Comme ça s'écrit…


Signe noir

Posted in Réflexitude par Laurent Gidon sur 4 février, 2024

Chaque fois que je revois la fin de Hair, j’espère que John Savage arrivera à temps pour prendre la place de Treat Williams dans l’avion du Vietnam.
J’ai beau savoir qu’il n’y parviendra pas, et que même s’il y parvenait, cela ne sauverait personne, je le supplie d’accélérer dans sa voiture, je cours avec lui sur le tarmac, et après je pleure avec les autres devant la tombe de George Berger.
Ce n’est qu’un film. Mon cœur se serre en vain : rien ne viendra modifier ce qui a été imprimé sur la pellicule. L’histoire est écrite.
Dans la vraie vie, les mêmes causes apparentes peuvent produire des effets profondément différents. Comme si, à chaque projection, quelques détails qui nous semblent insignifiants faisaient basculer le film dans un autre champ du possible.
C’est ça, la vraie vie : nous ne savons pas voir ce qui change dans le détail, le battement d’aile du papillon.

L’été dernier, de nombreux témoins ont dit, après coup, avoir repéré depuis longtemps l’agresseur au couteau d’Annecy, et n’avoir jamais pu penser qu’il deviendrait cet agresseur.
Cet homme-là a fait basculer, de façon apparemment imprévisible, la vie de nombreuses personnes.
Les détails qui nous échappent, nous exigeons de pouvoir les contrôler.
Après le drame, l’émotion est forte, on demande plus de sécurité, plus de loi, pour que des événements de ce type ne se reproduisent pas.
Mais, aussi graves que soient les conséquences de cette agression pour les personnes touchées, cet événement n’a en lui-même que peu d’impact direct.
Ce qui en a, c’est ce qu’on lui fait dire : comment on modèle l’avenir à partir de cette charnière. Toute l’inquiétude que le narratif autour de l’événement fait naître.
Je me suis senti alors plus inquiet de voir défiler une centaine de fachos masqués et hurlant leur haine dans les rues de ma ville.

Je suis plus inquiet de savoir que les discours de surveillance en réponse aux peurs deviennent des lois, lesquelles lois se retrouveront entre les mains des fachos lorsque nos peurs auront mis leurs chefs au pouvoir.
Je suis plus inquiet de voir les budgets militaires augmenter, parce que ces armes et ces soldats vont servir.
Le réarmement, conséquence d’une inquiétude générale, attise à son tour mon inquiétude particulière. Mauvais signe…

Dans le Cygne Noir, Nassim Nicholas Taleb nous enjoint de ne pas nous préparer à ce qui se profile en nous reposant sur ce que nous croyons savoir, mais à rester souples et prêts à nous adapter à l’imprévu, ce qui sort du cadre.
Les lois de protection ou de réarmement nous enferment dans un cadre de plus en plus étroit.
Cette étroitesse nous rassure faussement : plus elle resserre le champ des possibles, plus elle laisse de place à la surprise de ce qui viendra de l’extérieur.
À quand un gouvernement qui osera nous dire : prenez-vous en charge, nous ne pouvons pas vous protéger de tout ?
Un gouvernement qui nous prendrait un peu pour des adultes.

En attendant, j’ai lu Ouragan, de Laurent Gaudé chez Actes Sud.

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