Comme ça s'écrit…


Que lâchent nos digues !

Posted in Admiration,Réflexitude par Laurent Gidon sur 28 août, 2023
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Si Hitler, Staline et Pol-Pot (pour ne citer qu’eux) sont en enfer, il me semble fort possible de les voir en sortir bientôt avec les honneurs car, collectivement, nous faisons pire aujourd’hui. Pire, non sous l’angle du solde comptable des méfaits, mais parce que nous savons ce qui a déjà été réalisé, et nous empruntons pourtant le même chemin, bardés souvent des mêmes prétextes.
Pendant vingt et quelques années, dans mon petit monde intérieur on m’a surtout appelé Papa. Par la grâce d’un divorce me voici de nouveau rendu à moi-même, sans autre fonction qu’être ce que je fais de moi au jour le jour, sans autres devoirs que ceux auxquels je m’astreins de ma seule volonté.
Bien sûr, je conserve une éminente position paternelle que même la mort ne m’ôtera pas. Mes fils savent qui a foulé le chemin avant eux. Ils n’ont plus le même besoin de père, chacun éclaire sa propre route.
Le sentiment d’appartenir à nul autre qu’au genre humain permet de se sentir aussi bien russe qu’ukrainien, migrant que législateur ou policier aux frontières…
Chacun a ses raisons : en voilà une banalité ! Il me semble moins trivial d’en être traversé, de sentir en soi les raisons de chacun. Sortir du « je suis ceci, ou cela… » qui sous-entend « je ne suis que… et je ne suis pas… » pour accéder à plus large appartenance. S’ouvre alors la porte de la compassion, domaine infini.
Ce sentiment ne nous tirera pas le cul des ronces – comme l’énonce une ancienne éditrice – mais apaise la colère, si ce n’est la douleur.
Se souvenir aussi que l’impression que rien ne change n’est qu’une illusion. Le changement est la seule règle qui nous régit.
J’ai récemment lu – avec difficultés d’abord, puis un intérêt grandissant – le dernier roman de Cormac McCarty, et je ne résiste pas au plaisir d’en citer ce passage plein d’à-propos :

Les horreurs du passé s’émoussent, et ce faisant nous rendent aveugles à un monde qui se précipite vers des ténèbres excédant les hypothèses les plus amères. Ça promet d’être intéressant. Lorsque l’avènement de la nuit absolue sera enfin reconnu comme irréversible même le plus froid des cyniques sera étonné de la célérité avec laquelle toute règle, toute restriction qui maintient debout cet édifice branlant sera abandonnée et toute déviance adoptée avec enthousiasme. Ça devrait être un sacré spectacle, si bref soit-il.
Cormac McCarthy – Le Passager – L’Olivier, 2023 / The Passenger, 2022, traduction de Serge Chauvin


Oui, Cormac, cela promet d’être intéressant, désolé de ne pas vous compter parmi les spectateurs. Hélas, une complaisance générale dans la haine et la souffrance empêchera la plupart d’entre nous de profiter du spectacle. Voici le moment de ne pas résister à l’envie de citer N.N. Taleb :

Vivre aujourd’hui sur cette planète nécessite beaucoup plus d’imagination que nous ne sommes programmés pour en avoir. Nous manquons d’imagination et nous la réprimons chez les autres.
Nassim Nicholas Taleb – Le Cygne Noir – 2008, les Belles Lettres, traduction de Christine Rimoldy (The Black Swan, 2007)

Ayant passé quelques jours loin de tout réseau, j’ai lu entre autres Le Silence et la colère, de Pierre Lemaitre, et je le remercie pour ces bons moments passés ensemble.

Bordèlement

Posted in Admiration par Laurent Gidon sur 20 avril, 2023

Face à la bordélisation ambiante, prendre la parole pour aigrir un peu plus l’atmosphère ne me semble pas être le lot d’un honnête homme.
Autant rapporter la parole d’un autre.
Je l’ai trouvée dans un livre pas d’aujourd’hui, à vous de faire le lien avec une guerre en cours, des manifestations policées ou une pyramide électrique :

J’ai envie de prendre ma couronne de Français et de la frotter un peu pour la faire briller davantage.
— Vous croyez que ça va s’arranger ? me demande-t-elle.
Je me méfie des choses « qui s’arrangent ». Cela fait parfois deux vaincus au lieu d’un seul.

« Pourquoi la police n’a-t-elle pas tiré ? C’est honteux, les agents sont restés dans leur voiture alors qu’on pillait mon magasin sous leur nez. » Il aurait voulu voir des gosses de quinze, seize ans tués pour quelques caleçons. Sans doute étaient-ils de qualité supérieure.

Les ordures s’accumulent en tas qui grandissent à vue d’œil – ces montagnes d’ordures qui sont toujours le premier signe des civilisations en panne.

Ces mots sont de Romain Gary, dans Chien Blanc, publié chez Gallimard en 1970. Je vous le recommande.

Réfléchir froidement avant de parler permet parfois de parler bien au-delà de son cercle et de son époque.
Vous constaterez qu’il n’y a aucun lien avec certaines déclarations sur l’Égypte antique, l’électricité et l’Afrique en Europe.
On ne peut pas non plus traiter d’un coup toute la misère du monde, fût-on Émile Ajar.

Quant à moi, j’ai du bois à couper, je retourne me taire.

Romain Gary, sans doute dubitatif

PS. Concernant cette histoire d’électricité pharaonique, la question n’est pas de savoir si c’est scientifiquement vrai ou pas, ou à tant de pourcents, mais de bien se rendre compte de la portée des réactions : mépris d’un côté, réveil de fierté de l’autre (si tant est qu’il n’y ait que deux côtés, bien sûr). C’est cette fierté réveillée qui m’a fait toucher du doigt l’ampleur du sentiment d’humiliation permanente qui étreint tant de nos contemporains. La paix sur eux.

