Comme ça s'écrit…


L’année dernière…

Posted in Textes par Laurent Gidon sur 26 décembre, 2015
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Vers la fin de l’an dernier – comme chaque année, ainsi que le prouve le recueil L’An prochain tout ira bien – je troussai une petite histoire pour formuler mes vœux. C’est sans prétention littéraire, pour le plaisir de mes proches comme de mes clients. Un an plus tard, je peux me permettre de la partager ici sans froisser ceux qui en furent les premiers destinataires.

Année dernière Lo

Il ne lui restait que quelques jours et cela ne suffirait pas. Devant l’implacabilité du calendrier, 2014 se braqua : elle ne pouvait pas s’achever ainsi ! C’était trop injuste. Elle n’avait rien eu, rien de grandiose. Que retiendrait-on de ses 365 jours sans relief ? Sans revenir sur le détail des mois passés ni se perdre dans un inutile bilan elle sentait bien que rien de saillant n’émergeait. Selon elle, 2014 n’avait aucune chance d’entrer dans le club des grandes années, comme l’an 2000, 1515 ou 1968. Personne ne dirait jamais en se remémorant son piètre mandat « Ah oui, 2014, l’année où… »
L’année où rien !
Pour l’instant.
S’il ne s’était rien produit d’intéressant, c’était parce que 2014 n’avait pas disposé d’assez de temps pour devenir une grande année. Certaines entrent dans l’histoire en quelques jours, alors qu’elle, un an ne lui avait pas suffi. Il lui fallait plus : rien qu’en débordant un peu elle pouvait créer l’événement. Un peu ? Allons donc ! Pourquoi se limiter ? On ne parle pas d’ajouter un 29 février comme n’importe quelle année bissextile, non. L’ambition de 2014 se fit soudain plus extraordinaire : elle décida de continuer au-delà du 31 décembre. De ne plus s’arrêter, même. L’année éternelle, celle qui continuerait jusqu’à la fin des temps. 2014, l’année dernière ! Ça vous avait une sacrée gueule, tout de même.
2014 se rengorgea, toute fière de son éternité promise. Elle jeta un regard condescendant sur le cimetière des années mortes – c’est ainsi qu’elle appelait la villégiature tranquille de celles qui l’avaient précédée. Tiens, il y en a une qui se lève. Laquelle ? Difficile à voir. Une vieille, sans aucun doute. Elle s’approche, lasse, le regard en berne. 2014 la toise de sa superbe, mais s’interroge.
— Qui es-tu ?
— 1914. Tu ne te souviens pas ?
— Si, vaguement. Qu’est-ce que tu veux ?
— Rien. Je suis juste venue te voir éterniser. Comment vas-tu t’y prendre ?
— Aucune idée, mais ce n’est qu’un détail. Je vais durer, c’est tout, empêcher 2015 de me chasser du calendrier.
— Mmh… Pourquoi pas. Si tu y arrives, tu resteras dans les annales, c’est sûr.
— Ouais, la gloire ! Tu as l’air triste, tu as peur qu’on t’oublie après moi ?
— Oh, pas moyen. Rappelle-toi : tout au long de ton année, on n’a fait que me commémorer. Des guerres pourtant, il y en a toujours eu, non ? Mais il paraît que la mienne, c’est la pire. Cent ans passés et ils en parlent encore. On dirait qu’ils se font plaisir à la revivre. Franchement, je préférerais qu’on m’oublie. J’ai fait mon temps, comme on dit.
