, inattendue, s’est finalement imposée à toi, il t’est resté une sensation de tâche non terminée, une frustration sourde de choses non dites, d’occasions ratées à jamais.
Paul Auster – Chronique d’hiver

En écrivant, j’accomplis un travail que personne ne m’a demandé de faire – à part bien sûr quelques herbes folles et le sourire infailliblement lumineux de mon père disparu.
Christian Bobin – Un Assassin blanc comme neige

Quelque chose d’autre

Les chercheurs sont ce qu’ils cherchent.
Jorge Luis Borges – Le Simorgh et L’Aigle. In : Neuf essais sur Dante

La littérature sert à expliquer la complexité de l’univers, car le récit a pour point de départ un lieu et un moment précis.
Luis Sepulveda – Ingrédients pour une vie de passions formidablesFable du chat de Felipe Gonzàlez

La Bousculante (inachevé)

Au bout du petit matin, cette ville inerte et ses au-delà de lèpres, de consomption, de famines, de peurs tapies dans les ravins, de peurs juchées dans les arbres, de peurs creusées dans le sol, de peurs en dérive dans le ciel, de peurs amoncelées et ses fumerolles d’angoisse.
Aimé Césaire – Cahier d’un retour au pays natal

Comme des riches

Pourtant, quand son esprit n’était pas obnubilé par les tempêtes, son intelligence naturelle lui permettait de deviner bien des choses et, notamment, de différencier les livres qui disaient vrai des autres.
Jean-Paul Dubois – Hommes entre eux

L’usage veut que le condamné le moins coupable ouvre le bal pour qu’il n’ait pas à assister à la mise à mort des autres.
Joseph Andras – De nos frères blessés

Berlineround

C’est le temps du petit homme qui commence,
Le petit homme indistinct,
Pareil en tout point à son voisin,
Le petit homme qui n’est grand que par sa souffrance,
Et par ce qu’il est capable d’endurer,
C’est de cela qu’on a besoin.
Laurent Gaudé – Nous, l’Europe

Très loin, très vite

« D’ailleurs c’est toujours comme ça : on ne comprend jamais rien, et un soir, on finit par en mourir. »
Jean-Luc Godard – Alphaville

L’âme est un jeune tigre qui bondit par-dessus la mort.
Christian Bobin

Tirs croisés

Je n’ai pas peur. […] Mais le fait est que nous vivons dans une société arriérée et mensongère, et je ne suis pas prêt à payer le prix de la sottise des autres.
Alaa el Aswany – J’ai couru vers la mer

Les râleurs et les ravis se ressemblent plus qu’il n’y paraît : mêmes certitudes et même volonté de ne voir du monde qu’un seul de ses côtés.
Christophe André – Et n’oublie pas d’être heureux

Vaincre sans combattre

À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire
Pierre Corneille – Le Cid

… mais on triomphe !
Anonyme (publicité)

Ah, le bel exercice consistant à se jucher sur l’épaule des géants. Merci à eux !

Et à l’heure où tout le monde relit Proust (ne niez pas) j’ai pour ma part relu La Route, de Cormac McCarthy (dans la traduction de François Hirsh pour l’Olivier). J’en avais déjà parlé et je n’ai pas regretté de refaire l’expérience.

Annéevirus (rupture d’)

Posted in Non classé,Textes par Laurent Gidon sur 6 janvier, 2023
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Je m’aperçois que, tout entier livré à mes agacements rougeoyants, j’ai oublié de souhaiter une année bonne à la foule des lecteurs qui se presse en ces lieux comme je le fais chaque nouvel an par la publication de l’antépénultième micro-nouvelle de vœux.
Alors voici le petit texte envoyé aux proches pour fêter le Noël 2020.