Ukraine Today

Posted in Réflexitude par Laurent Gidon sur 5 février, 2023

Difficile, à l’ère des Rézosocios dominants, de développer pour soi-même une pensée nuancée : tout me pousse à ne laisser affleurer que des opinions punchline.
Or, c’est le travail de mes seules émotions de m’amener à répondre, en un instant, oui ou non à telle situation perçue.
La réflexion devrait ensuite me permettre d’élargir cette perception première pour prendre en compte la globalité des faits et peut-être me positionner à l’opposée de mon émotion.
Au lieu de me laisser cette chance, je me surprends à sélectionner les informations qui renforcent ou justifient ma réaction initiale.
Pourtant, je tente de m’astreindre à une réflexion m’amenant à une position plus complexe que le simple bien/mal.
C’est payant, mais ça prend du temps.

Me faut-il ensuite faire le chemin inverse pour résumer en punchlines cette pensée nuancée avant de l’injecter dans les Rézosocios ? Peut-être…

On ne peut pas être vertueux par intermittence et exiger que l’autre le soit en permanence. C’est trop facile alors de le traiter en ennemi.

Comment croire que les médias de l’ennemi font la propagande du Kremlin, alors que les nôtres seraient objectifs, forcément objectifs ?
Nos journaux et nos chaînes de télé ne sont-ils pas détenus par quelques oligarques ou par l’Élysée ?
N’y a-t-il, en France et en Europe, aucune proximité entre les grands patrons et le personnel politique ?
À qui profite le grand marché ukrainien ?
(vous voyez comme c’est facile ? continuons)

Scoop : les armes tuent quand on s’en sert.
Livrer plus d’armes à un belligérant ne va pas faire basculer le conflit comme si une balance pesait les forces en présence pour décider qui va gagner sans livrer le combat.
Il va falloir s’en servir, faire plus de morts, plus de blessés, plus de destructions… sans même être sûr d’emporter la décision.
Il y a maintenant deux mille trois cents ans que Pyrrhus nous a montré le chemin à ne pas prendre.

Nos analystes expliquent combien les intérêts de la France et de l’Europe (voire de toute notre belle civilisation occidentale) sont en jeu en Ukraine.
Je veux bien les croire : il se livre là-bas une guerre par procuration.
Combien de morts et de blessés faudra-t-il pour assurer – temporairement – notre sécurité en seconde ligne ?

Il me semble très facile, depuis mon village en paix, d’accepter que des Ukrainiens tuent et meurent pour ma sécurité : il me suffit de ne rien faire et ne rien dire, business as usual.
Nos dirigeants se chargent de déléguer l’horreur.
En cas d’inconfort, se connecter aux médias qui nous rassurent sur notre bon droit à soutenir la guerre.

Rappel de cette citation d’Alexis Jenni, toujours aussi actuelle :

La force ne se donne jamais tort : quand son usage échoue, on croit toujours qu’avec un peu plus de force on aurait réussi. Alors on recommence, plus fort, et on perd encore, avec un peu plus de dégâts. La force ne comprend jamais rien, et ceux qui en ont usé contemplent leur échec avec mélancolie, ils rêvent d’y revenir.

À quel rêve mélancolique se livrent ceux qui ont épuisé une guerre Pacifique en larguant deux bombes atomiques, une guerre coréenne en traçant une ligne, une guerre vietnamienne et deux guerres irakiennes en abandonnant la région une fois détruite, une guerre « contre le terrorisme » en laissant la place à des fous de dieu ? J’exagère à peine.
Et pourtant nous leur devons une partie de nos libertés, de nos plaisirs, de nos rêves.
Chacun se plie aux allégeances qu’il mérite.

Ce que chacun inflige à son prochain, personne d’autre que soi-même ne le justifie au moment de tirer ou de frapper.
La seule loyauté qui vaille n’est pas envers une fiction (nation, idée, classe, communauté…), mais la loyauté à soi-même. À condition d’accepter la responsabilité qui l’accompagne.
La vertu c’est bien, ça tient chaud l’hiver.
La nuance n’est qu’une couverture pauvrement rapiécée.
J’accepte d’avoir un peu froid, car c’est bien de ce froid que je tremble.

Étonnamment je me livre à la lecture du Mage du Kremlin, de Giuliano da Empoli.

Exercices d’exergues

Posted in Admiration,Textes par Laurent Gidon sur 14 janvier, 2023

Le terme exact pour désigner une sentence placée en tête d’un livre ou d’un chapitre serait plutôt épigraphe, mais exergue assonait mieux pour l’exercice.
Donc voici la recension de cette petite manie qui m’a prise : au cours de mes lectures, repérer toute phrase ou passage qui aurait sa place en exergue (ou plutôt en épigraphe, donc) d’un de mes romans, puis l’y placer.
Pour chacun je ne mets que le titre, les épigraphe proposées permettant aux esprits joueurs de se faire une idée du thème de l’ouvrage.

Persistance

Si je ne suis plus ici tu pourras encore me parler. Tu pourras me parler et je te parlerai. Tu verras.
Cormac McCarthy – La Route

Comme tu avais toujours été certain qu’il vivrait jusqu’à un âge avancé, tu n’as jamais trouvé urgent de dissiper la brume qui avait toujours flotté entre vous, et, par conséquent, quand l’évidence de sa mort soudaine, inattendue, s’est finalement imposée à toi, il t’est resté une sensation de tâche non terminée, une frustration sourde de choses non dites, d’occasions ratées à jamais.
Paul Auster – Chronique d’hiver

En écrivant, j’accomplis un travail que personne ne m’a demandé de faire – à part bien sûr quelques herbes folles et le sourire infailliblement lumineux de mon père disparu.
Christian Bobin – Un Assassin blanc comme neige

Quelque chose d’autre

Les chercheurs sont ce qu’ils cherchent.
Jorge Luis Borges – Le Simorgh et L’Aigle. In : Neuf essais sur Dante

