Comme ça s'écrit…


Cadeau de Noël

Posted in Admiration par Laurent Gidon sur 13 décembre, 2014
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(c) Fabienne Verdier

J’ai déjà parlé de mes précieux, ces gens qui rendent ma vie plus belle. Une ostéopathe dont les mains me dénouent, un ami jardinier qui dépose quelques légumes à la porte, un dentiste – oui un dentiste ! – dont j’apprécie la douceur rieuse autant que l’implication totale. J’aimerais aujourd’hui étendre cette catégorie à quelques-uns de mes contemporains qui me sont précieux, non pour ce qu’ils font pour moi, mais pour ce qu’ils sont.
De nos jours, je considère comme un vrai cadeau à se faire que de prendre – et souvent reprendre – conscience de leur existence. Donc pour Noël, je vous invite à prendre conscience de l’existence de Fabienne Verdier et d’Emmanuel Carrère. Vous les connaissez déjà sans doute, l’une peint et l’autre écrit. Je ne veux pas attirer l’attention sur leur talent et leur art, mais sur l’impression délicieuse qu’il y a à se dire : pendant que je vis et respire ici, quelque part vit et respire un artiste qui rend l’humanité plus belle par sa seule existence.
Nous partageons le monde et le statut d’humain avec des tas de gens extraordinaires, dans tous les sens du terme. Nos aïeux qui vivaient dans le même espace-temps que Confucius, Hypathie d’Alexandrie ou Gandhi avaient-ils conscience de respirer le même air et de disposer des mêmes atouts que ces personnes qui ont su orienter leur vie en fonction d’une certaine idée de l’être ? Je ne sais pas.
Ce que je sais en revanche, c’est que nous avons aujourd’hui accès à la réalité d’un nombre inédit d’humains inspirants. Ils sont là, proches ou lointains, mais maintenant. Ils n’ont pas la même vie que nous, pourtant ils nous font ce cadeau permanent : nous prouver que c’est possible. Et pour en profiter, il nous suffit de bien vouloir nous l’offrir en prenant le temps d’y penser.

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Je ne lis pas Le Royaume d’Emmanuel Carrère, je me l’offrirai plus tard, mais Terminus Radieux d’Antoine Volodine.

L’auteur poli (par son client)

Posted in Réflexitude par Laurent Gidon sur 1 décembre, 2014
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Voici quelques années j’ai écrit un texte de commande, pour le compte d’une banque. Une nouvelle dont j’étais assez fier parce qu’elle répondait aux attentes du client (se projeter dans un siècle futur) tout en respectant mes règles intimes (pas de violence, pas de tension conflictuelle, pas de référence à la banque elle-même). J’en ai parlé à un ami. Qui l’a très mal pris.

Selon lui, je m’étais vendu. J’avais renié tous mes principes, toutes mes convictions – notamment sur la responsabilité des banques dans l’esclavage monétaire où nous sommes en majorité maintenus – et pour quoi ? Pour de l’argent. Un cercle vicieux dont je n’avais selon lui pas su m’extraire par faiblesse.

Je lui avais répondu que ce n’était pas n’importe quelle banque. Une banque locale, qui travaille à dynamiser l’économie du coin et offre à ceux qui en ont besoin l’aide nécessaire à l’avancée ou au lancement de leurs projets. Une banque propre, en somme, qui ne trempe pas dans les malversations de la haute finance, spéculation, blanchiment, profits indus, tirés de la croissance comme du marasme… Non, mon client était une banque honorable et j’étais tout aussi honorable de lui avoir fourni un peu de mon imagination. De plus, cela donnerait à lire, et gratuitement, à des gens de passage qui n’auraient peut-être pas été sensibilisés à mes écrits autrement, ni même à la SF en général, encore moins à une approche non-conflictuelle du genre. En gros, à défaut d’être un héros je me voyais en héraut (facile).

Ils ont bien travaillé, avec toi, m’a répondu cet ami. Ils t’ont fait croire à leur probité, et tu avais tellement envie d’y croire que tu les as crus. Pour de l’argent.

Sur le coup, j’étais sûr qu’il n’avait rien compris. La banque, « ma » banque, n’était pas aussi vicieuse, pernicieuse… Et moi, pas si faible dans mes positions.

Aujourd’hui, je n’en suis plus aussi sûr.

