Comme ça s'écrit…


Mots à terre

Posted in Réflexitude par Laurent Gidon sur 10 octobre, 2023
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Le feu et la mort, où que l’on soit

Il n’est pas facile de parler de ma petite honte nombriliste alors que tant de gens meurent sous les balles et les bombes. Là-dessus pourtant, je me questionne.
Les événements ont-ils besoin de clarté, laquelle est souvent simplificatrice ?
Ou faudrait-il au contraire accepter le chaos dans toute sa réalité et ne pas chercher les mots qui le réduisent à de l’intelligible, forcément parcellaire ?

Ma première réaction en apprenant l’attaque dont a été victime Israël a été de l’ordre du « Ils l’ont bien cherché ! » D’où ma honte.
Cette première réaction aurait pu être de compassion pour ceux qui souffrent et meurent, quel que soit leur bord, leur engagement dans le conflit, leur responsabilité.

D’ailleurs, qui sont ces « ils » qui l’auraient si bien cherché ?
Les hommes au pouvoir, peu nombreux, responsables de la situation générale ?
Ceux qui leur ont donné ce pouvoir, plus nombreux, responsables également ?
Ou ceux qui meurent sous les balles, danseurs d’une rave party ou simples passants d’une rue jusqu’ici tranquille ? Ridicule, il ne cherchaient rien d’autre que la vie. Et même alors, leur danse et leur tranquillité, à quelques kilomètres du désespoir, presque sous les yeux des prisonniers de Gaza, ne leur donnent–elles pas une certaine responsabilité, leur part de « bien cherché » ?
Et les Gazaouis qui ensuite mouraient sous les bombes de représailles, ne l’avaient-ils pas bien cherché aussi ?
Je tournais en boucle sur des mots décrivant des réalités incompatibles.

Les mots créent des catégories qui nous permettent de nous rattacher à une version du réel, celle qui nous convient, celle qui nous soulage ou encourage notre colère.
Une fois passée la honte, je ne savais pas comment me positionner face à ce réel insaisissable.
Une correspondante d’Arrêt sur Images pointait d’emblée l’usage des mots à travers l’asymétrie lexicale dans les différents articles français entre « victimes civiles » côté israélien et « morts palestiniens » de l’autre côté, comme s’il était dénié aux habitants de Gaza d’être des civils et des victimes.
Une interview de Samy Cohen déplaçait le curseur dans l’autre sens en glissant l’idée que le gouvernement israélien pouvait avoir sa part de responsabilité dans le maintien du Hamas à Gaza.
Pour le juriste Antoine Garapon, les mots ont un sens légal et tranchent le débat – ce sont des terroristes, pas des résistants, il s’agit d’un conflit et non d’une guerre, donc pas de crime de guerre – sans pour autant ouvrir la voie vers une solution. Elle sera politique affirme-t-il. Mais où est la politique quand les corps continuent d’être transpercés, déchiquetés ?
Simone Bitton appelle à élargir le scope : « Dès que le sang coule, tout le monde veut oublier le contexte, alors qu’il faut plus que jamais le rappeler, regarder les cartes, revenir en arrière, reprendre la chronologie. »
Mais il ne s’agit pas de contexte quand les roquettes fusent et les bombes explosent : c’est de l’ici et maintenant cristallisé.
Pourtant, un de ses mots me frappe pour nommer les émotions à l’œuvre : désespoir.
Une autre de ses expressions me semble décrire aussi ce qui se passe : attentat-suicide collectif. Selon Simone Bitton toujours : « Les combattants du Hamas, qui sont des kamikazes, savent qu’ils vont mourir et que leurs familles vont payer très cher. »

Les émotions sont ce qui nous met en mouvement. Le désespoir a mis ces terroristes en mouvement.
Les bombes en représailles vont-elles rendre l’espoir à ceux qui en manquent à ce point ?
Quelle politique de l’espoir pourrait ouvrir une nouvelle ère dans cette région ?
Je ne sais pas, bien sûr. Netanyahou ne sait pas non plus, figé dans sa posture « c’est une guerre et nous allons la gagner ! » Que de sang à venir…
Quand les mots nous mettent à terre, quand les mots eux-mêmes ne sont plus que sang et poussière, ne nous restent plus que les actes. Et les actes se poursuivent, les balles tuent, les bombes explosent.
Qui osera la main tendue, au risque de se la faire trancher ?