La littérature sert à expliquer la complexité de l’univers, car le récit a pour point de départ un lieu et un moment précis.
Luis Sepulveda – Ingrédients pour une vie de passions formidablesFable du chat de Felipe Gonzàlez

La Bousculante (inachevé)

Au bout du petit matin, cette ville inerte et ses au-delà de lèpres, de consomption, de famines, de peurs tapies dans les ravins, de peurs juchées dans les arbres, de peurs creusées dans le sol, de peurs en dérive dans le ciel, de peurs amoncelées et ses fumerolles d’angoisse.
Aimé Césaire – Cahier d’un retour au pays natal

Comme des riches

Pourtant, quand son esprit n’était pas obnubilé par les tempêtes, son intelligence naturelle lui permettait de deviner bien des choses et, notamment, de différencier les livres qui disaient vrai des autres.
Jean-Paul Dubois – Hommes entre eux

L’usage veut que le condamné le moins coupable ouvre le bal pour qu’il n’ait pas à assister à la mise à mort des autres.
Joseph Andras – De nos frères blessés

Berlineround

C’est le temps du petit homme qui commence,
Le petit homme indistinct,
Pareil en tout point à son voisin,
Le petit homme qui n’est grand que par sa souffrance,
Et par ce qu’il est capable d’endurer,
C’est de cela qu’on a besoin.
Laurent Gaudé – Nous, l’Europe

Très loin, très vite

« D’ailleurs c’est toujours comme ça : on ne comprend jamais rien, et un soir, on finit par en mourir. »
Jean-Luc Godard – Alphaville

L’âme est un jeune tigre qui bondit par-dessus la mort.
Christian Bobin

Tirs croisés

Je n’ai pas peur. […] Mais le fait est que nous vivons dans une société arriérée et mensongère, et je ne suis pas prêt à payer le prix de la sottise des autres.
Alaa el Aswany – J’ai couru vers la mer

Les râleurs et les ravis se ressemblent plus qu’il n’y paraît : mêmes certitudes et même volonté de ne voir du monde qu’un seul de ses côtés.
Christophe André – Et n’oublie pas d’être heureux

Vaincre sans combattre

À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire
Pierre Corneille – Le Cid

… mais on triomphe !
Anonyme (publicité)

Ah, le bel exercice consistant à se jucher sur l’épaule des géants. Merci à eux !

Et à l’heure où tout le monde relit Proust (ne niez pas) j’ai pour ma part relu La Route, de Cormac McCarthy (dans la traduction de François Hirsh pour l’Olivier). J’en avais déjà parlé et je n’ai pas regretté de refaire l’expérience.

Annéevirus (rupture d’)

Posted in Non classé,Textes par Laurent Gidon sur 6 janvier, 2023
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Je m’aperçois que, tout entier livré à mes agacements rougeoyants, j’ai oublié de souhaiter une année bonne à la foule des lecteurs qui se presse en ces lieux comme je le fais chaque nouvel an par la publication de l’antépénultième micro-nouvelle de vœux.
Alors voici le petit texte envoyé aux proches pour fêter le Noël 2020.

Noël au virus… Pâques tout bonus

Depuis quelque temps le responsable de la sécurité du laboratoire P4 surveillait tout particulièrement les agissements de la professeure Tournefol. Cette dernière dirigeait des recherches sur les liens entre le microbiote intestinal (quelques milliards de bactéries que nous avons tous dans le ventre) et les systèmes immunitaire et nerveux. Elle croisait ces études avec des travaux sur les changements de comportement suite à infection parasitaire, comme ces grillons qui se jettent soudain à l’eau, contrôlés par un ver parasite se reproduisant en milieu aquatique.

Selon le responsable de la sécurité, le comportement de Tournefol semblait salement parasité.

C’était du sérieux. On ne badine pas avec la sécurité dans un labo P4 où se cultivent des micro-organismes très pathogènes, top dangerosité, ni vaccin protecteur ni traitement médical… Certes, haute technologie et procédures drastiques évitent qu’un pathogène ne s’échappe, mais il reste le facteur humain. Cette grande gigue de Tournefol avait tout d’un fichu facteur humain.

Elle avait changé, soudain trop ouvertement gentille, attentionnée, serviable : autant de signes qui ne trompent pas un spécialiste en sûreté biologique.

« C’est une terroriste ! » se dit soudain le sécuritaire, comme une évidence frappante. Tournefol ne pouvait être que la taupe d’une cellule dormante qui allait se réveiller pour Noël. Il devait agir, et vite !

Ce soir-là il scrutait les écrans du central de surveillance, suivant les déplacements de la professeure. À quel moment avait-elle subtilisé un peu de virus pour le diffuser à l’extérieur ? Il était incapable de le dire, mais il le sentait, il le savait : elle passait à l’action.

Et il avait raison.

Il ne se trompait que sur le vecteur. En bonne joueuse de Plague Inc. (renseignez-vous auprès des moins de 20 ans) Tournefol ne transportait pas le virus dans une fiole ou une capsule, mais en elle-même, s’étant auto-infectée quelques jours auparavant malgré les risques encourus. Ce qui expliquait d’ailleurs son récent changement de comportement. Elle était maintenant contagieuse, plus rien ni personne ne l’arrêterait.

Rien ni personne ? C’était compter sans le haut responsable de la haute sécurité.

Bien que n’ayant rien de précis à lui reprocher il la stoppa alors qu’elle quittait la zone hautement sécurisée, lui demanda de bien vouloir vider son sac, ses poches, sa bouche même, qu’il inspecta avant de se livrer à une palpation corporelle qui fit glousser la professeure. Il ne trouva rien.

« Allez, Joyeuses Fêtes et sans rancune ! » lui lança alors une Tournefol tout sourire. Et, dans un geste sidérant que le responsable de la sécurité n’aurait jamais osé prévoir, elle lui souleva son masque et lui claqua deux grosses bises sur les joues.