— C’est ça. Et là, tu me fais perdre le mien.
— C’est vrai, d’autant que si tu cherches à dépasser, ils vont tout faire péter.
— Qui ça, « ils » ? Péter quoi ?
— Eux, là-dessous. Ceux qui attendent de passer en 2015 avec des envies plein les yeux et des promesses plein le cœur. Des bonnes résolutions aussi, qui attendent le 1er janvier pour être mises en œuvre. Des mots doux, des bisous sous le gui, des premiers câlins de l’année… Toutes ces merveilles qui ne verront pas le jour. Mais ça ne te concerne pas, hein ?
— Si, un peu, quand même. Tu veux dire que…
— Bien sûr ! Et ils en ont les moyens. S’ils sont privés de nouvel an, il ne leur faudra pas longtemps pour s’exterminer à la bombe thermonucléaire et se finir au couteau à légumes. Tu l’auras, ton éternité, mais tu t’y sentiras bien seule.
— Ce serait la fin du monde…
— Ah, non, ça c’était pour 2012. Toi ce sera la fin de tout, comme s’il n’y avait jamais rien eu. Rien devant, rien derrière, rien autour… Fin des temps, même. Bon courage, ça va être long.
Pendant que 1914 s’en retourne tristement vers le cimetière des années mortes, une 2014 toute effrayée la rappelle en couinant.
— Attends, je me suis peut-être emballée. Et si je ne prenais pas l’éternité, juste un ou deux siècles ? Quelques mois ? Un jour ou deux, seulement, ou même quelques heures ?
— C’est toi qui vois. Tu les connais : ils n’ont jamais le doigt bien loin du bouton rouge. Alors, profite bien de tes dernières heures d’année dernière. Après : Kaboum, et place au rien. Salut !
— OK, c’est bon, je me prends juste une seconde. Une seconde de plus, ça va quand même, non ?
— Je t’entends plus, je suis partie, je suis plus là… plus rien.
— Une seconde, ça peut passer, ils ne verront rien, se répète 2014 sans y croire vraiment pendant que 1914 disparaît avec son cortège de monuments aux morts.
Une fois revenue dans le cimetière, l’année centenaire attire toutes les attentions.
— Alors, tu l’as eue ? demande 2012 toujours un peu anxieuse.
— Relax, répond une 1914 soudain débonnaire. C’est plié, sans bavure.
— Tu ne lui as quand même pas refait le coup de la fin des temps ? ironise 1492.
— Si. Et ça le méritait !
— J’y crois pas… ça marche à tous les coups ! s’extasie l’an 1.
Toutes s’esclaffent pendant que 1914 rougit de confusion.
— Oh, j’ai l’habitude. Chaque année c’est la même petite crise existentielle. On ne peut quand même pas toutes s’offrir une guerre mondiale pour entrer dans les livres d’Histoire, non ?
— Non, glousse 1939 sous les regards courroucés de ses collègues de 40 à 45.
1914 hausse les épaules. Elle aimerait bien partager cette désinvolture : chaque fin d’année la stresse de plus en plus. Un coup d’œil sur l’horloge la rassure. Et voilà.
Pendant que 2014, après avoir été brièvement et une fois de plus « l’année où on avait frôlé la fin des temps », rejoint à la seconde près l’immensité du passé sous les acclamations un peu goguenardes de celles qui l’avaient devancée, une toute jeune 2015 ouvre l’œil dans son berceau, en gazouillant.