EDIT : peu après la rédaction de ce billet, un ministre a affirmé combattre « des animaux humains ». Cela ne confirme ni n’infirme mon point de vue, mais provoque en moi une réflexion supplémentaire. Nous n’apprenons rien de l’Histoire et ceux qui prônent l’indispensable « devoir de mémoire » n’hésitent pas, quand leurs émotions ou leur intérêt les y poussent, à le piétiner sans vergogne.
Edgar Morin l’annonçait déjà en 2005 dans une tribune du Monde : « L’argument de la survie n’a pu jouer qu’en […] donnant à un passé aboli une présence hallucinatoire. […] Sharon ignore que le triomphe d’aujourd’hui prépare le suicide de demain. A court terme, le Hamas fait la politique de Sharon, mais à moyen terme, c’est Sharon qui fait la politique du Hamas. »

En ce moment je lis La Promesse de l’aube (1960, Gallimard) de Romain Gary, et j’en profite pour lui emprunter cette phrase extraite des Racines du ciel (1956, Gallimard) : « Personne n’est jamais arrivé à résoudre cette contradiction qu’il y a à vouloir défendre un idéal humain en compagnie des hommes. »

Foutez-nous la paix !

Posted in Non classé par Laurent Gidon sur 30 mars, 2010
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30 fois moins grand que le Texas, pour 30 fois plus d'emmerdes

Ce matin, j’écoute à la radio Igal Sarna parler de son livre (un peu) et de son pays (beaucoup). C’est un tout petit pays, qui selon un des chroniqueurs de France Culture est trente fois plus petit que le Texas. C’est un pays qui se construit un mur pour laisser ses problèmes se résoudre tout seuls derrière, un pays dont le chef de la diplomatie se demande s’il ne faudrait pas tout simplement envoyer l’armée tuer chacun des activistes ennemis bien planqués derrière ce mur, un pays dont Igal Sarna semble désespérer.

Je serais à sa place, j’aurais assez peu d’espoir aussi.
Mais Igal Sarna est un écrivain, il sait faire passer des idées et des sentiments.

Par exemple, il m’arrivaient de penser que les Israéliens exagéraient un peu en répondant à coup de chars et de missiles dès qu’une roquette franchissait leur mur.
Sarna, lui, parle de sa mère, pour qui Israël était le seul pays, la seule terre au monde, où elle pouvait se sentir à l’abri. Là, dans ce bout de désert dont il avait fallu chasser les habitants et leurs chèvres mais tant pis, elle pouvait enfin poser ses valises et être chez elle, de la même façon que nous somme chez nous. Et enfin, pour la première fois grâce à ces mots tout simples, je me suis senti à la place d’un Israélien. Je suis chez moi, à l’abri, je peux enfin dormir dans un lit sans me faire réveiller par la peur, je peux respirer au calme dans mon jardin et oublier les hordes qui m’ont couru après, ont tué ma mère, mon père, mon frère et voulaient me tuer aussi simplement parce que j’existais, je peux donc enfin exister sur un bout de monde sans qu’on veuille me faire disparaître (même si ce bout de monde a été acquis de façon discutable, je sais), et au milieu de cette petite béatitude de rien du tout à laquelle tant d’autres ont droit, on vient me jeter un pétard dans le jardin juste pour me rappeler que non, même là je ne peux pas exister et qu’on peut me le rappeler quand on veut.

C’est une phrase longue et un peu schématique, mais elle résume (rendez-vous compte, si j’avais développé) l’impression qui m’est tombée dessus. L’impression d’être un Palestinien, je la connaissais déjà, je l’éprouvais et elle se renforçait à chaque missile reçu à Gaza, à chaque olivier arraché en Cisjordanie… Mais se mettre à la place d’un Israélien, ça me semblait plus difficile et – bêtement, je l’admets – inutile : ils sont les méchants, les agresseurs, les forts, affaire réglée. Là, j’ai l’impression d’avoir un peu équilibré les choses en moi-même.