L’homme de l’art la regarda s’éloigner de son pas dansant, ressentant encore la fraîcheur de son haleine sur sa figure. Une terroriste, ça ? L’idée même semblait s’éloigner à grands pas. Bah, il s’était sans doute trompé…

Et pourtant, trois jours plus tard, il sera le premier à ressentir les symptômes liés au parasito-virus No-L/20 breveté Tournefol. Et quels symptômes ! Empathie, compassion, besoin irrépressible d’aider son prochain… la totale ! En tant que patient n°1 – le zéro, c’est Tournafol – sa nouvelle passion pour l’autre, tous les autres, le conduisit à répandre le virus plus vite que toute autre épidémie précédente.

D’ici Noël la face du monde ne sera peut-être pas changée, mais aux premiers jours de 2021 les effets du virus parasite seront déjà sensibles au-delà des frontières et à Pâque l’avenir de l’Humanité aura pris une nouvelle voie. Bonne Année prochaine !

Scénarios Désespoirs

Posted in Promo,Réflexitude,Vittérature par Laurent Gidon sur 4 janvier, 2023

Dans au moins une de ses conférences Alain Damasio développe la notion de pré-scénarisation des comportements via l’imaginaire. Les narrations dans lesquelles nous baignons, du roman à la série télé, préparent les esprits et les corps à réagir d’une certaine façon à des situations qui peuvent advenir dans la réalité.
Sans même parler des sujets traités, le choix répété d’une structure narrative plutôt qu’une autre constitue un outil de formatage particulièrement efficace, puisque souvent inconscient chez le lecteur ou le spectateur. Construire toutes les histoires que l’on publie sur les ressorts du thriller, ceci bien sûr pour des raisons d’efficacité narrative « sinon ce sera chiant, ça se vendra pas », me semble jouer un rôle majeur.

Les éditeurs, lorsqu’on leur parle de censure, clament haut et fort qu’aucune censure n’est pratiquée dans l’édition française, que bien sûr tous les sujets y ont leur place.
C’est vrai pour les sujets, mais pas pour les structures narratives.
Il suffit à un décideur littéraire (ou commercial) de dire « ça manque de tension, ça ne fonctionne pas, ça ne se vendra pas… » pour refuser un texte qui sort des schémas narratifs consacrés par l’habitude et les chiffres de vente. Sans penser à mal.
Pas de censure donc, mais un pragmatisme qui concentre toute la production, notamment dans les domaines de l’imaginaire, sur une seule façon de raconter les histoires, et donc de pré-scénariser les esprits.

J’ai récemment accepté d’écrire pour la revue Galaxie (n°81, en précommande ICI) un article sur la Red Team. sujet sur lequel j’avais déjà commis un post ici, voici 18 mois.
On m’a demandé cette fois-ci d’argumenter en faveur de cette équipe d’auteurs de SF et de designers soit engagée pour penser les menaces et la guerre à l’horizon 2035. Un autre article devait argumenter contre.
L’exercice de logique et d’empathie me paraissait intéressant, puisque a priori j’étais opposé principe d’artiste inféodés à un pouvoir militaire : j’allais devoir penser contre moi-même.
Tellement obnubilé par cette idée d’opposition à ma propre opinion, j’ai oublié de traiter l’écueil majeur que représente la pré-scénarisation.

Pourtant, le mot scénario est omniprésent dans la communication de la Red Team.
En les publiant sur Internet, en les racontant dans déjà au moins un livre, ses membres participent à une pré-scénarisation que je formulerais ainsi : « à l’avenir il y aura toujours des menaces, de formes inattendues, mais déjà prises en compte par ceux qui nous défendent ». Ce serait presque rassurant en première lecture.
Le sous-texte induit cependant cette injonction : « ayez peur de l’avenir comme les moutons du loup, mais faites confiance à vos bergers pour contrer les futures attaques de nouvelles races de loups.
(je reprends ici intentionnellement la typologie énoncée par le père de Chris Kyle dans le film de Clint Eastwood).

Mon inconscient a bien fait de me masquer ce point de vue car je dois bien reconnaître a posteriori que, sous cet angle, je ne trouve pas d’argument pour défendre la Red Team.
Il ne s’agit pas d’un organe de propagande – trop gros, trop ridicule, le style presque fasciste de l’iconographie en démine le spectre par le second degré – mais d’un outil de plus pour limiter l’imaginaire à une désespérante forme d’affrontement permanent.
Ainsi coincés dans ces narrations préalables, nous ne pouvons plus qu’envisager l’autre comme un ennemi à venir, et surtout accepter par avance tout ce qu’on nous imposera, pour nous en protéger, forcément pour nous protéger.
La Red Team, c’est ça : un carcan de pensée supplémentaire pour paver l’avenir, enfer et bonnes intentions mêlés.
En réponse, je me permettrai juste de citer de nouveau Joë Bousquet : « L’écrivain qui cherche à faire désespérer l’homme de lui-même est un médiocre et un salaud« .

En écho, j’ai lu Desperados, de Joseph O’Connor, traduit par Pierrick Masquart et gérard Meudal chez Phébus, et c’était plutôt bien, côté désepérance. Bonne Année !

Lecteur écriveur

Posted in Admiration,Vittérature par Laurent Gidon sur 1 décembre, 2022
Sculpture d’après Escher : JC. Virleux

Chaque bon livre que je lis, en tout cas chaque livre que je trouve bon, me donne des leçons d’écriture.
C’est parfois une question de tournures de phrase, de choix de narrateur, de voix perceptible, de construction de l’histoire ou du roman tout entier.
Par exemple je viens de relire Une Vie française, de Jean-Paul Dubois (je relis Jean-Paul Dubois comme d’autres relisent Proust) et j’y ai éprouvé à chaque page le cocktail délicieux d’admiration et d’envie dont je m’étais délecté à la première lecture.
Nouvelle moisson de citations, avec entre autres : « Après les diamants giscardiens, les prébendes mitterrandiennes, voici qu’était venu le temps des tire-goussets chiraquiens. Décidément, nos immodestes monarques moralement amollis avaient l’éthique de plus en plus légère, et la main, elle, singulièrement lourde. » qui m’a de nouveau mis à genou.
Qu’aurait écrit Jean-Paul si, prolongeant son roman au-delà de 2005 il avait eu à parler de Sarkozy, Hollande et Macron ? J’en tremble de joie et de frustration mêlées.
Mais il n’y a pas que Dubois pour m’ouvrir des voies inattendues.