Non que cette banque m’ait menti : tout était vrai. Mais j’ai bien trahi mes convictions à son contact. Cela s’est fait sur la durée. Je me demande si certains intellectuels occidentaux n’ont pas vécu la même chose au contact intime du stalinisme, lorsqu’ils étaient invités par le régime pour en retranscrire une vérité de commande et en sont rentrés convaincus, aveugles et sourds. Il y faut du temps et de la proximité. On apprend à se connaître. On écoute les arguments de l’autre. Comme on a décidé de travailler ensemble, on cherche en l’autre tout ce qui va conforter cette décision : son honnêteté, sa valeur, son utilité. C’est nécessaire pour avancer, sinon on romprait le contrat. Il faut créer cette confiance qui passe non par un aveuglement flagrant mais par une mise en sommeil du sens critique.

Le récent livre de Moati sur Le Pen me semble en être un bon exemple, même s’il n’y a pas là de lien client-fournisseur : au contact prolongé et intime de l’adversaire, l’auteur commence à lui trouver du charme, de l’humour, des qualités qui effacent l’opposition originelle. Il a envie d’en rendre compte, sans s’apercevoir du décalage entre ce qu’il professe d’ordinaire et ce qu’il livre. Lorsqu’on lui en fait la remarque, il se braque et se drape. On l’aura mal compris, assurément.

Pour une commande, le processus me paraît plus efficace et plus sournois. Ce qui se passe dans l’esprit de l’auteur n’est pas un choix délibéré – le choix a été fait lorsqu’il a décidé d’accepter la commande – mais une sorte de lent polissage, efficace par sa lenteur même. Il ne s’en aperçoit pas. Il ne se rend pas compte que, sur ce sujet précis et dans ces circonstances-là, lentement, il change. Cela vient sans doute de la durée du contact autant que de l’objectif commun. C’est doux, presque agréable. On fait des efforts pour être apprécié, et on en est récompensé. On se sent bien, justifié. Lorsque le client valide le texte, on a un sourire de soulagement intérieur : nous avons eu raison. Nous avons bien travaillé.

Voilà sans doute ce qui s’est produit en moi, à mon insu. Et si jamais je me fais attaquer, non sur la valeur littéraire du texte, mais sur la moralité de ma participation à cette opération promotionnelle, je ferai sortir de mon chapeau ce qu’il faut d’arguments emprunts d’une dignité outragée. En toute sincérité. Car le polissage de l’auteur par le client est furtif pour sa victime. Tous les témoins en sont conscients, sauf le premier intéressé.

Nuançons, toutefois, la portée possible de cette trahison intime. Tout n’est pas si sombre : il faut peut-être espérer que le client ait été lui aussi poli par le compagnonnage avec l’auteur. Ce que j’ai dit lors des réunions de travail, ce que j’ai fait passer dans mon texte, a peut-être laissé de petites graines, prêtes à germer dans la conscience d’un conseiller financier. Il n’y a pas de raison que l’auteur seul en soit transformé. Mais tout de même, il y a là une sorte de décalage de puissance et d’impact.

Et s’il fallait conclure ? Les souvenirs évoqués plus haut ont été ravivés par une récente polémique (petite, la polémique) autour de la publication gratuite d’une anthologie de science-fiction commanditée par un organisme promoteur du luxe français. Que ce soit pour une banque ou pour l’industrie du luxe, le travail d’un auteur au service d’un client l’engage personnellement. Il y perd sans doute une part de sa liberté, parfois sans le savoir. Il peut assumer, se blinder, se voiler la face ou se remettre en cause. Ou au moins se regarder avec un peu de recul, pour se recentrer sur ce qui compte : qu’est-ce que je crois important, qu’est-ce que je m’autorise dans les limites mouvantes de ces convictions, et enfin, jusqu’à quel point suis-je prêt à transiger parfois sans même m’en rendre compte. À chacun d’évaluer de ce qu’il fait ou ferait. Pour soi, et non pour les autres, en se rappelant bien que, dans les mêmes circonstances, partageant la même proximité avec quelque client que ce soit, on peut finir par pencher tout en comptant rester droit.

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Hors de toute polémique, je me régale à lire Le Règne du vivant d’Alice Ferney et Terminus radieux d’Antoine Volodine tout en écrivant modestement une nouvelle pour l’anthologie Avenirs Radieux (hasard ou nécessité ?) dirigée par Patrice Lajoye et qui sera publiée par les éditions Rivière Blanche.