Comme ça s'écrit…


Mort encore

Posted in Textes par Laurent Gidon sur 10 avril, 2024
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©  Nariman El-Mofty/AP/SIPA

Quand a sonné l’alerte, vous êtes descendu au sous-sol avec d’autres résidents de l’immeuble.
On s’est répartis dans les caves. Les premières détonations ont ébranlé le bâtiment. Autour de vous, ça criait, ça pleurait, ça gémissait.
Un choc plus puissant que les autres, suivi d’une longue convulsion dans la structure, comme un raz-de-marée qui se rapprocherait par le haut. Les lumières se sont éteintes.
Cri général. L’immeuble s’est effondré.
Pas de sortie, pas de réseau, odeur de gravats dans le noir, l’air devenu épais.
Il y a eu les hurlements, les torches hystériques des téléphones, les paniques.
On a tenté de déblayer un passage sans succès, puis de s’organiser, de compter ce qu’on a d’eau et de nourriture, de n’allumer qu’un téléphone à la fois pour économiser les batteries.
De la surface n’ont plus filtré que d’autres détonations, des grondements de chars, des échos d’éboulement.
Les heures sont devenues des jours. Le temps qui passe épuise tout.
Des gens que vous connaissiez se sont engueulés, battus, sous les cris des enfants et d’inutiles appels au calme.
L’odeur de sueur, de pisse et de merde est montée, au fil des corps qui se vidaient, avant de s’estomper : le nez s’anesthésie.
La soif a précédé la faim, mais c’est la peur qui domine.
On ne vous trouvera pas. On ne vous cherche même pas. Vous allez crever ici, les uns après les autres, de plus en plus seuls. Enterrés vivants dans les décombres d’une guerre venue d’ailleurs.
Cela va prendre du temps.
Après des suppliques interminables, le premier mort a déclenché une longue plainte partagée. Les survivants pleurent sur eux-mêmes. D’autres ont suivi.
Les derniers téléphones se sont éteints depuis longtemps.
Quand vous n’avez plus compté autour de vous que quelques souffles dans la nuit, deux idées de la mort se combattaient en vous. L’une s’appelait soulagement, et l’autre panique.
Les cadavres puent. Votre langue cartonneuse voudrait s’étancher de leur sang. Vous ne savez pas comment faire. Vous n’avez que vos dents pour trancher la chair morte. L’horreur d’y avoir pensé vous submerge, et pourtant la soif demeure.
De quoi allez-vous mourir ? Question douloureuse, au sens propre. Vos organes exigent de l’eau et le font savoir par tous vos nerfs.
De brusques bouffées de désespoir vous poussent à griffer aveuglément les gravats. Vous ne faites que provoquer de nouveaux éboulements. La poussière vous colle la gorge.
Même l’asphyxie serait une voie de salut. Cela aussi vous est refusé. Vous toussez du béton et vos poumons reprennent leur gémissement ventileux.
Le corps n’est que douleur, mais c’est l’esprit qui fait le plus mal. La folie vous pénètre, vous ravage, vous frappe la tête contre les décombres. Votre sang et vos larmes se perdent dans la poussière. Vous hurlez quelque chose comme un long sifflement. La mort ne répond pas encore.
Votre corps vous trahit : chaque seconde de vie supplémentaire est une torture.
Jamais vous n’auriez pensé finir comme ça. Mais c’est la guerre.

Étonnamment, alors qu’un peu partout il me semble qu’on meurt plus et plus mal, je lis Manières d’être vivants, de Baptiste Morizot.

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