Une phrase toute simple, comme « Le monde ne paraissait jamais aussi paisible qu’après une chute de neige. » écrite par Joyce Maynard et traduite par Florence Levy-Paolini, m’ouvre de multiples portes.
Je pense ainsi à ce choix de mots, tous très courants, dont l’agencement me donne pourtant l’impression de les avoir jamais lu ainsi ailleurs.
L’auteure a-t-elle eu conscience de cet effet de première fois ? L’a-t-elle recherché, après plusieurs essais, sous l’apparente simplicité ? Ou bien est-ce moi seul qui me perds dans ce questionnement ?
La phrase lui serait venue comme ça, c’est tout.
Je m’interroge sur le narrateur : est-ce l’auteur ou son personnage qui émet cette opinion ? Y a-t-il derrière cette ambiguïté une volonté de favoriser la proximité du lecteur avec le personnage comme avec l’écrivain ? Est-ce une façon de faire très américaine qui ne nous viendrait pas à l’esprit ?
Je me demande comment j’aurais exprimé la même idée : peut-être avec quelque chose de plus plat comme « Le monde paraît très paisible après une chute de neige. » Et je m’en veux alors, bien que n’ayant pas eu à écrire cette phrase, de m’imaginer ne pas chercher plus loin, de m’arrêter à la première formulation descriptive qui me vient.
Ou alors j’aurais fait du Djeeb en lâchant les adjectifs et les adverbes dans un tourbillon de flocons qui, une fois posés, rendent enfin la nature à ses prédispositions mortifères. Bref, je me serais écouté écrire avant de me le reprocher.

En revanche j’ai beaucoup plus de mal à tirer parti de ce qui ne me plaît pas dans un livre que je trouve moins bon.
Je viens d’en finir un (lu jusqu’au bout malgré mon manque d’intérêt) et je me suis arrêté sur nombre de phrases, de formulations, d’idées, que je trouvais lourdes, inadéquates, banales, sans réussir à préciser cette impression.
Sur la construction, je parviens à me faire une idée assez nette : le roman commence vraiment à la page 50 (il en compte 129) et répète sans vergogne plusieurs scènes dépourvues de réelle importance avant de se perdre dans une accumulation de poncifs science-fictifs en forme de sornettes d’alarme.
L’agacement que j’éprouve en lisant m’incite à me demander si je ne succomberais pas au même travers dans mes propres romans.
Hélas, cette question auto-administrée ne m’aide pas beaucoup à m’améliorer.

Dans mes écrits, je me sens soumis à la pression de l’évidence : ça se passe comme je l’ai écrit au premier jet et ne peut plus se passer autrement.
Une action de mes personnages en entraîne une autre, qui en déclenche une troisième, selon un enchaînement qui me paraît tellement logique que rien ne peut plus m’en détourner.
Si les personnages sont piégés quelque part je n’imagine qu’une seule façon – réaliste, forcément réaliste – de les en tirer.
Toute remarque d’un lecteur sur la structure de l’histoire, toute proposition de coupe ou de développement, se heurte à ma propre limite : mais… enfin, non, ce n’est pas possible, ça ne tiendrait pas debout !
Une telle réaction de ma part passera pour de l’arrogance alors que c’est seulement de l’incapacité à quitter la cage narrative dans laquelle je me suis enfermé.

Heureusement il m’arrive parfois de trouver la clé et d’entrouvrir la grille.
L’éditeur à qui j’ai adressé le premier jet d’un roman où un personnage se suicidait en montagne m’a répondu ne pas pouvoir publier un livre reposant sur un tel événement.
Il n’y avait pas de demande de correction, mais je me la formulais quand même : pouvais-je changer l’histoire, raconter autre chose, autrement ?
Non, bien sûr, puisque toute une moitié du roman (notamment les réactions du second de cordée) reposait sur ce suicide. Je me suis senti bloqué, prêt à tout jeter.
Et puis, je me suis calmé, j’ai réfléchi en termes d’opportunités : ce refus pouvait-il me mettre en situation d’améliorer le texte ?
D’autres possibilités, moins radicales que forcer le passage ou tout jeter, me sont apparues.
Fallait-il que le suicide soit explicite ? Pouvais-je modifier légèrement le scénario pour laisser planer un doute et justifier de manière encore plus complète l’évolution du personnage survivant ?
Oui, c’était possible.
Au lieu d’une scène un peu caricaturale décrivant le saut dans le vide d’un dépressif après un discours larmoyant, je me suis orienté vers une résolution plus énigmatique : une descente en rappel silencieuse et une corde soudain libre, plus personne au bout. Le deuxième grimpeur se retrouvait seul, sans explication, partagé entre la peur et la tristesse. Cela me semblait mieux et me permettait ensuite de traiter le suicide comme une simple hypothèse, évoquée par un autre personnage, ce qui enrichissait sa relation au survivant.

Le roman ne sera pas publié pour autant, l’éditeur arguant d’un autre motif de refus. Il me faudra en trouver un autre.
En attendant, je continue de labourer le texte, avec de l’aide : une relectrice vient de faire un énorme travail dessus, essentiellement sur des détails.
Une de ses rares remarques d’ordre général m’a toutefois replongé dans ma cage narrative : un personnage adulte lui paraît manquer de maturité et d’intérêt dans ses expressions.
OK, mais je ne peux le faire agir ou parler autrement. Il est façonné ainsi dans mon esprit, par l’histoire que je lui ai inventée, et il ne peut plus en bouger.
C’est idiot, je le sais, rien de ce que j’ai écrit ne repose sur une réalité ou un passé indéformable. Je ne suis soumis qu’à mes limites.
Alors, je reprends un livre, en espérant le trouver bon, à la recherche d’admirations et de questions qui me feront envisager ma propre écriture sous un jour plus souple et plus ouvert.