La seconde impression que je retire de cette écoute matinale, c’est que l’espoir est mort, là-bas, dans ce bout de désert trente fois plus petit que le Texas. Plus personne ne veut vraiment de solution, malgré les mots, l’inutilité des mots.
Sarna raconte comment, lorsqu’il parle avec des Palestiniens, il se sent comme un invité mal élevé parce qu’il leur dit que non, ça ne va pas s’arranger, en tout cas pas tout seul. L’espoir est tellement mort que c’est malpoli de le dire. On ne peut que chanter sa mémoire comme une incantation.
Sarna est lucide. Il dit que son pays est un pays high tech lancé dans une guerre tribale d’il y a 500 ans, un pays qui ne veut pas choisir entre iPode et high God. Sous la formule, il y a du vrai. Mais je ne limiterais pas à « son pays ». Sauf que le dire, ça ne suffit pas. Sarna est un des plus anciens militants de la paix, et j’ai le sentiment qu’il ne milite plus. Qu’il a décidé de leur foutre la paix, pour qu’ils puissent continuer la guerre jusqu’à disparition des combattants.

D’accord, lucidité, désenchantement, obsèques de l’espoir, tout ça… maintenant, foutez-nous aussi la paix ! Grandissez un peu, faites un geste, je ne sais pas, juste un sourire, et arrêtez de mettre la responsabilité sur le dos d’un autre. Ce n’est pas aux Etats-Unis ou à l’Europe de siffler la fin de la partie. Ce n’est pas l’Iran, ce n’est pas la Syrie ou l’Arabie Saoudite. Arrêtez d’attendre que l’espoir, non content d’être mort, soit froid et oublié. J’en ai un peu marre.

Et dans le cadre d’une opération « rendons le sourire à nos contemporains sans trop leur faire les poches » je me contente de rappeler que Blaguàparts ne coûte que 15 euros pour 16 nouvelles, ce qui fait 1 euros la nouvelle avec une nouvelle offerte.

Quelques grammes de blague dans un monde de merde

La morale des mots à mort

Posted in Non classé par Laurent Gidon sur 25 novembre, 2009
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Je n’aime pas critiquer mes confrères. D’abord parce que c’est souvent trop facile : on se drape dans son intégrité pour fustiger des publicitaires forcément vendus au grand capital ou pire, aux intérêts sordides des puissants. Et surtout parce que, en général, on ne sait pas ce que les créatifs et commerciaux de la publicité doivent avaler, comment ils doivent tordre leur talent, pour répondre aux attentes d’un client au final tout puissant.

Mais là, quand même, ça déborde. Question de mots et de morale. Je vous raconte.

C’est une annonce presse parue dans Télérama. On y lit en titre :
DE CE QUE L’HISTOIRE A FAIT DE MIEUX, À CE QUE VOUS FAITES LE MIEUX.

On y voit, à gauche des ruines restaurées, et à droite un homme endormi sur une plage.

C’est beau, l’image et les mots résonnent, on sent qu’en ces lieux, le temps vous donne du temps, que les traces du passé vous nourrissent et vous ressourcent, qu’il est bon de s’y sentir en filiation avec une humanité continue. C’est bien fait, quoi, de la belle ouvrage.

Pour qui, tous ces talents réunis ?
La Grèce ? L’Afrique du Sud célébrant la fin de l’apartheid ? L’Italie de la Renaissance ?
Non. Israël. Et là, tout change de sens.

Je tiens à rappeler que je porte le nom du prophète Gédéon, connu pour avoir donné la victoire aux tribus d’Israël et refusé d’être roi, ceci pour raser de près le chiendent antisémite qu’on pourrait s’empresser de voir pousser sous mes pieds. Je n’ai rien contre ce pays ni son peuple, même si je conserve mon droit critique quant à la politique menée par son gouvernement et son armée.

Donc, Israël. Ce que l’Histoire a fait de mieux.
Beau programme en forme de slogan politique censé asseoir la prééminence de l’État hébreux sur cette Terre. En oubliant le sang versé qui coule encore. En oubliant les murs dressés. En oubliant les maisons et les famille passées au bulldozer… En oubliant ce furoncle dont le pus infecte l’histoire du monde.