Noël au virus… Pâques tout bonus

Depuis quelque temps le responsable de la sécurité du laboratoire P4 surveillait tout particulièrement les agissements de la professeure Tournefol. Cette dernière dirigeait des recherches sur les liens entre le microbiote intestinal (quelques milliards de bactéries que nous avons tous dans le ventre) et les systèmes immunitaire et nerveux. Elle croisait ces études avec des travaux sur les changements de comportement suite à infection parasitaire, comme ces grillons qui se jettent soudain à l’eau, contrôlés par un ver parasite se reproduisant en milieu aquatique.

Selon le responsable de la sécurité, le comportement de Tournefol semblait salement parasité.

C’était du sérieux. On ne badine pas avec la sécurité dans un labo P4 où se cultivent des micro-organismes très pathogènes, top dangerosité, ni vaccin protecteur ni traitement médical… Certes, haute technologie et procédures drastiques évitent qu’un pathogène ne s’échappe, mais il reste le facteur humain. Cette grande gigue de Tournefol avait tout d’un fichu facteur humain.

Elle avait changé, soudain trop ouvertement gentille, attentionnée, serviable : autant de signes qui ne trompent pas un spécialiste en sûreté biologique.

« C’est une terroriste ! » se dit soudain le sécuritaire, comme une évidence frappante. Tournefol ne pouvait être que la taupe d’une cellule dormante qui allait se réveiller pour Noël. Il devait agir, et vite !

Ce soir-là il scrutait les écrans du central de surveillance, suivant les déplacements de la professeure. À quel moment avait-elle subtilisé un peu de virus pour le diffuser à l’extérieur ? Il était incapable de le dire, mais il le sentait, il le savait : elle passait à l’action.

Et il avait raison.

Il ne se trompait que sur le vecteur. En bonne joueuse de Plague Inc. (renseignez-vous auprès des moins de 20 ans) Tournefol ne transportait pas le virus dans une fiole ou une capsule, mais en elle-même, s’étant auto-infectée quelques jours auparavant malgré les risques encourus. Ce qui expliquait d’ailleurs son récent changement de comportement. Elle était maintenant contagieuse, plus rien ni personne ne l’arrêterait.

Rien ni personne ? C’était compter sans le haut responsable de la haute sécurité.

Bien que n’ayant rien de précis à lui reprocher il la stoppa alors qu’elle quittait la zone hautement sécurisée, lui demanda de bien vouloir vider son sac, ses poches, sa bouche même, qu’il inspecta avant de se livrer à une palpation corporelle qui fit glousser la professeure. Il ne trouva rien.

« Allez, Joyeuses Fêtes et sans rancune ! » lui lança alors une Tournefol tout sourire. Et, dans un geste sidérant que le responsable de la sécurité n’aurait jamais osé prévoir, elle lui souleva son masque et lui claqua deux grosses bises sur les joues.

L’homme de l’art la regarda s’éloigner de son pas dansant, ressentant encore la fraîcheur de son haleine sur sa figure. Une terroriste, ça ? L’idée même semblait s’éloigner à grands pas. Bah, il s’était sans doute trompé…

Et pourtant, trois jours plus tard, il sera le premier à ressentir les symptômes liés au parasito-virus No-L/20 breveté Tournefol. Et quels symptômes ! Empathie, compassion, besoin irrépressible d’aider son prochain… la totale ! En tant que patient n°1 – le zéro, c’est Tournafol – sa nouvelle passion pour l’autre, tous les autres, le conduisit à répandre le virus plus vite que toute autre épidémie précédente.

D’ici Noël la face du monde ne sera peut-être pas changée, mais aux premiers jours de 2021 les effets du virus parasite seront déjà sensibles au-delà des frontières et à Pâque l’avenir de l’Humanité aura pris une nouvelle voie. Bonne Année prochaine !