J’ai donc lu Où vivaient les Gens heureux, de Joyce Maynard, traduit par Florence Levy-Paolini aux éditions Philippe Rey.

Point Scriptorium

Posted in Ateliers,Textes par Laurent Gidon sur 24 août, 2022

Fin juillet de cette année j’ai eu la chance de partir en résidence d’auteur Vacances Apprenantes dans une colonie VVL à Châtel.
Quinze jours en immersion avec 23 jeunes venus de banlieue parisienne, quatre animateurs (dont une trice), un directeur de centre et six employés techniques (cuisiniers, lingère, plonge, ménage…).
Ma part du travail consistait à proposer des médiations sur l’écriture et la lecture (30% du temps) et à écrire un livre (les 70% restants).
Me connaissant, je ne me suis pas limité à cette approche quantitative et mes activités se sont étoffées de randos VTT, trail, escalade sauvage sur mur de pierre, VTT de descente (avec légères blessures)… Je me suis même refait les vingt dernier kilomètres d’une étape du Tour de France.
Bilan très positif, tant sur le plan relationnel – plaisir de rencontrer des gens si différents qui m’acceptent sans questions – que scriptural.
J’étais parti avec un projet de roman pour ados… qui est resté à l’état de projet (une histoire de fillette qui se retrouve en apesanteur dans son chalet de montagne quand son père s’en va travailler). Dès que je me suis trouvé immergé dans la colo, le matériau d’écriture s’est présenté de lui-même, et c’était moi avec tout ce qu’il y avait autour.
Résultat : un nouveau roman narrant les palpitantes aventures d’un écriveur, un peu déphasé, catapulté dans la vie trépidante d’une colonie de vacances en pleine montagne, et condamné à organiser la fuite du grand frère d’un des jeunes.
On y suit la confrontation entre les théories narratives non-conflictuelles de l’auteur et un scénario proche du polar, avec dealers de banlieue et trafiquants ukrainiens russophiles. Tous les personnages de la colo y jouent un rôle.
Plusieurs points de vue narratifs se croisent : externe omniscient pour les contextes ou l’action, intradiégétique pour deux personnages clés.
Le titre : À vaincre sans combattre
Référence au « À vaincre sans péril on triomphe sans gloire » de Corneille (Le Cid) cité en exergue.
237 mille caractères, premier jet écrit en un mois (défi Jean-Paul Dubois), pour des lecteurs dès 13 ans (je pense).

Extrait :

La colo, je ne sais pas encore si j’aime, c’est ma première.
Je m’appelle Sonia, j’ai bientôt quinze ans mais je ne les fais pas (j’ai autre chose à faire). On me prend pour une gamine. Quand j’étais plus petite – OK, disons quand j’étais ENCORE plus petite – ça m’a un peu gavée, j’avoue. Là maintenant, c’est plutôt mieux, j’en joue. On ne me calcule pas, je n’intéresse pas, juste la mioche qui ne dépasse pas. Résultat : je regarde et j’écoute, j’enregistre, tranquille.
Les autres filles se connaissent, elles voulaient toutes se mettre ensemble. Les anim’ ont tranché et je me suis retrouvée dans une chambre de quatre avec juste deux pestounes qui se prennent pour des dames. Shayann et Zoé, des prénoms qui ne vont tellement pas ensemble, et pourtant : pas possible de les décoller. Elles parlent mecs, fringues et maquillage, comme si leur top à peine bosselé pouvait les classer parmi les croqueuses. Les hommes, même les garçons, elles ne connaissent que par les vidéos TikTok : jamais elles n’y ont touché, et encore moins elles ne se sont laissé toucher. Mais j’en parle, je n’en sais rien. On verra.
Les anim’, ça va. J’aime bien Abbas, tout calme, du genre à te faire croire qu’un dieu veille effectivement sur nous. J’espère qu’il ne va pas choper le stress comme Amaury, ce serait dommage. Nous ne sommes que douze, sauf qu’un petit troupeau bien énervé, par temps d’orage, ça fait vite quelques dégâts. Stampede, ils appellent ça, les cow-boys dans les westerns. Et quand je regarde les garçons qui se la jouent un peu, je trouve qu’on n’est pas loin des bêtes à cornes. Mais bon, si ça se trouve ils sont charmants. Au moins quelques-uns. Au moins un. Sofiane, je ne connaissais pas comme prénom. Ça sonne presque fille, genre Sophie-Anne, sauf que lui, non, pas fille du tout. Plutôt le genre loup solitaire, ombrageux. Il faudra quand même que je vérifie ce que veux dire ombrageux dès qu’ils m’auront rendu mon téléphone. Ce serait dommage que je traite Sofiane juste de parasol.
Et puis il y a ce grand sifflet d’Antoine. Lui aussi, je me demande bien dans quel bac à fleurs il a poussé. Là, on dirait juste qu’il a été transplanté à la brutale dans un champ d’orties. Au moins il n’essaye pas d’avoir l’air de ce qu’il n’est pas. Et puis, quelqu’un qui déclare vouloir prendre son temps pour écrire des trucs ne peut pas être complètement mauvais. Tous les livres que j’ai lus, il a bien fallu qu’une autrice ou un écrivain les écrivent, non ?
Bon, l’atelier d’écriture : cata’ totale ! Le pauvre Antoine nous a fait un cours sur la chaîne du livre et la misère des pauvres écrivains qui ne gagnent pas une thune avec tout leur énorme travail qui n’intéresse personne. Je résume, mais c’était l’idée. Pourtant, il y avait quelques infos intéressantes sur les rapports auteur-éditeur, sur la ronde d’intermédiaires qui se passent le bouquin avant qu’il rejoigne ma bibliothèque, sur le doute quant à la qualité de ce qu’on écrit alors que le succès viendra minimum un an plus tard, ou pas du tout… Personne n’écoutait. Visiblement, au bout d’un quart d’heure il ne savait plus quoi nous dire.
J’ai tenté de le relancer un coup avec une question du genre « c’est où que vous trouvez vos idées ? » et c’était comme si j’avais mis cinquante euros dans le juke box. Il est reparti, sans s’arrêter même pour souffler, à nous balancer sa théorie de narration non-conflictuelle et comment on est trop formatés par les fictions qu’on voit ou qu’on lit partout. Toujours le même schéma, avec un héros qui a une mission, un combat à mener, une menace à éliminer, une belle à sauver. Il se paumait dans des exemples qui ne parlaient à aucun des djeuns : « Prenez Star Wars, le premier, enfin, le quatrième mais celui qui est sorti en premier, il y a tous les éléments, on dirait un catalogue, le jeune et sa quête, le vieux mentor, le pire méchant qui soit, et la princesse à secourir, une vraie caricature et… »
Même moi j’ai décroché. Pourtant, des livres j’en ai lus plein, et pas que des mauvais. Il faut bien qu’il se passe quelque chose dans une histoire, sinon c’est chiant. Mais Antoine, justement, il affirmait que non, c’était une question de talent de l’auteur. Il fallait oser sortir des schémas faciles, se détourner des trucs qui marchent à tous les coups, prendre le risque d’essayer de raconter autrement. Sinon, il disait, on façonne les imaginaires, on pré-scénarise les réponses aux crises dans la population. « Il n’y a plus qu’à désigner l’ennemi, et tout le monde est prêt à se battre, comme si c’était la seule solution. Il faudrait écrire d’autres histoires pour rappeler à chacun qu’il y a toujours plusieurs solutions, plusieurs choses à faire face à chaque situation, plusieurs… » Il était tout énervé à parler tout seul, avec de grands gestes, les cheveux en bataille. Une vraie caricature, comme il disait.
Il a fini par se taire pour boire un coup à sa bouteille. Les autres parlaient entre eux ou se bousculaient pour se faire tomber des chaises, complètement à côté du sujet. Ça m’a presque fait mal pour lui. Mais non, tranquille, comme s’il avait l’habitude du désastre, il a repris le cours de son atelier.