Et ce que vous faites de mieux : dormir.
Dormir sur la plage pendant les évictions et les actions armées. Dormir au soleil pendant qu’on canarde à la roquette et qu’on répond à coup d’obus expérimentaux au phosphore. Dormir pendant qu’on sait, et qu’on continue, à longueur de journaux télévisés et de débats, de nous expliquer combien le problème est trop compliqué pour être compris, voire résolu. Dormir pendant qu’on meurt, à quelques dizaines de mètres parfois du site touristique.
C’est certain, voilà ce que l’on fait de mieux, depuis cinquante ans.

L’agence qui a signé ce superbe exemple de publicité à double tranchant s’appelle Les Ouvriers du Paradis. Étonnant, non ? Un publicitaire, fut-il la main ouvrière d’un éden de consommation, a toujours le pouvoir de s’arrêter, de dire non, de garder sa morale, non pas intacte (faut pas rêver), mais un peu lavée.

Moi, dire du mal d’un confrère ? Le moins possible, mais là, quand même…

Subjectif Gaza

Posted in Non classé par Laurent Gidon sur 16 janvier, 2009
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Je me suis réveillé en plein rêve, et c’était un cauchemar. Je vais essayer de vous raconter ce que j’ai ressenti : ce rêve n’a aucune portée morale, il ne symbolise rien, n’accuse pas. Mais il m’habite encore.

Je courais dans un dédale de couloirs bien propres. Je courais parce que j’avais peur. Mais courir ne servait à rien : ce dont j’avais peur était partout. Je courais quand même, peut-être pour résister à la panique qui m’aurait cloué au sol. Je n’étais pas seul, d’autres couraient derrière moi.
Et soudain il y a eu un éclair blanc, dilaté comme peuvent l’être les éclairs dans les rêves. Pendant cette boursouflure du temps, j’ai pu éprouver toutes les émotions générées par cet éclair, superposées.
L’angoisse finale qui m’a étouffé en réalisant que tout allait s’arrêter, ma vie, le monde, tout.
L’injustice d’être le premier face à l’éclair, alors que les autres, derrière, seraient peut-être protégés (c’est moche d’avoir pensé ça, mais je dis tout, alors…).
La douleur d’une lame de feu qui m’a entamé la chair.
Les hurlements des autres, atteints eux aussi, tronçonnés, explosés, éparpillés.
L’impression que l’air devenu brûlant se ruait dans ma gorge, mes poumons, cramait tout dedans.
La tristesse de sentir que tout cela ne serait pas réparable, que mon corps était fichu, un sentiment de perte définitive.
Et la douleur, la douleur, la douleur, non plus comme une information physique, mais comme un embrasement qui s’installe et occupe tout.

Quand je me suis réveillé, j’ai immédiatement relié la présence de ce rêve à un article lu hier sur la guerre à Gaza. D’après des chirurgiens européens en poste humanitaire dans un hôpital de la ville, un nouveau type de blessure est apparu. Ils n’avaient jamais vu des corps ainsi coupés en deux, de membres, surtout des jambes, amputés et brûlés en même temps. Ils évoquent la possibilité d’armes nouvelles, d’origine américaine, testées pendant ces attaques.

Je ne sais pas quoi en penser. Je me demande s’il faut penser, ou seulement supplier que cela s’arrête.

On ne peut pas regarder ce qui se passe à gaza de manière objective. Cela ne servirait à rien. Compter des morts et des blessés ? Pourquoi ? Chercher des responsabilités, exiger plus de justice ? C’est n’importe quoi.
Je demande que tout ceux qui y réfléchissent commencent par un peu de subjectivité. Sentez-vous sujet de ces actes en cours. Sujet palestinien, terroriste ou non, qui vit dans la peur et sent le piège se refermer avant d’exploser en douleur. Sujet israélien qui court à côté de son char, craint pour sa vie, tire sur tout ce qui bouge, espère pouvoir vivre encore un peu après ça. Tentez d’éprouver toutes ces peurs, toutes ces douleurs, et puis essayez de justifier ça, d’un bord comme de l’autre.

On va me dire que c’est un peu facile de faire vibrer la corde sensible. Qu’il faut penser autrement pour pouvoir penser juste.
Non, ce qui est facile, c’est de ne rien ressentir pour compter en paix.