Scénarios Désespoirs

Posted in Promo,Réflexitude,Vittérature par Laurent Gidon sur 4 janvier, 2023

Dans au moins une de ses conférences Alain Damasio développe la notion de pré-scénarisation des comportements via l’imaginaire. Les narrations dans lesquelles nous baignons, du roman à la série télé, préparent les esprits et les corps à réagir d’une certaine façon à des situations qui peuvent advenir dans la réalité.
Sans même parler des sujets traités, le choix répété d’une structure narrative plutôt qu’une autre constitue un outil de formatage particulièrement efficace, puisque souvent inconscient chez le lecteur ou le spectateur. Construire toutes les histoires que l’on publie sur les ressorts du thriller, ceci bien sûr pour des raisons d’efficacité narrative « sinon ce sera chiant, ça se vendra pas », me semble jouer un rôle majeur.

Les éditeurs, lorsqu’on leur parle de censure, clament haut et fort qu’aucune censure n’est pratiquée dans l’édition française, que bien sûr tous les sujets y ont leur place.
C’est vrai pour les sujets, mais pas pour les structures narratives.
Il suffit à un décideur littéraire (ou commercial) de dire « ça manque de tension, ça ne fonctionne pas, ça ne se vendra pas… » pour refuser un texte qui sort des schémas narratifs consacrés par l’habitude et les chiffres de vente. Sans penser à mal.
Pas de censure donc, mais un pragmatisme qui concentre toute la production, notamment dans les domaines de l’imaginaire, sur une seule façon de raconter les histoires, et donc de pré-scénariser les esprits.

J’ai récemment accepté d’écrire pour la revue Galaxie (n°81, en précommande ICI) un article sur la Red Team. sujet sur lequel j’avais déjà commis un post ici, voici 18 mois.
On m’a demandé cette fois-ci d’argumenter en faveur de cette équipe d’auteurs de SF et de designers soit engagée pour penser les menaces et la guerre à l’horizon 2035. Un autre article devait argumenter contre.
L’exercice de logique et d’empathie me paraissait intéressant, puisque a priori j’étais opposé principe d’artiste inféodés à un pouvoir militaire : j’allais devoir penser contre moi-même.
Tellement obnubilé par cette idée d’opposition à ma propre opinion, j’ai oublié de traiter l’écueil majeur que représente la pré-scénarisation.

Pourtant, le mot scénario est omniprésent dans la communication de la Red Team.
En les publiant sur Internet, en les racontant dans déjà au moins un livre, ses membres participent à une pré-scénarisation que je formulerais ainsi : « à l’avenir il y aura toujours des menaces, de formes inattendues, mais déjà prises en compte par ceux qui nous défendent ». Ce serait presque rassurant en première lecture.
Le sous-texte induit cependant cette injonction : « ayez peur de l’avenir comme les moutons du loup, mais faites confiance à vos bergers pour contrer les futures attaques de nouvelles races de loups.
(je reprends ici intentionnellement la typologie énoncée par le père de Chris Kyle dans le film de Clint Eastwood).

Mon inconscient a bien fait de me masquer ce point de vue car je dois bien reconnaître a posteriori que, sous cet angle, je ne trouve pas d’argument pour défendre la Red Team.
Il ne s’agit pas d’un organe de propagande – trop gros, trop ridicule, le style presque fasciste de l’iconographie en démine le spectre par le second degré – mais d’un outil de plus pour limiter l’imaginaire à une désespérante forme d’affrontement permanent.
Ainsi coincés dans ces narrations préalables, nous ne pouvons plus qu’envisager l’autre comme un ennemi à venir, et surtout accepter par avance tout ce qu’on nous imposera, pour nous en protéger, forcément pour nous protéger.
La Red Team, c’est ça : un carcan de pensée supplémentaire pour paver l’avenir, enfer et bonnes intentions mêlés.
En réponse, je me permettrai juste de citer de nouveau Joë Bousquet : « L’écrivain qui cherche à faire désespérer l’homme de lui-même est un médiocre et un salaud« .

En écho, j’ai lu Desperados, de Joseph O’Connor, traduit par Pierrick Masquart et gérard Meudal chez Phébus, et c’était plutôt bien, côté désepérance. Bonne Année !