Voilà, c’était le début du chapitre Trois (il y a un chapitre Zéro). Prochaine tâche : faire relire, améliorer et trouver un éditeur. Facile…

En parallèle je lis Un Jardin de sable, de Earl Thompson, traduit par Jean-Charles Khalifa chez le très estimable Monsieur Toussaint Louverture.

Folamour(euses)

Posted in Réflexitude par Laurent Gidon sur 31 juillet, 2022
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Désolé, ça va être un peu long, mais ça les vaut…
Dans Two Minutes to Midnight, spectacle filmé en 2017 et 2018 et visible sur Arte.tv (CLIC), on peut voir – et surtout écouter – un gouvernement entièrement constitué de femmes (des actrices), interroger une palette d’expertes elle aussi féminine, pour faire face à la menace nucléaire brandie par le président un peu tout fou d’un autre pays.

Le décor est calqué sur celui de la War Room du film Dr Folamour de Kubrick.
Le titre fait référence à l’horloge de la fin du monde qui décompte le temps qu’il nous reste avant l’apocalypse nucléaire, minuit étant l’heure du déclenchement. À minuit moins deux, il est temps de réfléchir un peu.

Le procédé de ce documentaire théâtralisé m’a particulièrement intéressé. Seules les actrices ont un script, les expertes ne font que répondre aux situations proposées – une escalade de provocations nucléaires – selon leur expérience (certaine sont diplomates ou politiciennes de premier plan, d’autres militaires de carrière, d’autres journalistes ou encore militantes) et leurs convictions.
Aucune question n’est évitée, aucune réponse censurée.
Faut-il continuer un processus de désarmement alors que la menace se fait de plus en plus précise ?
Faut-il répondre à la provocation ou laisser le président tout fou s’énerver seul sur Twitter ?
Faut-il négocier, protéger la population en programmant la fuite dans des abris, montrer ses muscles en menaçant à son tour du feu nucléaire, ou se préparer à combattre sur le terrain conventionnel ?
Que faire du bouton rouge placé sous la main de la Présidente ?
Les réponses sont multiples, nuancées, enrichissantes.

On entend bien alors que les femmes ne sont pas des hommes comme les autres.
Si quelques-unes soutiennent des solutions militaires, elles cherchent pour la plupart à sortir du cadre imposé par l’adversaire, élever le débat au-delà des notions d’efficacité, de loyauté ou de survie.
Pour beaucoup d’entre elles, la guerre n’est que du banditisme très bien organisé.
(j’aimerais qu’on réévalue nos grands hommes de l’histoire à l’aune de cette idée : la guerre n’est que du banditisme à plus grande échelle et mieux organisé)
Une experte en géopolitique affirme même que la dissuasion nucléaire ne sert pas à protéger les populations, mais seulement à protéger des intérêts.
Que vaut cette politique de dissuasion quand sa promesse n’est que de rétablir, en doublant les millions de morts, l’équilibre comptable rompu par une première frappe adverse ?
Quelle vie envisager pour les survivants, irradiés pour la plupart et privés d’une bonne partie de la surface terrestre ?
Est-ce être encore soi-même que d’abandonner toutes ses valeurs pour avoir une chance de sauver sa peau ?
Plusieurs de ces femmes s’y refusent. Ce sont souvent celles qui, armées de leur expérience militaire, savent ce que c’est que faire ou décider la guerre et en être meurtrie à vie.