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Il est à noter que, quelques jours après la diffusion – certes restreinte – de ce texte, 2015 savait déjà qu’elle resterait dans les mémoires.

Pendant que se fête la fin de cette année-ci, je lis Dans les Forêts de Sibérie, de Sylvain Tesson, et je m’y sens bien. Bonne année prochaine à tous.

Des miettes sauvées

Posted in Vittérature par Laurent Gidon sur 18 décembre, 2015

Chez SoiQuand la famille s’est dispersée il ne reste sur la table du petit-déjeuner que la planche à pain, le couteau et des miettes. D’une main en coupe on racle doucement pour les rassembler au bord et les faire tomber sur la planche tenue juste en dessous. Le tranchant de la paume sera blanc de farine.
On pourrait parler de la planche, cet ancien plateau à fromage taillé dans de l’olivier aujourd’hui creusé de stries et encore percé du trou qui retenait sa poignée en sarment de vigne, mais ce qui accroche le regard ce matin ce sont les miettes.
Pourquoi ramasser les plus grosses avec les doigts en pince pour les croquer rêveusement ? Une habitude de ne pas gâcher, mais pas seulement. Les autres plus petites et la farine vont être rendues à la Terre, dehors, dans ce bout de pelouse labouré par les lombrics que le retard de l’hiver a rendus fous. L’air est vif sous les dernières étoiles, mais on s’attendrait à plus de piquant une fois passé mi-décembre. Les toits autour n’ont pas de givre, ni les voitures. Les matins de glace ordinaire les moteurs tournent et les grattoirs grattent avec rage, mais aujourd’hui la brume reste humide, le silence pèse. On ne pense pas au climat qui change, mais on pourrait. En rentrant, on emporte un peu de cet air marécageux qui se brasse à la chaleur sèche du poêle.
Non, ce n’est pas seulement l’économie qui nous fait sauver les plus grosses miettes. Plutôt la conscience d’être en bout de chaîne, et que notre mépris des choses en fragiliserait chaque maillon.
Il y a eu de la terre labourée, du blé – pas n’importe lequel – semé poussé et récolté, de la farine meulée, de l’eau et du sel dans le pétrin, du levain de l’avant-veille, une miche formée et reposée, des électrons en folie changés en chaleur de four, et du pain donc, qui a fini à pied ce long trajet jusqu’au bord de la table.
Christina, notre boulangère tout juste distinguée par la région pour son engagement au féminin (?), a choisi de travailler en circuit court sur d’anciennes variétés de blés cultivées probablement par d’anciennes variétés de paysans avant d’être broyées par d’anciennes variétés de minotiers. Des miettes sur le bord de l’industrie mondialisée.
Si je les jette sans les croquer, qui suis-je ?

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Après la vaisselle, je lis Chez soi, Une odyssée de l’espace domestique de Mona CHOLLET et je vous le conseille si vous aimez être ravi par un peu plus d’intelligence et de style que d’ordinaire.

Demain commence aujourd’hui

Posted in Réflexitude par Laurent Gidon sur 7 décembre, 2015
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La première fois que j’ai vu une salle entière se lever pour applaudir un écran vide, c’était dans un cinéma de Chambéry après Les Uns et les Autres. Pourtant, ni Lelouche ni Jorge Donn n’étaient présents. J’avais une quinzaine d’années et je ne me suis pas demandé ce que nous applaudissions tous. Sur le coup, je me suis levé comme les autres et j’ai battu des mains comme un gosse.
Depuis, je me suis posé et reposé la question. Notamment lors du festival du film d’animation, quand la grande salle applaudit à tout rompre les films en compétition alors que les même films, rediffusés deux heures après dans d’autres salles de la ville, s’achèvent dans un silence à peine troublé par le claquement des fauteuils. Qu’avions-nous partagé de plus dans la grande salle ? Quelque chose qui se joue à plusieurs, qui demande à chacun de s’ouvrir un peu, de sortir du rôle de simple spectateur.

Hier soir, pendant le générique du film Demain, j’ai commencé à taper des mains en rythme sur la musique. D’autres mains m’ont rejoint, puis une bonne partie de la salle, peut-être tout le monde. Un dimanche, à 21h00, soir d’élections.
À la télé, un type qui porte mon prénom et croit s’être fait un nom en chassant l’assistanat et l’étranger malvenu (il appelle ça « communautarisme » dans ses éléments de langage), devait être en train de plastronner : il avait gagné, une bonne partie de ce que la région compte de haineux et jaloux avait voté pour lui plutôt que pour la nouvelle Foi Nationale (vous me direz trente « Je crois en Marine ! »).  Pyrrhus aurait applaudi.
Mais dans cette petite salle de cinéma, deux cents personnes applaudissaient un film dont la seule ambition est de montrer ce qui marche, aujourd’hui, pour demain.
Deux cents personnes qui n’étaient pas devant leur télé à se demander pourquoi le FN et les autres partis continuent de truster l’audience alors qu’aucun ne propose de vraies solutions.
Deux cents personnes qui n’applaudissaient pas un écran vide.

Je sais ce que nous applaudissions, hier soir : le fait d’être là ensemble, d’avoir partagé quelque chose qui échappe à la politique, au pouvoir, à l’avidité, à la peur, à la haine.
Nous nous applaudissions les uns les autres, parce que nous étions synchrones dans nos émotions et nos espoirs.
Ce film ne sauvera pas l’humanité, mais il nous a permis d’exprimer un peu de la nôtre.
Et il nous a rappelé que demain commence aujourd’hui, alors que les élections c’était hier.

Demain