Comme ça s'écrit…


Les vieux, les jeunes, la vie…

Posted in Admiration,Réflexitude par Laurent Gidon sur 27 février, 2015
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Si on écoute les paroles de la chanson des Enfoirés 2015, on peut avoir l’impression que les jeunes accusent et que les vieux se défendent avant de renvoyer les jeunes au boulot parce que zut, eux en ont chié alors y a pas d’raison, pose ton bédo et va t’marave à la réalité. Ce à quoi les jeunes répondent bien sûr « tu rêves, papi, y pas d’avenir, tu l’as cassé ». C’est en apparence équilibré, chacun ayant sa phrase qui cogne l’autre ou s’en disculpe.

Bon. On sait bien que les mots mentent, que cet équilibre n’est que de façade, et qu’au final les vieux auront toujours raison parce qu’ils ont le pognon, mais les jeunes ricanent parce qu’ils ont encore leurs vrais dents, eux, et une meilleure chance de ne pas claquer dans l’année.
Les mots mentent, mais pas les images.

C'est la lumière qui dit tout.

C’est la lumière qui dit tout.

Si on regarde le dispositif scénique de cet affrontement jeunes/vieux, l’impression première est celle d’une parfaite égalité de traitement.
Certes les vieux sont à droite et les jeunes à gauche, mais dans la vie c’est pareil, non ? Attends d’avoir des sous et tu verras si tu veux toujours les partager, mon gars. Et puis de toute façon il fallait bien choisir, alors autant assumer le cliché pour ne pas se faire accuser de l’avoir instrumentalisé, genre « t’as vu, y z’ont mis les vieux à gauche, genre y veulent nous faire croire que… ».
Une fois cette répartition effectuée, c’est tout pareil, même espace dévolu à chaque parti, même organisation sur trois rangs étagés et dix colonnes, donc même nombre de participants. Les forces sont égales, et on peut en conclure aussi bien qu’il faut un jeune pour payer la retraite d’un vieux, ou un vieux pour payer le chômage (les études ?) d’un jeune. Parité aussi exemplaire que polysémique.
Mais le diable se cache dans les détails.
Pourquoi, par exemple, le dernier jeune du fond est-il dans l’ombre alors que Pierre Palmade (dans le fond aussi, on t’a repéré, coquin !) mérite un éclairage visage ? Parce qu’il est célèbre et le jeune pas encore ? ce serait mesquin. Cela m’interroge, alors je creuse le filon.
Et si tout le message de fond se cachait dans l’utilisation subtile de la lumière ?
Par exemple, le premier plan gauche et droit n’est pas traité de la même façon. Chez les vieux, le praticable qui surélève les deuxième et troisième rangs reste presque invisible alors que chez les jeunes on voit bien la structure. Message induit : les vieux tiennent en l’air tout seuls, par la magie de leur talent, de leur expérience, ou tout simplement parce qu’ils étaient là les premiers, mon gars, tu ne peux pas le leur contester.
Alors que les jeunes ont besoin de soutien, sinon ils se cassent la gueule, c’est bien connu : être jeune c’est ne rien pouvoir faire (réussir ?) par soi-même, encore moins tenir debout.
Et là encore, pourquoi le mur derrière les vieux est-il bien éclairé alors que derrière les jeunes c’est tout gris et sombre ? Regardez l’impression que cela donne si on accepte de s’y arrêter sur une image fixe. Chez les vieux, c’est chaleureux, accueillant, vivant, c’est le côté qui illumine tout le dispositif avec cette grande tache claire délimitée comme une fenêtre. La lumière passe par les vieux.
Ce traitement déséquilibré amène une seconde modification : sur ce fond lumineux, les ombres portées des vieux sont bien délimitées alors que celles des jeunes se perdent dans le noir. Qu’est-ce qu’on nous montre ? Que derrière les vieux il y a l’armée innombrable des grands hommes et femmes qui les ont précédés ? Peut-être. Ou alors qu’ils ne sont pas tous là, les vieux, qu’il existe encore de quoi remplir plusieurs rangs de talents chantant. On n’avait pas la place, mais ils sont là, derrière le mur, ils poussent pour entrer et donner de la voix.
Et derrière les jeunes ? Il n’y a rien, circulez ! La jeunesse repose sur du rien (à part la structure de soutien dont les vieux lui font l’obole), ne compte rien d’autre que ses troupes, n’est poussée par rien et donc, si elle veut avancer, doit être tirée par la lumière des vieux. C’est limpide.
Il y aurait sans doute encore beaucoup à dire, mais j’ai envie de m’arrêter là, parce que finalement ce n’est pas le sujet. Le sujet, c’est peut-être cet espace vide entre les deux rangs. Cette Mer Rouge ouverte par le dieu temps et qui voit s’affronter deux vagues, opposées en apparence seulement. Mais c’est un faux sujet, artificiel et vain.
Le temps est continu, il nous relie tous au lieu de nous séparer. Cette chanson est à côté de la plaque en oubliant que le lien de continuité entre les générations ne peut se dénouer. Elle nous raconte une histoire d’affrontement qui n’a pas lieu d’être, une séparation artificielle fondée sur ce que les uns sont supposés avoir et les autres supposés vouloir.
J’ai finalement beaucoup de tendresse et de compassion pour ces « vieux » (certains sont plus jeunes que moi) qui mettent en scène la colère ou la rancœur des jeunes, pour l’affronter en leur lançant « On s’est battu, on n’a rien volé ». Cette recherche de justification fait peine à voir. Peut-être voulaient-ils dire « On s’est vendus, on est désolés », mais n’ont pas osé. On ne leur en veut pas. L’héritage commun est beaucoup plus ancien que leurs petits dérapages. Et le présent que nous partageons tous vaut le coup, avec ses conforts et ses menaces. Quel que soit l’âge, toute la vie c’est ce qui nous reste. Et on peut en faire ce qu’on veut à partir de là, sans s’encombrer des ombres et des ruptures.

 

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Pendant ce temps (pendant que je vieillis, donc) je lis Le Royaume d’Emmanuel Carrère, surpris – après l’avoir ouvert en salivant sur le thème « que m’as-tu pondu Manu ? » – d’être agacé par le looooong préambule sur ses souvenirs de conversion. Il me faut dire qu’avant j’avais dévoré 21-11-63 de Stephen King, non sans m’esbaudir d’un « je te vois venir, petit malin » à chaque grosse ficelle habilement nouée.