Selon les libertariens radicaux, seul est libre l’homme capable de se défendre et de défendre sa propriété. Mais se défendre en se livrant au combat décidé par un Trump ou un Poutine, est-ce encore être libre ?
Dans leur majorité ces femmes répondent non.
Être libre, ce n’est pas se laisser dicter sa conduite par un agresseur. Il existe une liberté plus vaste, bien au-delà, même si elle inclut la liberté de mourir.
Combien d’hommes l’affirmeraient et agiraient en conséquence ?
Je ne sais pas. Je veux croire, comme le rappelle une des intervenantes, que cette question n’est pas genrée.

En bon pacifiste je dirais qu’un humain n’est vraiment libre que lorsqu’il est capable d’envisager de tout changer, voire de mourir, pour rester fidèle à lui-même.
Il est facile d’être un bon pacifiste quand la guerre ne frappe pas à ma porte.
Agirai-je en conséquence le moment venu ? L’honnêteté me pousse à reconnaître que je ne sais pas. Pas encore.

En parallèle, j’ai achevé la lecture des Furtifs, du grand Alain Damasio.
La furtivité comme voie de dégagement et de défrichement pour une humanité qui refuse ce que ses grands hommes lui impose ? Pourquoi pas…

Civilisation Flee

Posted in Admiration,Réflexitude par Laurent Gidon sur 12 juin, 2022

Une séquence du documentaire d’animation Flee (clic pour replay), bien que située dans les années 90, m’a semblé parler encore d’aujourd’hui et nous poser toujours les mêmes questions.
Deux jeunes réfugiés afghans sont arrêtés par des policiers russes à Moscou. Ils n’ont pas d’argent sur eux, rien à troquer contre leur liberté à part une vieille montre. Après les avoir battus les policiers les entraînent vers leur camion stationné dans une impasse en renfoncement d’une grande avenue passante. Dans le camion attend déjà une jeune fille. Les Afghans sont précipités à l’intérieur, prennent quelques coups, mais tout s’arrête lorsqu’un capitaine apparaît, demandant avec autorité ce qui se passe.
« Ces deux-là ne veulent pas payer, mais celle-ci pourra payer d’une autre manière » répond un des flics.
Les deux gamins sont tétanisés de peur. La fille semble être ailleurs. Pas résignée, mais déjà dissociée, comme le sont parfois les victimes de traumatismes qui se sont « absentées » de leur corps le temps de souffrir.
Le capitaine fait dégager les garçons pendant que deux flics entrent dans le camion pour « s’occuper » de la fille.
La caméra recule, révélant l’impasse vide, puis l’avenue où se presse la foule – le camion policier est bien visible, les coups et les cris bien audibles – et un panoramique vers la droite montre ce vers quoi la populace se dirige : l’inauguration du premier McDonald’s de Moscou, avec musique, mascottes animales qui dansent en jetant des prospectus vers les passants, discours des responsables…
L’avenir radieux à l’occidentale ne sera pas dérangé par quelques violences et corruptions locales.

Flee de Jonas Poher Rasmussen (copie d’écran)

Tout a du sens dans cette séquence, tout peut s’appliquer à notre quotidien, plus de trente ans après.
Le renfoncement qui ne cache rien mais permet juste de ne pas voir ce qu’on ne veut pas voir, il suffit de ne pas tourner la tête.
La corruption prédatrice, capable de déshumaniser ses proies pour mieux en presser quelques gouttes de valeur ou de plaisir.
La perversion du grade et du pouvoir en général qui, au lieu de remettre de l’ordre, accentue l’injustice en l’officialisant.
La trivialité des promesses offertes par notre civilisation censée triompher de la barbarie alors que cette même barbarie se perpétue et se perpètre à quelques mètres.
L’engouement de la foule, aveuglée et assourdie par ses désirs ineptes – mais à cette époque, au sortir de soixante ans de soviétisme, même nos inepties semblaient hautement désirables.
La dissociation que le logo McDo offre aux passants hypnotisés, lesquels passants, bien que n’ayant pas de quoi se payer un Big Mac, peuvent en rêver et se croire enfin passé du bon côté de la civilisation.
Et surtout l’évidence béante de la loi du plus fort, sans contre pouvoir ni contrepartie, du côté de la matraque comme du côté du dollar.
De nombreux libertariens affirment que chacun est fondé à se défendre soi-même, à faire usage d’une force qui est par nature légitime lorsqu’on se protège. Que faire du corollaire énonçant que celui qui ne peut se défendre n’a qu’à souffrir en silence, libre de ne demander justice à personne, tout juste autorisé à se dissocier de son drame ?

Des élites russes actuelles fustigent notre occident pourri et dépravé, alors que, bien avant l’ouverture du McDo de Moscou (et de tractations financières d’une autre importance) ils baignent dans cette civilisation honnie et en jouissent sans même l’entrave d’une loi commune à respecter ou d’une colère populaire à craindre.
En introduction du film, le personnage principal – réfugié afghan maintenant adulte et diplômé – décrit ce que lui évoque le mot maison : c’est l’endroit où il se sent en sécurité, un endroit où il peut rester et qu’il n’est pas contraint de quitter.
La fille du camion n’a pas eu la chance de pouvoir considérer son propre corps comme étant sa maison.
Combien de temps considérerons-nous encore notre civilisation pourrissante comme étant notre maison ? Ou plutôt, quand aurons-nous suffisamment de courage pour la quitter, construire autre chose et nous sentir enfin en sécurité parmi nos semblables ?
Ce que nous appelons civilisation, culture ou art de vivre n’est pas un fait de nature, inéluctable, qui s’appliquerait à nous comme le passage du temps ou la pesanteur.
Il ne s’agit que de choix, souvent inconscients, mais répétés.
Comme disait Coluche, il suffirait que les gens arrêtent d’acheter pour que ça ne se vende plus : il suffirait de choisir de vivre autrement pour que notre civilisation, célébrée ou condamnée, change sans même avoir à mourir.
Mais nous préférons râler ou nous effrayer de tout changement, dissociés de nous-mêmes et de nos vrais besoins.

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Hasard, je lis Au printemps des monstres de Philippe Jaenada (respect !).

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